Dagny Juel* |
Ingrid Junillon**
Crédit photo : Dagny Juell (image wikipedia, commons)
Dagny Juell1 Przybyszewska (1867-1901) fut une figure en tous points emblématique de la génération Fin-de-Siècle. Elle est restée dans l’histoire littéraire pour son union sulfureuse avec le poète polonais Stanisław Przybyszewski, et comme égérie du cercle berlinois Zum Schwarzen Ferkel dans les années 1890. Son destin tragique – elle devait être assassinée en 1901 par son jeune amant à Tbilissi, quelques jours avant son 34e anniversaire – achève ce portrait d’héroïne décadente. Mais derrière le mythe de la femme fatale et de la muse, un autre drame se joua en sourdine, celui d’une poétesse étouffée par un entourage trop célèbre.
Dagny Juel était une artiste. Née dans une famille de notables norvégiens, seconde dans une fratrie de filles, elle a reçu une éducation complète mais libérale. Venue à Christiania (Oslo) pour étudier la musique, elle y fréquente les jeunes bohèmes, parmi lesquels les futurs grands poètes symbolistes du nord (S. Obstfelder, W. Krahg). Dès cette époque, elle est remarquée pour sa grande beauté et ses manières libres. Ayant fait la connaissance du peintre Edvard Munch, c’est certainement sur ses conseils qu’elle part à Berlin, pour parfaire son éducation musicale en compagnie de sa sœur qui deviendra chanteuse d’opéra. Au printemps 1893, elle est introduite par Munch dans le cercle cosmopolite Zum Schwarzen Ferkel (Au porcelet noir), qui se réunit dans l’auberge baptisée ainsi par August Strindberg. L’écrivain suédois est un des piliers de ce cénacle, tout comme le poète polonais Stanislaw Przybyszewski. Autour de ces deux personnalités explosives, des poètes (Richard Dehmel, Adolf Paul…), des intellectuels (Julius Meier-Graefe…), des artistes (Munch, Gustav Vigeland…) forment une des avant-gardes les plus fécondes de Berlin, dont la fièvre créatrice se nourrit des théories de Nietzsche et de Darwin, de la naissance de la psychanalyse et des spéculations ésotériques.
Dagny bouleverse l’équilibre établi en séduisant immédiatement les membres du cercle. Après une très brève liaison avec Strindberg, c’est au magnétisme du polonais qu’elle-même succombe. Le 18 août de la même année, Dagny et Stucha se marient. Leur foyer sera, pendant leurs quatre années à Berlin, un des hauts lieux de la bohème. Pendant que Przybyszewski fascine l’auditoire par ses interprétations enflammées de Chopin, Dagny règne en muse sur le cercle. Le rancunier Strindberg la surnomme Aspasie, d’après l’hétaïre antique, compagne influente de Périclès qui encouragea les grands penseurs grecs. Il insiste avec malveillance sur les relations troubles vers lesquelles la beauté sensuelle de Dagny l’entraîne, autant que son mariage qui s’avère destructeur. Le sataniste Przybyszewski prône les délices pervers du triangle amoureux ; son ancienne maîtresse Marta Foerder, dont il a déjà deux enfants, ne lui en donne-t-elle pas un troisième après son mariage ? La situation connait une fin tragique en 1896 avec le suicide de Marta ; soupçonné d’homicide, Przybyszewski est arrêté puis relaxé. Les vicissitudes de cette union dévorante nourrissent les essais littéraires de Dagny : dans le poème en prose Rediviva, comme dans ses courtes pièces de théâtre Le Péché, La plus forte, Ravnegård.., la jalousie, le caractère illusoire du bonheur amoureux et le rapport de forces entre les sexes sont des thématiques récurrentes – tout comme elles le sont à cette époque dans les écrits de Strindberg et les tableaux de Munch. Autre sujet de souffrance pour Dagny, son statut déclaré de muse se révèle être une cage dorée et une piètre compensation au fait que ses propres ambitions artistiques ne parviennent pas à s’épanouir dans l’ombre de son mari au génie encombrant. Sa production littéraire restera modeste, avec la publication de trois drames, un recueil de poèmes et une nouvelle.
Entre 1894 et 1898, la famille – qui s’augmente de deux enfants - se partage entre Berlin et Kongsvinger, chez les parents de Dagny. En Norvège, le couple continue de fréquenter les cercles littéraires, et fait la connaissance d’Ibsen : le vieux poète et dramaturge s’inspirera d’eux dans sa dernière pièce, Quand nous nous réveillerons d’entre les morts (1899) qui traite de la confrontation tragique entre le sculpteur Rubek et son modèle et muse, Irène, qu’il a autrefois trahie dans sa quête de gloire.
C’est dans ces années-là que Dagny écrit ses pièces de théâtre en un ou deux actes. La plus forte (1896) est publiée mais refusée par le Théâtre de Kristiania. Le péché est créé en octobre 1898 à la Scène Intime Libre de Prague, et publié en tchèque dans la Moderní Revue ; traduit en russe, il sera monté par Meyerhold en 1906 dans son théâtre ambulant La Société du Nouveau Drame. Le couple de poètes exerce ainsi une influence importante sur les avant-gardes pragoises, polonaises et russes. En 1898, il s’installe à Cracovie où Przybyszewski devient le chef de file du cercle La Jeune Pologne, dirigeant la revue Życie. Dagny continue d’inspirer les jeunes membres du cercle : comme Munch autrefois, les peintres modernistes Stanisław Wyspianski et Wojciech Weiss, entre autres, font son portrait.
1900 marque la rupture définitive entre les époux ; Dagny revient dans sa maison familiale à Kongsvinger. C’est là qu’elle publie un recueil de poèmes sous le titre Sing mir das Lied vom Leben und vom Tode (« Chante-moi le Lied de la vie et de la mort », citation d’un vers de Richard Dehmel). Sa production poétique, en vers comme en prose, s’inscrit de plein pied dans l’esthétique symboliste et néo-romantique scandinave : un sentiment mélancolique omniprésent, l’intrusion du rêve et de l’imaginaire jusqu’au surnaturel, la célébration lyrique d’une nature souvent anthropomorphe, en intime communion avec les destinées humaines. Son poème Quand l’orage s’abat sur la maison… s’avère un des premiers poèmes modernistes de Norvège.
Au printemps 1901, Dagny s’établit à Varsovie. Peu après Pâques, elle part avec son fils Zenon et son jeune amant Władisłas Emeryk en voyage en Géorgie. Dans des circonstances encore troubles, le 5 juin, à Tbilisi, Emeryk l’abat d’une balle avant de retourner l’arme contre lui. De ses anciens admirateurs, c’est Munch qui lui rendra l’hommage le plus loyal, témoignant dans un article avec tendresse et nostalgie de leur amitié : « Elle allait parmi nous droite et libre, nous encourageant et parfois nous consolant, comme seule une femme peut le faire, et son apparition avait un effet apaisant et en même temps stimulant. C’était comme si sa seule présence donnait de nouvelles impulsions, de nouvelles idées, et réveillait le besoin de créer qui sommeillait »2.
Sources
|
* Voir aussi la présentation en anglais de Dagny Juel sur le site du Kvinnemuseet, dans sa maison familiale de Rolighed à Kongsvinger : url. http://www.kvinnemuseet.no/?q=node/47. ** Je tiens à remercier Lisbeth Chumak, du Musée de la Femme de Kongsvinger, ainsi que Helle Waahlberg, pour leur aide amicale. |
Bibliographie |
Dagny Juel, Samlede tekster, Kulturforlaget, BRAK, 1996.
|
Monographies |
M. Nag, Kongsvinger-kvinne og verdensborger; Dagny Juel som dikter og kulturarbeider, Kongsvinger 1987. M. K. Norseng ; Dagny Juel, kvinnen og myten, Londres-Seattle, 1992. K. Valla, Skuddene i Tbilisi – i fotsporene til bohemen Dagny Juel, Kagge Forlag, Oslo 2006. L.C. Hovelsaas Nerli, Gotisk modernisme og kvinnelig Subjektivitet i Dagny Juel Przybyszewskas forfatterskap, mémoire de master, Université d’Oslo, 2011. |
Notes |
1 Le patronyme d’origine de Dagny est Juell mais elle le transformera en Juel. |
Pour citer ce texte |
Ingrid Junillon, « Dagny Juel » , in Le Pan poétique des muses|Revue internationale de poésie entre théories & pratiques : Dossiers « Poésie des femmes romandes », « Muses & Poètes. Poésie, Femmes et Genre », n°2|Automne 2012 [En ligne], (dir.) Michel R. Doret, réalisé par Dina Sahyouni, mis en ligne le 31 octobre 2012. Url.http://www.pandesmuses.fr/article-n-2-dagny-juel-110346896.html/Url. http://0z.fr/JVYLb |
Pour visiter les pages/sites de l'auteur(e) ou qui en parlent |
http://www.lr2l.fr/agenda/ingrid-junillon-edvard-munch-face-henrik-ibsen.html
|
Auteur(e) |
Ingrid Junillon, née en 1972, est spécialiste de la culture scandinave. Elle a publié sa thèse d'histoire de l'art, Edvard Munch face à Henrik Ibsen : impressions d’un lecteur, ainsi que plusieurs articles sur l’art et la littérature symboliste. Elle a enseigné dans différentes universités et est actuellement directrice des expositions au musée Fabre de Montpellier. |