|
|
|
Ce mardi 22 mars 2016, j’ai le privilège de donner un cours sur le sexe dans l’art à des étudiants de l’Université d’Amiens. En préparant ce cours, je me rends compte combien l’art m’est utile pour ordonner mes pensées, et je reviens sur la session 24 de VIDEO FOREVER.
En effet, nous n’avions pas encore traité du sexe à VIDEO FOREVER. Et pourtant, comme le savent déjà celles et ceux qui ont lu mon essai Tout à fait femme paru chez OJ en 2012, le thème du sexe m’est cher et je le considère comme essentiel pour nous, femmes, pour notre liberté, notre identité, nos relations, notre épanouissement et notre santé même. Essentiel dans nos vies. Or, trop souvent, nous continuons à nous taire à propos du sexe, même si les jeunes femmes d’aujourd’hui, et surtout les jeunes artistes, font évoluer les choses. Mais il persiste ce stéréotype tacite tenace : celui qui veut que ce soient avant tout les hommes qui aiment le sexe – et qui l’achètent, d’ailleurs. Dans un N° du Nouvel Observateur de l’été 2015, on retrouvait la tarification de ce qu’ils semblent aimer, fellation avec éjaculation sur le corps, fellation royale… des détails crus rarement présentés comme glorieux. Les hommes aiment donc le sexe, mais ils ne l’aimeraient pas « comme il faut », un point de vue qui tend à faire d’eux, dans la relation sexuelle, des prédateurs. Je ne nie pas qu’ils le soient, trop souvent – mais je conteste que nous les mettions automatiquement dans cette catégorie. Le fait de nous approprier à notre tour le sexe et tous ses attributs pourrait changer cet automatisme : du moment que les hommes cesseraient d’être prédateurs, nous cesserions aussi d’en être les victimes symboliques.
De plus, si nous affirmions que nous aimons le sexe, nos filles pourraient alors plus facilement aborder les hommes comme une source de plaisir et non comme une menace. Quand nous cesserons de leur dire, quand elles sortent pour la première fois : « Fais attention », mais que nous leur dirons : « Réjouis-toi ! » – voilà qui pourrait bien désamorcer toute velléité d’agression et changer aussi la vision que les hommes ont d’eux-mêmes. Je regrette de ce fait la discrétion persistante, chez la plupart des femmes de ma génération, sur le sexe. Seules quelques femmes exceptionnelles, telles une Catherine Millet, osent en parler de manière ouverte, passionnée, intelligente, claire et sans ambages, alors que nous restons en général très discrètes sur ce thème, ou alors l’enrobons de douceur, de cocooning ou de cinquante nuances de gris et de toute une imagerie qui en réalité ne lui correspond pas.
Dire que nous aimons le sexe, le nôtre et le leur – ou pas, d’ailleurs, si nous ne l’aimons pas – contribuerait à sortir les hommes de cette position de prédateurs que j’ai déjà mentionnée et à l’échanger contre l’auréole de celui qui va nous apporter la joie, de la même manière que nous la leur apportons. Et nous sortir, nous, de notre position de victime présumée.
Il s’agit, pour moi, de répudier, dans cette logique, le concept de Orlan selon lequel le sexe de l’homme est à l’origine de la guerre – je me réfère à son œuvre pastiche de l’origine du monde de Courbet. Il s’agit d’affirmer que le sexe nous lie par le désir et la joie, et non qu’il nous divise. Qu’il nous lie dans ce miroir du plaisir face à face si bien exploré par l’artiste indienne Tejal Shah – nous savons tous combien la culture indienne a à nous apprendre sur le sexe – Tejal Shah, déjà montrée en 2007 au cours d’une Nuit des 1001 Vidéos (manifestations antécédentes à VIDEO FOREVER) et que l’on a retrouvée dans Documenta 13.
J’aimerais aussi que nous sortions le sexe de l’ornière du « devoir conjugal » et que nous fassions désormais du sexe une histoire de femmes autant qu’il est une histoire d’homme. Que nous disions qu’il est magnifique et peut être paradisiaque, qu’il peut être dégoûtant aussi mais que nous ne l’en aimons pas moins, et que nous arrêtions de laisser dire et penser que le sexe est une affaire d’homme et que nous le subissons parce qu’il le faut bien. Je suis convaincue que le fait de nous approprier le sexe, non pas contre les hommes mais avec eux, représenterait une étape cruciale dans notre liberté, pour nous femmes d’ici et d’aujourd’hui. Et nombre d’artistes femmes semblent nous emmener sur ce chemin, un chemin de liberté, dont, pour n’en citer que quelques-unes, Elena Kovylina, Amanda Alfieri, Dana Hoey, Maro Michalakakos, laquelle chante avec délices dans sa performance intitulée Kiss me like you never kiss me again : « Si l’amour est un péché alors je suis une pécheresse ».
Revenons au devoir conjugal. La plupart d’entre nous parlent d’abord d’amour et de couple pour oser parler de sexe, comme si le sexe avait besoin de ces alibis, des alibis qui véhiculent l’idée que les femmes aiment l’amour et les hommes, le sexe. Si l’amour ajoute au sexe une dimension métaphysique, il le fait pour les hommes aussi bien que les femmes : eux aussi préfèrent le sexe avec amour et cette dimension sublime de la rencontre de l’autre qui alors nous dépasse. Les artistes Mounir Fatmi et Ali Kazma par exemple, illustrent ces dimensions métaphysiques du sexe, une métaphysique qui passe par le corps, et nous transcende, hommes et femmes.
Si je pense qu’il est important pour nous d’assumer entièrement notre dimension d’êtres de sexe, ce n’est pas seulement pour nous, maintenant et ici. Examinons le cas de l’une des pires agressions sexuelles : la clitoridectomie ou l’enfouissement, une pratique qui a récemment fait l’objet d’un colloque très important à Paris. Voilà une situation où les femmes se comportent comme le décrit la critique d’art Kalliopi Minioudaki dans un récent catalogue consacré à Niki de Saint Phalle. Minioudaki argumente que beaucoup de femmes se comportent comme le bras armé du patriarcat, et que c’est aussi contre cela que s’est élevée Niki de Saint Phalle. Dans le cas de l’excision, le mythe règne que les hommes veulent empêcher les femmes de jouir et que la loi exige de les purifier par cette mutilation. Mais le plus souvent, qui procède à l’intervention ? Qui met les petites filles sur les tables, leur écarte les cuisses et leur coupe ce joyau qu’est notre clitoris, en toutes bonne foi et conscience ?
D’autres femmes. Des femmes qui n’ont pas pu, pas su, et pour cause, pas osé affirmer combien jouir est beau, combien c’est important, combien c’est une fête ; combien nous aimons cela. Alors c’est peut-être à nous, ici, qui jouissons de la liberté de le dire, qu’il revient de d’affirmer, individuellement et collectivement, le fait que nous revendiquons cette jouissance pour nous-mêmes et pour nous toutes. Comme l’a fait avec le plus grand courage, une merveilleuse intelligence et les succès que l’on sait la libanaise Jocelyne Saab dans son film Dunia. Il est intéressant dans ce contexte de citer également l’artiste et écrivaine albanaise Ornela Vorpsi, dont le livre Tu convoiteras, bien que publié dans la série blanche de Gallimard, n’en fut pas moins très vite recouvert d’un manteau de silence lourd de réprobation tant l’histoire racontée va à l’encontre de la pensée unique « morale » : il s’agit en effet de l’histoire d’une femme qui abandonne quelques heures son enfant malade pour profiter de son amant. Ornela Vorpsi – qui, par ailleurs, dessina pour l’exposition « Beautiful Penis » (Paris, 2012) un phallus en gloire, auréolé d’or, avec cette mention : « Donne nous notre jus quotidien » –, ne fait pourtant que raconter, dans ce livre, notre vie quotidienne.
J’aimerais faire un pas de plus, et inclure la maternité dans nos expériences sexuelles valorisantes. Oui, la maternité, et l’accouchement lui-même, font partie de notre sexualité. Nous avons des enfants parce que nous sommes généreuses, parce que nous voulons donner la vie au monde et perpétuer l’espèce et nous nous « sacrifions » pour ce faire ? Certes, mais pas seulement. Nous avons des enfants parce que nous aimons cela. Parce que c’est jouissif. L’accouchement est un moment d’une incroyable violence sexuelle, c’est une acmé folle. Cela fait mal ? Oui un peu. Et alors ? La souffrance est une source de plaisir évidente dans le sexe.
Et si nous allaitons, est-ce aussi par sens du don et parce que c’est plus sain pour nos bébés ? Certes, mais pas seulement : là encore c’est aussi et surtout parce que c’est jouissif. Quand nous avons les seins gonflés de lait et que bébé tête, c’est même doublement jouissif : les seins se vident – oserais-je parler d’une éjaculation des seins (le liquide épais, blanc, tiède ; l’émission est rythmée ; il devient quasi impossible, à un moment donné, de s’écarter du besoin de soulagement et de jouissance ; nous nous concentrons alors entièrement sur cette nécessité qui prime sur toute autre) – et en parallèle l’utérus se contracte, souvent jusqu’à l’orgasme. Pourquoi les femmes ne le disent-elles pas ? Parce que l’on ne nous apprend pas à dire ce qui nous comble de plaisir. Jouir de nos bébés serait-il immoral ?
Si nous affirmions le plaisir d’allaiter, si nous partagions cette réalité dans la joie avec les pères de nos bébés, bien des problèmes sexuels du post-partum se résoudraient probablement d’eux-mêmes, par la parole et l’échange, alors que si souvent cette période conduit à des frustrations et des rancœurs de longue durée au sein des couples. La réalité, pas toujours mais souvent, c’est que quand on allaite cinq à six fois par jour – pour celles, nombreuses, qui aiment et jouissent de l’allaitement – c’est presque assez de jouissance pour une journée. L’artiste américain Shannon Plumb, probablement l’une des artistes les plus drôles que compte l’Amérique d’aujourd’hui, raconte les joies de l’allaitement dans Rattles and Cherries (vidéo, 2010).
Un mot encore sur la prostitution. Je condamne absolument toute prostitution forcée, celle qui constitue malheureusement, encore aujourd’hui, l’essentiel de la prostitution, presque toujours en lien avec d’immenses problèmes socioéconomiques. Mais je viens de Genève, et la Cité de Calvin a nourri en son sein la célèbre prostituée militante Grisélidis Real, écrivain, peintre aussi, qui affirmait de la prostitution qu’elle est « un acte révolutionnaire ». Eh bien, hommage à ma Genève natale, Grisélidis Réal n’en est pas moins enterrée, avec la mention « péripatéticienne », dans le célèbre Cimetière des Rois à Genève, le même cimetière qui a accueilli Calvin. Récemment, la photographe française Sabrina Mariez publia sur "L’œil de la Photographie" une très belle série dédiée à une prostituée – images et textes. Solange (nom d’emprunt) dit notamment : « J’étais une femme battue, mon mari buvait à fond. J’ai commencé la prostitution pour avoir vite fait un appartement et pour garder mon fils. Avant, j’étais conne comme un balai. Maintenant, je sais dire non. ». Au titre de l’appropriation du sexe, les prostituées qui exercent leur métier parce qu’elles l’ont choisi et qui le revendiquent comme source de plaisir et d’argent, sont d’une certaine manière un modèle. Grisélidis Real disait d’ailleurs avec humour que si les autres femmes, les bourgeoises, critiquaient les prostituées, c’est parce qu’en réalité elles les jalousaient.
Une autre femme modèle du sexe en joie ? Brigitte Lahaie, une femme toute en finesse, en intelligence, avec une incroyable capacité d’écoute de l’autre, ancienne star du porno, dont deux millions de personnes par jour écoutent l’émission : modèle d’appropriation du sexe, qui parle sans nostalgie mais avec un plaisir non dissimulé de son vécu de star.
Oui le sexe est révolutionnaire, et Malek Chebel le dit aussi dans ses livres sur l’érotisme arabe : « …l’appréciation de cet art qu’est l’érotisme devient une arme pour l’individu qui cherche à se construire en dehors des idéologies familiales, claniques et religieuses, lesquelles broient les singularités de chacun et le désir non conformiste. » Toujours selon Chebel, l’érotisme est liberté, une liberté trop fondamentale pour être défaite ou minorée. Une liberté qui est celle de l’artiste aussi. Liberté, notamment, de nous montrant un sexe drôle, tendre, tout en sourire, comme nous le montre avec légèreté – n’oublions pas la légèreté… – l’artiste français Julien serve dans Nest (vidéo, 2015).
En guise de conclusion, j’aimerais citer cette phrase magnifique et toujours iconoclaste de Marie Cardinal (romancière française née en Algérie, 1929-2001), trouvée dans Paroles de Femmes : « Et voilà que tout à coup j’avais décidé toute seule de passer outre les principes de ma classe, les préjugés de ma famille, les lois de ma mère, de bousculer la colossale religion et de faire l’amour avec un garçon que je n’aimais même pas, avec lequel il n’y avait pas à chercher l’excuse de la passion ou de la raison. Je voulais faire et je faisais l’amour parce que j’en avais envie. ».
Sites de référence sur ce point :
|
PEACE & SEX, VIDEO FOREVER été 2015 ou comment l’art me sert de boîte à penser http://www.pandesmuses.fr/2016/03/peace-et-sex-.html |