[invitée de la revue]
Texte inédit
Femmes poètes
de la Belle Époque
et formes musicales[i]
Patricia Izquierdo
De 1900 à 1914, de nombreuses « poétesses » comme on les appelait alors publièrent des recueils poétiques à succès dont certains titres reprenaient des vocables musicaux : Intermèdes de Marie Krysinska, Études et préludes de Renée Vivien, Chansons rustiques et Cantique d’été de Marguerite Burnat-Provins ou encore Variations d’un cœur pensif de Cécile Périn.
Ce qui frappe aujourd’hui, c’est la musicalité et la sensualité de cette poésie qui explique à la fois le succès et la virulence des critiques rencontrées à l’époque devant l’une des premières expressions du corps de la femme : le poème est voix, chant et danse.
La Bruxelloise Jean Dominique, Gérard d’Houville, la fille de José Maria de Hérédia, ou Renée Vivien sont encore sous l’influence du symbolisme qui connaît une résurgence intéressante en ce début de vingtième siècle, mais d’autres raisons plus idiosyncrasiques expliquent cette congruence : la culture musicale parfois étonnante de ces femmes dont quelques-unes s’essayèrent à la composition, et leur perfectionnisme stylistique inspiré de leur passion pour la musique qui les pousse à travailler certaines formes musicales, notamment la chanson, la ronde, le virelai et les stances.
Musique et poétique
Les soixante-quatre recueilsiianalysés de cette époque présentent une poésie lyrique où la voix devient chant et s’accompagne volontiers de musique.
Cette caractéristique s’ancre dans la pratique aristocratique parisienne à la mode des récitations poétiques, effectuées par des comédiennes ou par les poétesses elles-mêmes, parfois accompagnées au piano, et s’appuie sur l’importance accordée à la déclamation lyriqueiii. Mais c’est surtout la personnalité de certaines d’entre elles qui l’explique.
Beaucoup comme Judith Gautier, à l’instar de Flaubert et son « gueuloir », déclamaient leur poésie en même temps qu’elles créaient et scandaient plusieurs fois le poème. Même Jean Dominique, si réservée, avait l’habitude de lire à haute voix ses poèmes et de les offrir à ses amis :
Nous irons cadencer nos trop vives pensées
Le long des sables clairs où les vents sont légers.
Venez, voici le livre et voici mon baiser,
Je vous lirai des vers, mais vous, vous chanterez iv
Écriture, lecture à haute voix et chant sont indissociables, d’autant que nous comptons trois musiciennes, la compositrice Polonaise Marie Krysinska qui jouait et chantait au Chat noir, la fille de Théophile Gautier, Judith, qui composa des opéras et des poèmes dramatiques lyriques, Renée Vivien, pianiste douée qui s’efforça à la même rigueur en poésie ; ainsi que de nombreuses amatrices de piano comme Lucie Delarue-Mardrusv.
De très nombreuses références musicales parcourent leurs poèmes, des musiciens classiques, Lully et Rameau (Marie Krysinska), Bach et Gluck (Lucie Delarue-Mardrus et Judith Gautier), Mozart (Hélène Picardvi, Marie Dauguetviiet Cécile Sauvageviii), et le préromantique Mendelssohn. Ceux du XIXesiècle apparaissent plus fréquemment, Schubert (Hélène Picard), Beethovenixsurtout, et Wagner (Judith Gautier, Hélène Picardx), des romantiques le plus souvent, le compositeur Berlioz et les pianistes, Meyerbeer, et,dansla génération fétiche de 1810, Schumann (Hélène Picard), Liszt et Chopin, le plus adulé, le « doux musicien » auquel Natalie Barney rend un hommage émouvant dans Actes et Entr’actes, avec « Soir de pluie ». La musique est une consolation, et le musicien, empathique, élégiaque, apaise. Apparaissent aussi les romantiques allemands postérieurs à Wagner : Brahms et Mahler, contemporain puisqu’il mourut en 1911.
Lucie Delarue-Mardrus, en 1910, dans Par vents et marées (« Appel, un soir », p. 75), interpelle Bach, Schumann, Beethoven et Gluck dans un poème emblématique de cette relation intense et charnelle que nouaient les poétesses de l’époque avec la musique :
Venez, Bach, vous Schumann, vous Beethoven, vous Gluck,
Vous les seuls vrais amants de notre âme anxieuse,
[…]
Venez à nous : voici notre être inapaisé.
Musique, ô charnelle, ô baiser,
Prends, brises, tords la lyre ardente que nous sommes,
Ô toi, tout ce que nous voulons !
Renée Vivien et Judith Gautier permettent de montrer l’influence profonde et diverse de la musique sur l’écriture poétique.
Contrairement à beaucoup de ses consœurs, Renée Vivien, excellente pianistexi, n’aime ni Debussy, ni Ravel et ni Fauré. Elle préfère les romantiques, les post-romantiquesxii, et surtout la musique de l’Antiquité grecquexiii : « À l’image de la poésie grecque, il est impossible de dissocier chez Vivien le poème et le chant ». Ses trois musiciens de prédilection sont Chopin, Beethoven et bien sûr Wagner qu’elle écoute régulièrement à Bayreuth. Elle est capable de chanter de mémoire les leitmotive de ses opéras. Chez elle, trônent leurs trois bustes avec ceux de Bach, Schumann et Meyerbeer.
Son premier recueil de 1901 au titre révélateur, Études et préludes, se clôt sur un poème intitulé « Nocturne »xiv. La référence à Chopin revient en 1905 dans Une femme m’apparutxvoù San Giovanni, avatar de Renée Vivien, avoue (p. 59) « ‘À mon grand regret inlassable, je ne suis point musicienne’, ‘La Musique n’est pour moi qu’une évocation. Et pourtant, comme la Mer, elle est l’Infini… La Musique est une suggestion. Je me souviens de quelques strophes en prose que m’a dictées un nocturne morbide de Chopin ».
Renée Vivien était obsédée par la musique de la forme poétique juste, et confia à Natalie Barney, dans une lettre du 16 mars 1900 : « je trouve que les vers corrects ont plus de musique »xvi. Cette préoccupation explique aussi son rejet du vers librexviiet sa quête de musicalité dans le modèle de la strophe saphique. Celle qui déclarait « Mon Ciel, à moi, est contenu tout entier dans ce mot : Musique, et mon Enfer dans ce mot : Discordance » a passé ces dernières années à retravailler ces vers dans le sens d’une plus belle harmonie, sans jamais se satisfaire du résultat. Elle préférait la musique des Kitharèdes à celle de son époque trop dissonante.
Judith Gautier travailla encore plus la musicalité de ses vers. Petitexviii, malgré son ascendance, elle ne manifesta guère de talent musicalxix ; elle jouait du piano avec sa sœur Estelle et appréciait Mozart, Bach, Gluck, Beethoven et Weber, les grands classiques et les romantiques allemands. Meyerbeer venait souvent voir sa mère Ernesta. Tous les dimanches, en 1861-1862, elle allait avec sa sœur au concert Pasdeloup au cirque d’hiver, écouter Mozart, Weber et Beethoven.
Sa rencontre avec Wagner, son attirance pour les poèmes orientaux et sa recherche d’un spectacle total − elle réussit à monter Parsifal dans son théâtre de marionnettes − expliquent son exigeante fascination.
En 1911, elle rend hommage « À Richard Wagner » « le jour de sa fête » (Poésies, p. 38) :
Dans ta grandeur superbe, ô maître, je te plains.
Car semblable au soleil qui dans l’azur s’élève,
Flambeau vivant, tu vas vers ton farouche rêve
Par une voie inaccessible à nos chemins
Judith aperçoit Wagner le 13 mars 1861, à la première de Tannhäuserxx ; elle rêve de le rencontrer, le défend dans des articles retentissants et lui rend visite à Tribschen en 1869, avec deux autres inconditionnels, son mari, Catulle Mendès, et Villiers de l’Isle-Adam. Il compose alors Siegfried et leur en chante des extraits. Dès lors, elle noue avec lui une amitié indéfectible ; elle retourne le voir en 1870 puis en 1876 à Bayreuth et en 1882, à la première de Parsifal, qu’elle traduitxxi, un an avant la mort du maître. Elle avait joué du piano à quatre mains avec lui et était la marraine de son fils (né en 1870). Elle avait publié en 1882 Richard Wagner et son œuvre poétique depuis Rienzi jusqu’à Parsifalxxii ; elle écrivit en outre un volume de souvenirs Auprès de Richard Wagnerxxiii. La mort du « Maître »xxivn’épuisa pas sa curiosité musicale : elle fut ensuite critique musicale, et s’amusa, avec Bénédictus, à faire connaître en France des musiques exotiquesxxv. Grâce à Wagner, elle avait aussi rencontré Liszt et Saint-Saëns.
Une autre découverte, simultanée, renforce son intérêt pour la musique et la voix, les poètes chinois du VIIIesiècle. Leurs vers isométriques possèdent une césure et des rimes ; ils sont répartis en quatrains et se récitent accompagnés du « Kiné », la « lyre chinoise »xxvi. Elle s’ingénie à les traduire, en privilégiant leur musique. C’est d’autant plus indispensable que les chinois chantaient leurs vers et ne les imprimaient pas : « c’est de bouche en bouche qu’ils devenaient célèbres et populaires »xxvii. Le résultat de ce travail considérable constitue son premier recueil de vers, Le Livre de jade qui paraît en 1863.
Jusqu’à la fin de sa vie en 1917, elle approfondit l’oralité et à la dimension phonique et rythmique du poème et le compliment qu’elle fit à Pierre Louÿs à propos de sa Poétique pourrait aussi s’appliquer à ses poèmes : « le son avant les mots, le rythme avant la phrase »xxviii.
La première partie de Poésies en 1911, « Rites divins » le prouve, « L’Hymne à Vichnou » (p. 7) est sous-titré « Danse des bayadères ». Les premiers vers insistent sur la portée incantatoire du poème :
Que ma danse et mon chant, rythmés par le tambour,
T’éveillent, roi des dieux, qui brilles sous cent voiles !
Les vers, cadencés, scandent des prières : la musique, comme la danse, élèvent l’âme et lui ouvrent l’au-delà mystique ou divin. La « Prière au Dieu de la guerre » (p. 11) insiste sur le pouvoir archaïque des incantations et de la danse. Le poème devient « L’hymne saint qu’accompagne la lyre » (p. 21) et le poète lui-même vibre « comme une harpe d’or » (p. 22). Le poème « Conseils » (p. 35) égrène ses préceptes :
Chante ! Et pour le poème accorde bien la lyre,
Car l’instrument faussé ne saurait plus le lire :
Ta grâce est un reflet de la divinité.
C’est enfin sa fascination pour un spectacle total, l’opéra ou le théâtre lyrique, qui explique la dimension musicale et orale de sa poésie.
Elle écrivit elle-même un opéra, La Sonate du clair de lunexxix, en un acte, sur une musique de Bénédictus. La dernière section de Poésies en 1911, « Pour la lyre » se compose de poèmes lyriques, destinés à la scène, accompagnés de musique. Le premier est un « Fragment d’un monologue lyrique » demandé par Gounod. Le deuxième est un « Poème en trois parties » dédié à Bénédictus, « Les noces de Fingal », couronné au concours Rossinixxx. Ces poèmes en alexandrins ou octosyllabes présentent des combinaisons de rimes variées, suivies, embrassées ou croisées. Leur mise en page offre de nombreuses similitudes avec celle d’une pièce de théâtre. Ce genre hybride était très prisé par cette admiratrice de l’opéra et du théâtre : « La belle Aude » est un « Poème lyrique » comme « Anne de Bretagne », dédié à la Duchesse de Rohan. « La morte amoureuse » enfin, d’après la nouvelle éponyme de son père, est sous-titré « Opéra fantastique ».
Ces deux « poétesses » prouvent l’interaction essentielle entre la fascination pour la musique et les incidences directes sur leur poétique. Voyons maintenant de plus près certaines formes musicales particulièrement représentées dans les poèmes de femmes à la même époque : la chanson, la ronde, le rondel et le rondeau, et le virelai.
Formes musicales privilégiées
Plusieurs formes parfois érigées au statut de genre qualifient les poèmes lyriques privilégiant l’oralité et le chant. Caractérisées par la répétition de structures syntaxiques et phoniques, elles s’agrémentent parfois de couplets et refrains. Dans les soixante-quatre recueils étudiés, apparaissent par ordre de fréquence la chanson, la ronde et ses dérivés (le rondel, le rondeau) et le virelai.
Trois raisons expliquent la prépondérance du genre de la chanson : une tradition féminine orale et romantique, la mode des cabarets et des chansonniers, la sensibilité de certaines qui firent des recherches expérimentales fines comme Renée Vivien et les Kitharèdes, ces joueuses de cithares de l’Antiquité, ou voulaient simplement se divertir comme Jean Dominique.
Tout poème peut être considéré comme une chanson, Anna de Noailles rend hommage à « tous les bons faiseurs de chansons », Villon, Verlaine, Henri Heinexxxi. Mais le genre littéraire de la chanson paraît particulièrement séduire les femmes poètes : Pernette du Guillet à la Renaissance (dans ses Rymes) et Marceline Desbordes-Valmore en 1830 (Poésies) et 1833 (Pleurs), illustrent déjà cette affinité.
Ce genre connut en outre un renouveau étonnant à la fin du XIXesiècle, grâce aux cabarets et aux chansonniers, comme Rodolphe Salis, Emile Goudeau, ou encore Aristide Bruant. Cette mode influença de nombreux écrivains, Jules Laforgue, Jehan Rictus, Charles Cros, Jean Lorrain, Jean Richepin et Marie Krysinska qui côtoyait le monde interlope des Décadents et du Chat Noir au point d’être surnommée la « Calliope du Chat Noir »xxxii. Musicienne avant tout, elle chantait et s’accompagnait au piano quand ce n’était pas Debussy ou Rollinat qui jouaient. Elle s’affirma comme un auteur-compositeur-interprète remarquable et poussa le plus loin l’exigence d’oralité musicale : un bon poème doit être écouté puis écrit. Elle vivait chaque soir cette expérience en livrant ses inventions aux auditeurs du Chat Noir. Aucun enregistrement n’existexxxiii. Nous avons analysé, par ailleurs, son recueil de 1904 au titre significatif, Intermèdes, qui présente de nombreuses chansons. Le pittoresque, selon elle, permet de créer le rythme, et repose sur la Dissonnance [sic]xxxiv, à l’exemple de la musique contemporaine :
la musique moderne, avec ses larges récitatifs, ses dissonances voulues, sa recherche de l’inattendu, ne semble-t-elle pas inviter aussi la phrase poétique à se faire diverse, amplifiée comme elle, pour des unions heureuses ? xxxv
Pourtant, c’est plus la veine symboliste qui l’influença. Les chansons d’Intermèdes sont loin de la gouaille des cabaretsxxxvi, les registres de langue sont courants, voire soutenus. Le référent temporel est souvent l’Antiquité ou l’âge classique (« Deux danses anciennes, XVIIesiècle »). L’appellation « chanson » recouvre chez elle des poèmes très variés, de tonalités diverses, et dont la structure même ne ressemble pas toujours à la chanson traditionnelle avec refrain et couplets, ce que l’on trouve chez Jean Dominique.
Jean Dominique
Jean Dominique publia des chansons simples voire populaires ou enfantines. Dans La Gaule blanche, elle publie « Chanson » de juin 1902 (p. 64) :
Le bateau sentait le thé
Quand nous traversions la mer,
À deux, à trois, pour aller
À Folkestone, en Angleterre .
Le leitmotiv est posé d’entrée de jeu : le dernier octosyllabe va jouer le rôle de refrain, modulé ou simplement répété six fois, une à deux fois par strophe. La simplicité du vocabulaire et du motif central (boire un thé en Angleterre), l’emploi de l’octosyllabe, caractéristique de la poésie lyrique depuis Chénier, la répétition de tours syntaxiques liée à l’énumération d’objets, le fil chronologique et l’écho de la dernière et la première strophe créent un effet de ronde, de ritournelle, ou de comptine pour enfant. Ce poème sans prétention qui tourne en rond, manie avec subtilité l’art de la variation musicale et correspond très bien à la définition que donnait Jean Schlumberger de la poésie de Jean Dominique : « on ne saurait trouver poèmes plus dépourvus de sujets ; c’est par leurs tonalités, comme des morceaux de musique, qu’il faudrait les déterminer ». En effet, à la ténuité de l’argument suppléent la musicalité de la voix, la couleur du timbre. La musique, Chopin, et la peinture, celle de Watteau, sont plus proches de ces morceaux que tous les commentaires techniques :
Je sais que l’analyse la plus serrée et la plus respectueuse ne saurait expliquer l’envoûtement innocent et léger de cette poésie, et que toujours il resterait en elle quelque chose d’indéfinissable, et d’insaisissable, d’autant plus précieux peut-être, d’autant plus authentique
affirme Francis de Miomandre, dans l’hommage qui ouvre ses Poèmes choisis (p. 7), après avoir souligné la « musique sourde et ravissante » de ses vers.
Mais d’autres formes, plus rares et plus codées, apparaissent également chez les poétesses de la Belle Époque et que l'on peut qualifier de formes musicales secondaires. Cela est par ailleurs constitue l'objet de notre investigation ci-dessous.
Formes musicales secondaires : le virelai, le rondel et les stances
Elles témoignent d’une attention technique rarement soulignée par la critique contemporaine.
Le virelaixxxviidésigne à l’origine une danse puis un poème court, sur deux rimes, avec refrain. Il tombe en désuétude au XVesiècle, mais il est à nouveau utilisé par des poètes secondaires des XVIeet XVIIesiècles. Cette construction rare est reprise à la Belle Époque par celle qui semble pourtant la plus dilettante, Natalie Barney. La section intitulée « Aux passantes, ces paroles à leur image » dans Actes et Entr’actes de 1910, s’ouvre sur un « Virelai nouveau ». Elle redonne une jeunesse à cette forme médiévale, sans respecter entièrement toutefois les contraintes d’origine : le poème est construit avec quatre strophes (4-3-4-8 octosyllabes), sur deux rimes [abaa-bab-aaba-abaaabab] en « oir » et « ul ». Un vers joue le rôle de refrain : « Femmes qui passez dans le soir » (vers 1-4-11-18) et les deux premiers vers inversés fournissent la chute :
Femmes qui passez dans le soir
Sous un manteau de crépuscule
Le deuxième vers est repris également en fin de deuxième strophe. L’ensemble, rythmé et harmonique (le tissu phonique est serré grâce à de nombreuses homophonies internes vocaliques, nasales ou non), crée une mélodie chantante et dansante.
La ronde qui est aussi une danse est fréquente. La forme médiévale d’origine ou celle, très codée, de Clément Marot n’apparaissent pas. Mais nous avons des variations caractérisées par la reprise en fin de poème des premiers octosyllabes (la « Ronde de mai » de Marie Krysinska). Voici le premier et le dernier quatrain d’une ronde triste de Cécile Périn, « J’ai vécu » (Variations du cœur pensif, p. 116) :
J’ai vécu passionnément
Et mon cœur épuisé se brise.
Je suis plus faible qu’une enfant
Aux bras de la Douleur surprise.
[…]
Je suis plus faible qu’une enfant.
Endors-moi, ô Douleur surprise.
J’ai vécu passionnément
Et mon cœur épuisé se brise
L’habileté du procédé se renforce d’un chiasme sémantique entre la locutrice et la Douleur par l’intermédiaire de l’adjectif qualificatif « surprise » qui glisse du « j’ » à la Douleur.
Cet embrassement des strophes métaphorise le bercement de l’enfant dans les bras de la Mère-Douleur. Ainsi, que la tonalité soit légère ou grave, la ronde est toujours associée à l’harmonie et à la paix.
Lucie Delarue-Mardrus se montre plus audacieuse, en reprenant une structure poétique médiévale codée : le rondel. Toutefois, elle opte pour le modèle simple, voici « Rondel d’automne » :
Les oiseaux sont comme des fruits
Sur les arbres morts de Novembre.
Leur petite pose s’y cambre
Dans la brume où meurent les bruits.
Autour d’eux, les rameaux détruits
Bercent trois feuilles couleur d’ambre ;
Les oiseaux sont comme des fruits
Sur les arbres morts de Novembre.
Et nous, ayant bien clos nos huis,
Voyons, aux vitres de la chambre,
L’automne roux qui se démembre,
Où, perchés, faute de réduits,
Les oiseaux sont comme des fruitsxxxviii
Ce poème en deux quatrains plus un quintil d’octosyllabes [abba abab abbaa], sur deux rimes, respecte exactement le modèle institué. Mallarmé en écrivit de semblables. Occident proposait déjà en 1901 une section complète de rondels (pp. 155-165) construits à l’identique, que Lucie dédie « À [sa] mère ». Les sujets sont concrets, humbles, liés aux végétaux, aux animaux ou aux objets : le poème « Les ombelles », « Toutes rondes et toutes belles »xxxix, « Les crabes », « Les papillons » qui dansent un « quadrille », « Le cochon d’Inde », « Les petits souliers » « rangés en rond » à Noël, « Les hiboux » « ouvrant leurs yeux ronds », « Les bourdons », « Les souris » qui dansent « autour de mon livre », et « Les chansons d’autrefois » « près des berceaux/Ouatés et tout ronds comme des nids d’oiseaux ». La recherche phonique et la structure rigoureuse confèrent un rythme et un charme désuet à ces courtes chansons toutes rondes que la ténuité de l’argument ne dessert pas. La simplicité enfantine de ces ritournelles apporte une note de fraîcheur candide.
Elle s’est également essayée au rondeau, toujours dans Occident, (p. 180) : « Rondeau pour ses mains ». La structure diffère nettement : nous retrouvons les deux rimes mais la première des trois strophes d’alexandrins de cinq, quatre et six vers, s’ouvre sur « Vos belles mains », simplement repris en fin des deux autres. Le thème médiéval est orné de pierreries.
Un autre genre poétique propose également un balancement propice au chant et à la danse, les stances, qui simplifient l’ode anacréontique chère à Ronsard et à Hugo, deux maîtres pour ces poétessesxl. Leur dilection marquée pour cette forme prouve également leur néo-classicisme et leur recherche lyrique : à l’origine, le mot est synonyme de strophe, mais au XVIIesiècle, il désigne les passages lyriques des pièces classiques (par exemple les stances de Rodrigue dans le Cid) qu’elles apprécient particulièrement. Par la suite, la construction hétérométrique distingue la stance de la strophe et permet une alternance ou un balancement propice à la fois au rythme et aux effets de style. C’est particulièrement le cas chez les symbolistes et dans les Stances de Jean Moréas.
Natalie Barney, dans Actes et entr’actes (« Couple »), fait alterner alexandrins et hexasyllabes, répartis en vingt-trois stances de quatre vers, sur deux rimes : abbb-accc. Le balancement veut reproduire la démarche chaloupée du couple de femmes qu’elle décrit :
Se tenant par la taille − ainsi que deux bouleaux
Reliés par deux branches −
Elles vont, ondulant leurs têtes et leurs hanches…
Leurs féminines hanches
Le rythme binaire est renforcé par la répétition systématique du même mot en homophonie finale des vers 3 et 4 de chaque stance, comme un écho ou un miroir de l’une à l’autre. Voici les deux dernières stances :
Elles ont, d’un élan plus divin qu’animal,
Sous les vastes silences,
Joint avec des baisers leurs belles ressemblances,
Toutes leurs ressemblances.
Et par delà la terre, et le bien, et le mal,
Elles vont, diaphanes
Et troublantes, et ceux qui les jugent profanes
Sont eux-mêmes profanes
De nombreux autres poèmes d’Actes et Entr’actes reprennent le modèle des stances : « La chambre vide », « Légèrement », « Camaraderie », à la fois balançant et dissonant. Cette binarité structurale permet de mettre en relief un accord ou une discordancexli ; en ce sens, elle est foncièrement lyrique. C’est pourquoi elle est si fréquente, Anna de Noailles l’emploie dans Les Éblouissements et Gérard d’Houville nous livre « Stances aux dames créoles » dans ses Poésies (p. 42), un hommage à ses aïeules qui jouent aussi sur le balancement :
[…]
Grand’mères mortes, et jadis des ingénues
Aux bras si frais,
Jeunes et tendres que je n’ai pas connues
Même en portraits,
[…]
La chaleur trop ardente entr’ouvrait les batistes
Sur leur sein blanc,
Elles se balançaient, paresseuses et tristes,
En s’éventant
La forme des stances correspond aux états d’âme ambivalents souvent déchirés entre joie et mélancolie, présent et passé, plaisir de vivre et angoisse de la mort.
Cette heureuse imbrication de la poésie écrite par ces femmes à la Belle Époque et de certaines formes musicales redonna un souffle évident au lyrisme poétique après le symbolisme et bien avant le surréalisme. Cette trinité souvent mystique, chant musique et danse, laissa une empreinte précise dans le paysage artistique du début du vingtième siècle.
Ce travail n’est pas spécifique aux femmes poètes de l’époque, nous trouvons des accents communs chez Jean Dominique et Verlaine, Laforgue ou Francis Jammes, et nous voyons des procédés équivalents chez Maeterlinck, Henri de Régnier ou Paul Claudel, en attendant Paul Valéry.
Trois influences notables expliquent cet engouement : le symbolisme bien sûr mais aussi les résurgences du romantisme ou plutôt des romantismes en incluant le romantisme allemand et le préromantisme, et également le néoclassicisme et l’Antiquité païenne et hellénique. À un moindre degré, pour Marie Krysinska, la mode des cabarets de Montmartre.
Cette poétique musicale conféra une légitimité culturelle bien utile à ces femmes si dénigrées à l’époque et leur permit d’exprimer leur sensualité de façon raffinée.
La recherche de convergences rythmiques et mélodiques confirme également leurs préoccupations stylistiques que de nombreux contemporains niaient. Il est important aujourd’hui de les (re)découvrir.
i Cet article inédit résulte d’une communication que j’ai effectuée lors du passionnant colloque organisé par Eric Lysøe en 2010 à Clermont-Ferrand: « Genres littéraires et formes musicales ».
ii Voir Patricia Izquierdo : Devenir poétesse à la Belle Époque, L’Harmattan, 2009. Cette étude littéraire, historique et sociologique analyse les parcours de Natalie Barney, Marguerite Burnat-Provins, Gérard d’Houville, Marie Dauguet, Lucie Delarue-Mardrus, Jean Dominique, Judith Gautier, Marie Krysinska, Amélie Murat, Anna de Noailles, Cécile Périn, Hélène Picard, Cécile Sauvage, Renée Vivien.
iii L’un des modèles le plus cité est Sarah Bernhardt que Lucie Delarue-Mardrus admire : « Ô Sarah ! dont la voix a le timbre des lyres » (Occident, Paris, édition de la revue blanche, 1901, p. 174).
iv Jean Dominique, L’anémone des mers, Paris, éd. Mercure de France, 1906, p. 63. Jean Dominique, alias Marie Closset, emploie fréquemment le distique qui favorise la cadence grâce au rythme binaire.
v Voir Patricia Izquierdo : « Une femme poète à redécouvrir: Lucie Delarue-Mardrus », in Regards sur la poésie du vingtième siècle, tome 1, éd. Presses Universitaires de Namur, éditions Poiêtês, collection « Essais/recherche », sous la direction de Laurent Fels, 2008, pp. 169-185.
vi Hélène Picard, Les fresques, Paris, éd. Sansot, 1908, « La poésie », p. 30.
vii Marie Dauguet, Par l’amour, Paris, éd. Mercure de France, 1904, p. 319.
viii Elle le cite dans Primevère, son ultime recueil inachevé.
ix M. Burnat-Provins, J. Gautier, M. Krysinska, L. Delarue-Mardrus, A. de Noailles et R. Vivien.
x H. Picard, ibid, p. 43.
xi Dans une lettre du 21 mai 1894, adolescente, elle confiait à Marie Charneau : « Je joue du piano, j’étudie deux heures par jour et je fais des gammes ».
xii Voir Sylvie Croguennoc « Renée Vivien ou la religion de la musique », Romantisme, n° 17, 1987, pp. 89-100.
xiii S. Croguennoc précise que Renée Vivien vouait « un culte passionné à la musique de l’Antiquité grecque et, à l’exclusion de toute autre, à celle de l’Àcole saphique dont elle s’efforcera de ressusciter, à travers ses propres poèmes, la Magie », op.cit., p. 89.
xiv C’est l’un des titres les plus fréquents ; voir Lucie Delarue-Mardrus (Occident, Paris, éd. La revue blanche, 1901, p. 218 et Ferveur, Paris, éd. La revue blanche, 1902, p. 130, La figure de proue, Paris, éd. Fasquelle, p. 112 et p. 266), Anna de Noailles (Les Éblouissements, Paris, éd. Calmann-Lévy, 1907, p. 362), Marie Krysinska (p. 164) et Jean Dominique (L’anémone des mers, ibid., p. 77). Gérard d’Houville écrit « Prélude » dans Poèmes, Paris, éd. Grasset, 1931, p. 15.
xv S. Croguennoc rappelle que la première édition de ce roman contient en tête de chapitre une citation musicale choisie parmi les auteurs préférés de Vivien « et qui prétend résumer les lignes qui la suivent » (op.cit., p. 100).
xvi S. Croguennoc (op.cit. , p. 92).
xvii Voir Patricia Izquierdo : « Les femmes poètes de la Belle Époque et le vers libre » in Le vers libre dans tous ses états Histoire et poétique d’une forme (1886-1914) sous la direction de Catherine Boschian-Campaner, éd. l’Harmattan, 2009.
xviii Voir Le Collier des jours paru en 1902 réédité chez Christian Pirot en 1994.
xix Elle était issue d’une famille de musiciens et d’artistes lyriques de premier plan, les Grisi de Milan. Carlotta, sa marraine, était danseuse, Giuditta, chanteuse d’opéra, Ernesta artiste dramatique et cantatrice, et Giulia actrice et artiste lyrique. Voir Le collier des jours, ibid., p. 20.
xx Anne Danclos, La vie de Judith Gautier, égérie de Victor Hugo et de Richard Wagner, éd. Barré et Dayez, 1990, p. 35.
xxi Un article paru dans Le Temps du 23 février 1914 intitulé « Les Grandes et Petites Querelles de Richard Wagner », raconte la collaboration nécessaire pour cette traduction. Cet article est repris à la fin du volume de souvenirs sur Wagner, (pp. 241-248). Malgré les réticences extrêmes du Maître, Judith s’en sortit en 1881, et Wagner fut finalement satisfait. Après une traduction littérale publiée en 1893, Judith proposa une traduction nouvelle s’adaptant à la musique en 1898 et 1900. La traduction et la correspondance parurent en 1914. Le livret seul fut aussi réimprimé en 1914.
xxii Ce livre, très rare aujourd’hui, est paru chez Charavay frères.
xxiii Cet ouvrage de souvenirs (1861-1882) paru en volume au Mercure de France en 1943, faisait déjà partie du Troisième rang du collier, le troisième tome de souvenirs de Judith Gautier, paru chez Juven, en 1909.
xxiv Elle écrit ce terme déférent avec une majuscule.
xxv Voir Les musiques bizarres à l’Exposition de 1889. Bénédictus les a recueillies et transcrites ; J. Gautier les a traduites sans les signer. En 1900, elle renouvelle l’expérience, toujours avec Bénédictus, et s’intéresse aussi aux musiques chinoise, japonaise, indo-Chinoise, égyptienne, javanaise, et aux chants de Madagascar. Toutes ces brochures sont publiées séparément chez Ollendorff en 1900.
xxvi Anne Danclos, ibid., p. 39.
xxvii Ibid., p. 40.
xxviii Ibid., p.138.
xxix Cet opéra parut en 1894 chez Armand Colin.
xxx C’est amusant vu la hargne que Judith enfant nourrissait à l’égard de Rossini qui côtoyait son père.
xxxi A. de Noailles, L’ombre des jours, Paris, éd. Calmann-Lévy, 1902, pp. 19-20.
xxxii Voir Une femme poète symboliste Marie Krysinska La Calliope du Chat noir de Florence Goulesque, Paris, Honoré Champion, 2001 ; et Marie Krysinska Innovations poétiques et combats littéraires, sous la direction de Seth Whidden, Saint Etienne, PUSE, 2010.
xxxiii Voir ses neuf pièces, dont « Chanson moderne » dédiée à Armand Masson dans l’anthologie des Poètes du Chat Noir d’André Velter, Paris, éd. Gallimard, 1996.
xxxiv Voir la longue préface technique explicative, p. XVII.
xxxv Ibid, p. XXXVIII.
xxxvi Seul « Le champ aux coquelicots » (p. 99) donne la parole à un paysan ; la prononciation elliptique est respectée et l’allusion au cabaret amusante : « De c’te mauvaise herbe ! Ah ! l’feignant./On voit ben qu’c’est au cabaret/Qu’il passe la moitié d’son temps, /Au lieure d’soigner son champ ».
xxxvii Le terme virelai vient du verbe virer qui signifie tourner ; en 1280, il désigne à l’origine une danse médiévale et l’air sur lequel elle se dansait ; en 1360, un poème construit sur un refrain de danse avec des contraintes strictes ; par la suite, ces contraintes disparaissent : ne restent que celles du refrain et des deux rimes. Virelai a remplacé en fait vireli ; faire le vireli signifie « se livrer à un divertissement accompagné de danse ».
xxxviii Lucie Delarue-Mardrus, Ferveur, ibid., p. 34. Nous soulignons.
xxxix Lucie Delarue-Mardrus, Occident, ibid., p. 139.
xl L’ode, déjà très prisée dans l’Antiquité (Anna de Noailles cite Pindare et Anacréon dans Les vivants et les morts) le fut à nouveau à l’époque de la Pléiade. Victor Hugo, à son tour, la met à l’honneur et rappelle que « C’était sous cette forme que les aspirations des premiers poètes apparaissaient jadis aux premiers peuples » (préface de 1822 de ses Odes et Ballades). Pour lui, c’est le poème lyrique par excellence. L’ode anacréontique, moins codifiée, privilégie l’hétérométrie de vers courts.
xli La chute de « Camaraderie » en est un bon exemple : « Que de fois nous avons bien ri de tous nos rires/Ensemble, et bien pleuré ! »
Pour citer cet article
Patricia Izquierdo, « Femmes poètes de la Belle Époque et formes musicales », in Le Pan poétique des muses|Revue internationale de poésie entre théories & pratiques : « Poésie, Danse & Genre » [En ligne], n°1|Printemps 2012, mis en ligne en Mai 2012.
URL. http://www.pandesmuses.fr/article-femmes-poetes-belle-epoque-103104351.html ou URL. http://0z.fr/IatoB
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Biographie aux éditions L'Harmattan
En écoute : séminaire du 13 janvier, 2e partie, Patricia Izquierdo et ...
Sa notice réalisée par la revue Le Pan poétique des muses
Auteur(e)
Patricia Izquierdo
Patricia Izquierdo, agrégée de lettres modernes et docteur ès lettres, PRAG à l’Université Lorraine, elle a publié fin 2009, Devenir poétesse à la Belle Époque chez l’Harmattan. Elle est rattachée depuis 2006 au laboratoire de recherche LIRE (Lyon 2, projet « Genre et culture »). Elle a publié de nombreux articles et communications destinés à promouvoir l’écriture des femmes et créé en 2007 l’Association des Amis de Lucie Delarue-Mardrus, dont elle est l’actuelle présidente (voir le site http://www.amisldm.org). Elle prépare actuellement un essai biographique critique à propos de Lucie Delarue-Mardrus pour les Éditions de la Lieutenance (Honfleur).
En 2012, elle a coordonné et présenté les Actes du colloque « Genre, Arts, Société : 1900-1945 » (parution aux éditions Inverses) organisé en 2010 à Reid Hall avec Anne-Marie van Bockstaele (voir http://www.fabula.org/actualites/patricia-izquierdo-etudes-reunies-et-presentees-pargenre-arts-societe-1900-1945_49757.php).