Megalesia 2020 | Entretiens artistiques, poétiques & féministes
Thomas de Vuillefroy
répond à nos questions
Propos recueillis par
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© Crédit photo : "Portrait de l'artiste Thomas de Vuillefoy".
Thomas De Vuillefoy peintre intimiste nous a fait un récit touchant de son parcours atypique jusqu’à sa consécration. Il a participé à la 22ème édition d’ART PARIS 2020 qui s’est tenue au Grand palais du 10 au 13 septembre.
Maggy De Coster : Parlez-moi de votre itinéraire de peintre, de vos motivations et de votre méthode ou technique de travail ?
Thomas De Vuillefoy : Cela fait très peu de temps, peut-être un mois que je comprends que je suis motivé par la mauvaise cause. J’ai été plié à 25 ans et j’ai ressenti à cette époque de ma vie une grande humiliation. Si je reviens un peu en arrière, aux alentours de 21 ans j’ai appris le dessin en classes préparatoires aux concours des écoles d’art à l’ESAG-Penninghen. À cet âge, j’avais déjà fait mon service national, travaillé plus de deux ans, financé moi-même mes études, j’avais un diplôme d’accès aux études universitaires, fait une année de droit, déjà déménagé quinze ou vingt fois ; j’étais profondément dépressif et suicidaire depuis mon enfance. J’étudiais le dessin et la peinture sans faire de plan de carrière, j’étais obnubilé par la Parabole des talents et j’avais à cœur de développer le talent qui justement m’avait été donné, c’est-à- dire le dessin. À un âge où l’on décide d’être graphiste, architecte d'intérieur, ou directeur artistique à Berlin ou une autre ville de rêve, je ne souhaitais qu'apprendre à dessiner mes enfants et je n’en avais pas encore… Donc j’étais bizarre, un loup solitaire qui aurait bien aimé avoir des amis, rire, aimer et être aimé, mais ce n’était pas le cas. Je faisais peur et pitié à la fois.
Il faut beaucoup d’énergie pour plier un homme ou une femme. C’est à proprement parler hallucinant la quantité de ressources dont dispose un individu qui lutte, je me suis fait plier quand même et j’ai connu les hôpitaux, les cliniques, l’appartement thérapeutique et l’art-thérapie dans un service de jour animé par de vrais artistes. Conjointement aux soins que me prodiguait le secteur médical, je rencontrais des amis peintres professionnels, dont Jean Pierre Cormontagne qui était plus âgé que moi et qui m’a transmis un beau regard, une analyse profonde et cultivée sur notre art, et l’exigence aussi… dans de superbes soirées de discussions autour de la dernière œuvre produite. Il était sourd à moitié au début puis complètement et nous échangions sur des papiers, nous n’avions pas un sou, cependant nous étions très riches, nous le ressentions comme tel.
Je n’aurais jamais pensé pouvoir ou décider d’être peintre lors de mes études. Le parcours heureux d’un peintre dépasse largement le petit cadre de la volonté personnelle. Il y a tellement de facteurs merveilleux qui entrent en jeu comme les rencontres où recevoir une aide au bon moment par exemple. Ce qui m’a mis sur cette piste, c’est la souffrance, une peine qui s’est transformée au fil des ans en cadeau. Je peins parce que j’en ai besoin, c’est viscéral.
J’ai quitté la Picardie et l’appartement thérapeutique où j’y avais réalisé environ deux cents travaux pour l’Aveyron. C’était en 2007, je comptais me former en taille de pierre, mon but étant d’apprendre à manier les outils et surtout de savoir comment appréhender un bloc avec la méthode adéquate. À cette époque je n’avais pas encore décidé entre la peinture et la sculpture. J’avais réalisé des modelages et exprimé une certaine habileté sur pierre : j’hésitais. Par ce CAP de tailleur de pierre j’espérais aussi me rapprocher d’un souhait profond : être utile à une personne qui se présenterait plus tard et qui serait dépressive. Donner un horizon, par le travail physique et intellectuel, tourner une page en ayant le temps nécessaire… Toutes ces années d’études avaient servi à cela. J’imaginais plus jeune rebâtir des maisons, des châteaux avec des gens fragiles comme certains chantiers remparts dont le siège est d’ailleurs en Aveyron, à Montaigu. J’ai toujours ce rêve, je connais le site que je souhaite rebâtir. J’ai le temps encore.
À Rodez, j’ai fait la rencontre de Jeanne Ferrieu, une galeriste qui m’a fait penser que j’avais tout intérêt à poser là mes valises et la servir tout en écoutant ses conseils. J’ai entamé une analyse avec une femme formidable. J’ai habité un petit village, Moyrazès environ huit ans. J’ai été accueilli par la municipalité qui m’a confié un très bel atelier. J’y ai encore des amis très précieux, François qui est psychiatre et sa femme Isabelle qui prit soin de moi comme l’aurait fait une mère pour son fils. Ces trois femmes m’ont appris à m’aimer, m’ont amené au pardon, m’ont conforté dans mes efforts, m’ont réconcilié avec la spiritualité.
À Moyrazès, j’ai inventé ma propre technique de dessin à l’encre de Chine révélé au racloir. J’ai aussi inventé dans d’autres domaines d’activité.
MDC : Quelles sont vos sources d’inspiration et quelle place l’actualité et les faits de société occupent dans votre œuvre picturale ?
TDV : Lorsque j’ai commencé à peindre mon style était torturé à la façon des expressionnistes allemands du siècle dernier. Si, mes sujets ont changé aujourd’hui davantage tournés vers la vie que vers la mort et la souffrance. Ma famille est ma source d’inspiration. Mes enfants et ma femme m’ont inspiré ce que je pense être mes meilleurs travaux. J’essaye de peindre juste-bon-vrai pour ne pas rajouter du chaos au monde en y ajoutant mes mensonges. Je fais attention à ne pas verser dans l’engagement tel qu’il est pratiqué aujourd’hui. Je suis indépendant, je ne veux rien qui puisse m’obliger plus tard. Il y a aujourd’hui un art d’État qui ne me plaît pas. Les temps sont durs pour les artistes et j’ai bien l’impression que les subventions et les projets sont donnés selon des critères idéologiques.
L’actualité me touche, du fait divers sordide, aux questions récurrentes sur l’avenir de notre pays, de notre civilisation, de nos voisins, de la planète ; et oui le monde est laid, les hommes et les femmes sont durs mais je ne veux pas le peindre puisque je l’ai sous les yeux. Sinon je ne vois pas à quoi je pourrai servir sinon prendre part à un mouvement pervers et quasi généralisé qui me fait l’effet de faire le croche-patte à l’humanité qui se retrouve de plus en plus proche du sol. J’ai nombre d’artistes dans la tête qui peignaient autrefois dans un monde qui était accro à l’amour de Dieu. Je veux être en filiation avec ces peintres-là, c’est ma façon de résister. J’ai failli faire une œuvre sur les gilets jaunes, je l’ai composée mais pas réalisée car cette violence, je la sens inscrite dans quelque chose de plus grand et ce mouvement funeste ne doit pas me regarder de trop près. Je peux être violent, tout le monde peut l’être, mais chacun est responsable de le devenir ou pas. J’ai beaucoup réfléchi à cette question de l’engagement puisque je viens de familles qui se sont illustrées pour certaines par les armes. Mais moi ça ne me regarde pas je peins ce que je ressens, ce que je veux, je ne veux pas ajouter ma pierre au conflit, je souhaite faire la paix avant qu’il y ait la guerre.
MDC : Vous avez participé récemment à l’Exposition Art Paris 2020 qui s’est tenue au Grand Palais avec cinq de vos tableaux. Qu’en est-il de votre satisfaction personnelle ?
TDV : Elle est grande, je ne peux pas dire moins. C’était une très belle exposition, j’étais le premier jour impressionné et affecté lorsque je voyais passer les gens en marchant à dix mètres, posant sur ma peinture un œil fugace. Mon travail a besoin de temps pour être regardé, c’est une peinture intimiste. Je prenais cela comme un dédain, j’ai toujours peur qu’on me mette dans une case, dans une boîte qui plus est n’est pas la mienne… ! C’est tellement dur de ne pas juger à l’emporte-pièce. Il faudrait prendre le temps de recevoir les émotions que procure l’œuvre et le visiteur n’en a absolument pas le temps. J’ai ressenti un écrasement vis-à-vis du nombre d’œuvres à regarder, elles sont si nombreuses…
Au regard de mon parcours, c’est formidable d’exposer à Art Paris en 2020 sachant que j’exposais dans la mairie de mon village sept ans auparavant. Je me réjouis de voir que les conseils que j’ai suivis furent bons et que mes efforts ne furent pas vains non plus.
MDC : Auriez-vous des modèles ou des maîtres à penser parmi les peintres tant parmi les anciens que parmi les modernes et les contemporains ? Auriez-vous un ou des thèmes ou des sujets favoris ?
TDV : Georges de La Tour est un peintre que j’aime beaucoup. J’avais eu la chance lorsque j’étais au lycée de voir une rétrospective au Petit Palais qui était magnifique. Je préfère le Maître de Lunéville au Caravage. Sûrement parce que bien que sa peinture soit très habile il me semble qu’il prend des risques que ne prend pas le Caravage. Pour ce dernier peindre est un exercice si facile qu’il y a autant de points communs entre sa peinture et les palais romains qui ont le front audacieux que la peinture de La Tour, plus en concordance avec le séjour qu’ont bâti mes aïeux. En tant que français je préférerais toujours, parce que c’est ma culture, l’ardoise fine au marbre dur. J’ai des origines italiennes que je respecte infiniment mais à regarder le Louvre, je me sens chez moi, à regarder le Vatican ou le Château Saint Ange, j’ai de la fascination pour ce qui m’est étranger.
Je suis un admiratif de Picasso, pour sa créativité et la densité de son œuvre. Il symbolise une rupture avec ce que les artistes peignaient avant le cubisme. Alors je suis fasciné et en même temps je m’en méfie. Il représente pour moi l’ogre et le bourreau. Je me méfie des révolutionnaires car rien n’est pérenne et tout est appelé à changer, à évoluer à devenir meilleur, mais je le vois dans le temps et que les révolutions sont brutales et qu’elles déboussolent plus qu’elles ne construisent. Au final dans le temps, cela peut être un ou deux siècles, meurent les choses abolies par la révolution et le socle commun ne s’en remet pas et meurt plus tard lui aussi. La peinture de Picasso je la vois personnellement un peu comme ça.
J’aime Kandinsky pour sa peinture, mais beaucoup plus encore pour ses écrits. Lui aussi est un révolutionnaire, mais il apporte à ce qui a précédé, il ouvre une porte que personne n’avait ouverte avant lui, il y passe, comprend ce qu’il fait, mais ne la referme pas derrière lui.
J’aime Pierre Soulages pour ses œuvres sur papiers qui sont pour moi des œuvres qui nous parlent du sacré dans leur langage de silence, elles élèvent l’âme rien qu’à les contempler. Je suis moins sensible à ses Outrenoirs.
J’ai la chance d’habiter en Aveyron et il y a aussi des peintres que je respecte beaucoup même si je n’ai quasiment aucun rapport avec eux, ils s’appellent Michel Girot dit Valentin et Michel Cure. Deux peintres qui m’ont donné à me construire juste en voyant leurs trajectoires, leurs œuvres dans les expositions et parfois même en me coltinant leur mépris. Tout ce qui venait de ces peintres exigeants et talentueux m’a édifié. Je regrette de voir qu’ils n’ont pas été reconnus comme ils auraient dû l’être. À mon avis les critiques n’ont pas fait leur travail, c’est un ensemble de choses qui rendent la vie dure aux peintres de ce pays qui sont peu ou mal défendus.
MDC : Vous avez été honoré à plusieurs reprises en tant que peintre qu’est-ce qui a fait la particularité de vos œuvres selon les jurys ?
TDV : Je dois reconnaître que j’ai de la chance d’avoir inventé ma propre technique. En un sens je me sens à l’abri de devoir justifier un trait, une tache, une composition, une couleur détonante, une touche et même le sujet… Je me sens libre de faire ce que je veux et ce qui me plaît. La technique au racloir donne beaucoup. Je réduis la focale au maximum. Peindre à l’huile par exemple passe par un apprentissage du mélange des couleurs primaires et du blanc magnifié par une touche que l’artiste va acquérir par la pratique de son art et qui lui sera propre. Pour ma part je ne me sers que de valeurs de gris sur des œuvres qui seront très abouties techniquement, quasiment de fait parce que je me suis beaucoup affiné en faisant des expériences et sachant ce que je peux faire et ne pas faire.
J’aimerais que la scène de genre fasse son retour. Il ne suffit à un peintre pour faire une belle œuvre de la passer par son cœur. La sensibilité de l’artiste suffit à la rendre personnelle. On peut crier sa souffrance dans des dessins torturés et être parfaitement creux et faux, tandis que trois pommes peintes avec amour, peuvent toucher l’âme et le cœur du spectateur. Je vois tant d’œuvres fabriquées pour plaire, peut-être que les jurys sont touchés par mon travail parce que je ne calcule pas quand je peins.
MDC : Quelles sont vos relations avec les galeries d’art et avec les autres peintres également ?
TDV : J’ai reçu de Jeanne Ferrieu en fréquentant quasiment quotidiennement sa galerie magnifique de La Menuiserie de Rodez une quantité folle de conseils. Elle fut mon témoin de mariage et je l’ai aidée sur cinq ans à monter et démonter des expos, j’ai été son assistant et j’ai été rétribué d’une certaine façon à parler avec elle. J’avais à l’époque l’AAH (ndlr, l’Allocation des Adultes Handicapés), je pouvais travailler bénévolement et j’en ai profité pleinement. Jeanne est une fée qui considère l’art comme le feu et l’argent comme l’eau. Cela fait treize années que j’ai la chance de la connaître et elle m’a transmis une idée élevée de la peinture, de l’art en général. Les galeristes avec lesquels j’ai la chance de travailler, je veux avoir des relations attentionnées empreintes de loyauté et d’honnêteté. J’ai besoin de travailler avec des galeries c’est indispensable aujourd’hui et je veux aussi qu’elles puissent compter sur moi. J’ai réalisé cette année que c’était aussi un métier très difficile.
Jean-Pierre Cormontagne est décédé en 2019 et je suis assez isolé des autres peintres de mon département.
MDC : Qui sont vos acheteurs ? Où peut-on voir vos toiles ?
TDV : Mes collectionneurs sont mes amis et ma famille pour commencer. Aujourd’hui ce n’est plus seulement le cas, je peux toucher par ma peinture le cœur de gens qui me sont inconnus. C’est merveilleux… Mes œuvres sont visibles à l’occasion d’une visite à mon atelier, aucun lieu institutionnel ne m’a acheté d’œuvre pour le moment.
MDC : Quel est votre emploi du temps en tant que peintre et père de famille ? En d’autres termes comment conciliez-vous ces deux attributions ? Auriez-vous un moment favori pour chacune d’elles ?
TDV : J’aime travailler et si je pouvais être dans la création toute la journée, être tout à mon travail comme je l’étais avant de rencontrer ma femme et d’avoir mes trois enfants, je le ferais. C’est un de mes défauts : c’est difficile de poser la blouse quand je rentre à la maison. Je ne décroche jamais vraiment. J’ai depuis sept ans une vie plus équilibrée à ce niveau. La famille, le travail et les amis réorganisent petit à petit une existence qui n’a pas toujours été équilibrée. Le cerveau change lentement mais il change… Ma vie de famille nourrit ma peinture qui elle-même nourrira notre vie de famille.
MDC : Arrivez-vous à vivre correctement de votre art ? Quels sont vos attentes et vos projets ?
TDV : Cela fait très peu de temps que je travaille avec des galeries. J’ai vécu sans galeries pendant plus de quinze ans, très difficilement. Aujourd’hui mon activité ne pèse pas sur ma famille. Je ne la fais pas encore vivre non plus, mais je progresse. Je suis en train de me renseigner pour avoir une aide auprès de moi, pour certaines tâches qui sont réalisables par d’autres personnes pour pouvoir me concentrer sur la création, sur le travail que j’ai à réaliser. Ce n’est pas encore d’actualité, il y a encore des caps à passer mais c’est un objectif à moyen terme.
MDC : Exploitez-vous les réseaux sociaux pour faire connaître votre œuvre picturale ?
TDV : Je suis présent sur les réseaux sociaux. Mais je ne les exploite pas bien, je les utilise davantage pour resserrer les liens familiaux et amicaux que pour ouvrir mon travail au monde. Je préfère ne pas faire de bruit et pouvoir travailler vraiment.
Exposition virtuelle
de cinq œuvres de l'artiste
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© Crédits photos : Cinq œuvres de l'artiste Thomas de Vuillefroy
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Pour citer cet entretien artistique
Maggy de Coster, « Thomas de Vuillefroy répond à nos questions », entretien inédit, Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Megalesia 2020, mis en ligne le 26 septembre 2020. Url : http://www.pandesmuses.fr/megalesia20/entretien-thomasdevuillefroy
Mise en page par Aude Simon
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