10 mai 2013 5 10 /05 /mai /2013 13:00

 

 

Article

      

 Un printemps triste et beau


(À propos de Heures de printemps de Marguerite Burnat-Provins1)


 

Catherine Dubuis

 


 


Par une journée pluvieuse de mai dans l’arrière-pays de Cannes, une femme de soixante-sept ans entreprend d’évoquer les heures d’un printemps qui ressemble à un automne. Cette femme, c’est la poète Marguerite Burnat-Provins, recluse au Clos des Pins, son mas de Saint-Jacques de Grasse. Ce « joli » mois de mai, c’est celui de la sombre année 1939, qui ouvre sur les cinq ans parmi les plus terribles que la France ait connus. La pluie ne cesse d’inonder la colline, la brume efface le paysage, les fleurs à peine nées sont aussitôt noyées sans avoir eu le temps de faire chatoyer leurs couleurs ni d’exhaler leurs parfums. La volière est dépeuplée, les parterres sont en friche. Tout concourt à dresser le portrait d’un printemps mélancolique, au sens fort du terme : la pluie obstinée, l’âge qui vient, l’imminence de la guerre, déclarée au moment où l’écrivaine entame la copie de son poème (le 2 septembre). Le ciel pleure sur la terre, un corps va à sa ruine, un monde part à la dérive.

Cette évocation prend à contre-pied tout ce que, traditionnellement, le printemps charrie avec lui : renouveau, couleurs, richesse des arômes et des fleurs, chants d’oiseaux, jeunesse de la nature. Domine au contraire le sentiment splénétique de l’appauvrissement, de la destruction, de la perte.

 Et le parti de la poète, de raconter les « heures » d’une journée (celle du 17 mai plus précisément), l’enferme irrémédiablement à l’intérieur de ces moments noyés de pluie : cette journée ne verra aucune éclaircie se lever derrière la colline, l’orage viendra redoubler l’averse qui accable depuis le matin le « jardin de misère ».

 

La colline glauque, maussade, est noyée au plus épais de ses taillis. Sur sa crête, l’encre de ce bouquet de pins, une eau-forte qui mord l’acier de la voûte, n’a jamais été plus durement noire. Le vent d’ouest me fait une écharpe glacée, je ne sais pas pourquoi je reste ici, retenue par une sorte de pitié.

 

Deux mots ici sont essentiels : « eau-forte », qui renvoie au statut d’artiste de celle qui est à la source de la déploration, statut qui lui permettra de rebondir, comme on le verra. L’autre mot, c’est « pitié », pointant au cœur cette capacité de Burnat-Provins d’être en communion avec les choses du monde, du plus humble objet à la voûte stellaire ; tout est relié dans son univers, les choses ont une âme au même titre que les êtres vivants :

 

Jardin de misère, où un géranium rose, sans feuilles, a poussé trois petites fleurs pour honorer ce mois et imiter ceux qu’il a vus l’an dernier, au-delà du mur, illuminés de touffes saines qu’on aperçoit de loin.

Jardin de misère où, bientôt, je ne pourrai plus me souvenir : Ici il y avait un prunier qu’on appelait le gros prunier, il n’en faut plus chercher la moindre trace.

[…]

Jardin de misère où se traîne ce cœur dérisoire, toujours plein de graines qu’il jette à la terre rouge, pour qu’un jour en passant quelqu’un dise : Vois cette plante, comme elle est jolie, elle a poussé toute seule, celle qui restera sur mon bien qui se meurt.

 

Retenons l’activité de la mémoire, primordiale dans la démarche de Burnat-Provins, même si elle est évoquée ici de manière négative, et l’orgueil de l’œuvre accomplie (la graine qui mûrit dans la terre), perdurant au-delà de la disparition de l’artiste.

 

Pour parachever ce portrait splénétique, il faut encore parler de la terrible solitude où se trouve l’artiste en ce mois de mai 1939. Elle précise ceci, au tout début du poème, s’adressant au printemps :

 

C’est le 17 mai, déjà. Il y a aujourd’hui vingt-neuf ans que je suis mariée, vingt-neuf fois que tu m’apparus, si différent, dans combien de parties du monde.

 

Or, cet époux qu’elle évoque si pudiquement, c’est vraiment l’Absent du texte. Il n’est fait mention nulle part ailleurs dans le poème de cet homme qu’elle a tant aimé, pour lequel elle a quitté son premier mari, jeté l’opprobre sur deux familles, au point de devoir s’enfuir de Suisse et aller se marier à la sauvette en Angleterre en 1910. Paul de Kalbermatten, le Sylvius du Livre pour Toi2, ce superbe hommage passionné au corps de l’amant, est ici passé sous silence, mise à part l’allusion citée plus haut. Mystère de la vie des couples, mystère de l’âme d’une femme, mystère du temps qui passe.

 

Elle est donc seule dans son « ermitage » du Clos, et le spectre de la mort passe :

 

Quand on est tout seul, pour qui se soigner ? Pas pour vous, n’est-ce pas, mon Dieu, qui avez inventé la vieillesse et la mort.

Oui, il faut, cependant… sinon…

Ce qui vient après « sinon », je le sais. La menace du délaissement et de la face contre terre le jour où brusquement le balancier fendu s’arrêterait.

 

Rassurons-nous : Paul sera à ses côtés quand « le balancier de rubis3» s’arrêtera définitivement, treize ans plus tard. Il faut dire aussi que cette solitude est choisie, voire revendiquée. La foule lui fait horreur, et envisager un départ du Clos suscite chez elle des cris de répulsion misanthropique :

 

Il faut détacher la barque, repartir, se crisper devant cette humanité détraquée, sans vergogne, meurtrière du respect et saoule, du matin au soir, de danger, de vitesse, de jazz, de cocktails et de vice. […] Tout de suite, une folle envie d’être ailleurs, de te rejoindre, mon Clos à peine quitté. Nous sommes des insociables parce que nous ne pouvons vivre qu’avec nous-mêmes et encore… pas tous les jours.

 

Comme on le voit, les heures de printemps sont, pour Burnat-Provins, l’occasion, le prétexte à de vastes incursions dans des domaines aussi divers que ceux de l’amour, de la mort, du temps et de l’âme des choses. Méditations poétiques et métaphysiques, qui interrogent l’énigme de l’être et celle de Dieu.

 

Cependant, nous n’avons pas oublié notre thème : le printemps. Comment va-t-il réapparaître ? Car il va réapparaître, et dans toute sa splendeur, malgré les obstacles et les intempéries. Deux forces tutélaires sont ici à l’œuvre, la mémoire et l’énergie créatrice. Grâce à ces forces, le printemps maladif et trempé de ce mois de mai 1939 va se transformer en splendeurs inattendues.

 

Gardons d’abord ce bonheur que procurent les choses simples : présence des objets familiers, inanimés et cependant pourvus d’une âme pour qui sait les entendre, repas frugal qui mijote sur le poêle, chant du rossignol malgré la pluie, appel étouffé de la huppe. Puis la vitalité de l’artiste, qui tire de ces joies menues l’élan nécessaire pour surmonter le spleen de ce printemps avorté.

Le travail du poème, ou du dessin qui vient sous les doigts, permet de redresser la tête et d’affronter l’orage qui courbe les pins et menace les frêles constructions des oiseaux. D’abord timide, à la recherche de l’« hymne » :

 

Sur la page blanche, mais ternie, noter une plainte, harmoniser une mélancolie […] chercher dans la candide agonie des pétales la raison de tant d’agonies et d’un funèbre silence, quand l’hymne devrait s’élever.

 

Le travail de l’artiste se fera plus ferme au cours de la journée, soumis à l’impérieuse pression du pouvoir créateur :

 

Au moment même où je souhaite la fin, l’impérieux s’agite, ma plume prend mes doigts ; pour l’être compréhensif et sans nom qui voudra bien se pencher dans le temps à venir, l’œuvre se poursuit.

 

Cette force qui pousse l’artiste vers l’œuvre à faire se manifeste d’une autre façon encore chez Burnat-Provins : par le rêve, dont elle tire souvent la matière de ses singulières figures de Ma Ville, ensemble que l’on a qualifié d’« hallucinatoire » et qui comptait plus de trois mille dessins à sa mort. Heures de printemps comporte un récit de rêve, qui clôt le livre, à l’évidence une manière de s’évader du présent mélancolique, mais un échec parce qu’il ramène la rêveuse au présent qu’elle a cherché à fuir. Entrée dans un palais aux multiples splendeurs, dont les parois semblent soudain se rapprocher inexorablement (souvenir de Poe ?), elle entend résonner à son oreille, par deux fois, la phrase : « On ne sort pas d’ici. » La dixième heure se ferme sur ce brutal retour à la réalité : « Le pincement au cœur est si fort qu’il me réveille. » Le livre étant inachevé (il devrait en principe aller jusqu’à la douzième heure), on ne sait qui, du spleen ou de l’idéal, aurait été vainqueur.

 

Mais la mémoire veille. C’est finalement d’elle que vient le salut, la vraie évasion dans un passé qui offre toutes les richesses et les chatoiements d’un Âge d’or révolu, certes, mais que le souvenir convoque à volonté : enfance heureuse en pays d’Artois, dans le jardin de la grand-mère, figure évidente du Paradis perdu :

 

Quatre heures à Corbéhem, dans ce domaine dont le moindre réduit m’était connu, depuis la baraque ronde au toit de chaume pointu, d’allure congolaise, jusqu’au souterrain du mulot, au passage de chats entre deux planches, sous les espaliers de pêchers.

[…] J’aimais l’heure où le jardin n’était qu’à moi. Ce qui m’appartenait, ce n’était pas ses arbres, ses semis ordonnés, sa récolte, c’était son esprit, son âme sincère et de bonne volonté, cette confiance des plantes et des oiseaux, cette lumière d’or, répandue sans compter, qui fait scintiller comme un Golconde un tesson de bouteille cassée.


 

Haute figure du Père, initiateur, confident, compagnon d’heures vivantes, et chaudes encore au cœur de la femme solitaire renfermée dans son Clos :

 

Deux heures, le jeudi… Ce départ avec mon Père […] Il parlait. Je croyais écouter Virgile. […] Ces inoubliables moments, d’une humble et fervente simplicité, devaient me constituer des richesses pour l’avenir, et il le savait. […] Mon Père…Quelquefois, dans mon écriture, un mot qui semble tracé par lui.


 

Souvenirs de l’Orient, du Liban, de l’Égypte, où, sous le soleil généreux, tout resplendit et où le poème étouffé jaillit :

 

Soleil d’Asie, dans cette chambre dénuée, tout à coup comme tu resplendis. Il fallait que je te revoie pour me ranimer puisqu’il s’est enfui ce soleil d’Europe qui ne te ressemble pas. Te rappeler et serrer contre moi ta chaleur, me croire environnée d’étincelles, brillante moi-même, le cerveau en fleur, le poème prêt à jaillir, net et luisant comme la pousse fraîche, caressant pour mon âme, verseur de rosée pour mon cœur.

Tout à coup, la puissance me revient. Ce temps misérable s’efface, c’est l’autrefois éblouissant d’une vie antérieure, mesurée sur une parfaite harmonie.

Là-bas, toujours là-bas, dans la magie de cet Orient que mon sang réclame et régénère malgré l’étouffement, tout s’allège, se sublimise, se clarifie.

 

Enfin, pour clore cette rapide étude, mentionnons l’admirable rêverie devant l’Aquarium de Monaco, sorte de condensé du rêve et du souvenir, évoquant la genèse de l’œuvre hallucinatoire, ces visages étranges qui ont accompagné, mieux, qui ont hanté l’artiste jusqu’en ses derniers jours. À l’opposé des cyprins moroses vivotant dans le bassin aux eaux troubles du jardin de misère, les êtres merveilleux de l’Aquarium mettent l’artiste au défi de rivaliser avec la nature :

 

Hallucinante expression de la fantaisie créatrice, ils sont le défi suspendu et voguant aux recherches des artistes humains. S’ils se taisent, c’est pour nous dire : Tu auras beau faire, tu ne peux pas lutter. Construis des machines, des monuments, des bijoux solides… mais notre étincelante fragilité, qui l’a faite ? Qui nous fera ?

 

Et comme très souvent chez Burnat-Provins, le spectacle de la beauté débouche sur la poignante certitude de la mort, plus bouleversante encore du fait que ces créatures n’ont conscience ni de leur splendeur, ni de leur finitude. Seule l’âme humaine est dotée de ce terrifiant privilège :

 

Ballerines volantées, météores irradiants, masses obscures comme la mort, voguent dans l’inconscience. […] Voici les pieuvres serpentines aux mille enroulements, paquets de cordes meurtrières, nouées, étirées, renouées, tâtant, roulant des points d’interrogation et refaisant leur pelote autour d’un gros œil aux aguets.

Des opales nageuses, fluides, ponctuées d’un point qui regarde, des nacres qui respirent, toutes les gammes d’un or palpitant, tous les feux des gemmes insinués parmi les souplesses de la soie se balancent dans la salure marine, au royaume du silence. […] Privés de cœur, avec au fond de leurs yeux inertes, parfois, quel mépris… ils symbolisent toutes les fluctuations de la vie, ce prisme qui porte, jointe à son chatoiement, une huitième couleur, un noir intense, une nuit.

Et, comme en bordure de la vie, ils sont dotés, on ne sait pourquoi, d’une magnificence qui s’éteindra aussi facilement que la plus pauvre chandelle.

 

 

Notes


1 Poèmes en prose, Lausanne, Plaisir de Lire, 2004. Suivi d’Heures d’été, préface de Catherine Dubuis. Toutes les citations renvoient à cette édition.

2 Vevey, L’Aire bleue, 2006.

3 Ibid., p.16.

    

Pour citer ce texte


Catherine Dubuis, « Un printemps triste et beau (À propos de Heures de printemps de Marguerite Brunat-Provins) », in Le Pan poétique des muses|Revue internationale de poésie entre théories & pratiques : «  Le printemps féminin de la poésie », Hors-Série n°1 [En ligne], mis en ligne le 10 mai 2013. 

Url.http://www.pandesmuses.fr/article-un-printemps-triste-et-beau-116293637.html/Url.http://0z.fr/1SIG9 

Auteur/Autrice

   

Catherine Dubuis, ancienne enseignante à l’Université de Lausanne, Catherine Dubuis a publié de nombreux articles critiques sur la littérature romande, ainsi que des biographies. On lui doit : Les Forges du paradis. Histoire d’une vie : Marguerite Burnat-Provins, Vevey, L’Aire bleue, 2010. (rééd. de 1999); Les Chemins partagés. La vie de Cilette Ofaire, Lausanne, Plaisir de Lire, 2007; Une femme entre les lignes. Vie et œuvre de Clarisse Francillon, Lausanne, Plaisir de Lire, 2012; Pierrette Micheloud, Montreuil-sur-Brèche, Les Vanneaux, coll. « Présence de la poésie », 2012.

   

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