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La Peur Film de Damien Odoul,
avec Nino Rocher
D’après le roman de
Gabriel Chevallier (1930)
Prix Jean Vigo 2015
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À la fin de la scène initiale, un type assis à une terrasse de café est laissé pour mort. Un coq marche près de lui.
La raison, s’il en faut une, est que l’homme ne s’est pas levé avec les autres. Les autres chantaient l’hymne national, debout et au garde à vous, car la France entrait en guerre. Les autres l’ont lynché.
Des gens banals sont poussés à la folie. Ils tuent. C’est tellement inexplicable que c’est une source inépuisable de spectacle.
Dès les premières scènes, le spectateur immobile dans son fauteuil se demande :
« Pourquoi ne se sont-ils pas enfuis ? — Pourquoi veulent-ils tuer ? »
Un personnage assène au milieu du film :
« La désertion, c’est la mort assurée ».
A la fin, tout ce qui compte est de fuir l’enfer :
« Si on pouvait, tout le monde foutrait le camp ».
La Peur montre une automutilation mais ne montre pas des déserteurs attachés au grillage par l’Armée française pour que les Allemands leur tire dessus. Ce que les Allemands n’ont pas fait.
La Peur est l’histoire tragique de gens comme vous et moi. La Peur est une scénographie travaillée avec minutie, selon les besoins du récit. La Peur est une photographie et une composition des plans qui doit tout à la peinture classique. Un jeune comédien, Nino Rocher porte le film. C’est son premier grand rôle au cinéma. Il faut savoir qu’il a débuté à dix ans en jouant Le Petit Prince, un autre grand texte d’initiation à la vie. Nino Rocher a l’âge du héros du livre, vingt-trois ans. Héros sans gloire et sans mensonge, il donne son naturel de comédien exceptionnel comme tant de jeunes héros méconnus ont donné leur vie. Beau et fin, il contraste avec le kapo épais et lourd. Le point d’orgue est la scène de danse parmi les soldats africains autour d’un feu de camp. Un soldat noir se met au garde à vous en état de transe. Nino Rocher entre dans la ronde en dénudant son torse. Dès lors, ma transe exprime l’enfer, l’aspect « vraiment dégueulasse de la guerre ». Cette scène sert d’affiche au film. Je n’ai pu la revoir sans pleurer à la sortie.
C’est banal d’écrire qu’il y a là une révélation d’un acteur parfaitement juste, incarnant un rôle très difficile à rendre juste, un rôle qu’il rend crédible jusqu’à la fin.
© Crédit photo : Image fournie par Camille Aubaude
Le récit se déroule sous forme de tableaux dont la succession construit la représentation de la guerre qu’on attendait, et qui a lieu un siècle après les faits : l’utilisation d’un témoignage au service de tous les thèmes antimilitaristes.
Il n’y a pas de scène insoutenable dans La Peur. C’est bien ce que l’on m’avait dit. Je fuis la violence dans l’art, et en même temps, j’y vais. Il ne s’agit pas d’hésitation mais bien de la division qui mène parfois à la création et plus sûrement à la ruine.
J’y suis allée en pensant retrouver une profondeur spirituelle comme dans Les Dieux et les Hommes, où il n’y a pas une trace du sang des moines assassinés. Maniant au mieux la métaphore, Damien Odoul montre le sang dans un verre de vin lors d’une scène de permission. Le héros voit les civils boire du sang.
« Je buvais mon sang » est l’exact résumé du carnage qui engloutit la jeunesse. C’est une des rares pauses du film. A leur question :
« C’est comment au front ?», il répond : « On s’amuse bien. Tous les jours nous enterrons nos copains ».
Est-ce qu’un visage abîmé n’est pas insoutenable ?
La première scène vue par les jeunes gens juste enrôlés est un convoi d’estropiés. Que voient-ils ? Un défilé de visages blafards, un blessé aux jambes coupées dans une carriole, les moignons sanguinolents. Cette scène est une vision révélatrice de ce qui va suivre, où « il vaut mieux ne pas penser sinon on souffre trop ».
Le monde des hommes et le monde des femmes sont cloisonnés. Les lettres de Marguerite, la fiancée, font le lien entre l’impensable de la mort et l’impensable de l’enfantement, l’obscène : « En moi tout se vide ». « L’hyper violence », dit-on à présent.
Mon point de vue de femme vulnérable n’est pas le plus objectif, mais j’avoue n’avoir pu soutenir la vue d’un tiers des images. « Nous avons appris à ne plus être des hommes ». La poésie est souvent convoquée. La scène initiale montrant le client de café lynché, le coq qui se pavane près du corps allongé, peut-être mort, cède la place à une scène qui évoque « Le Dormeur du Val » : deux hommes enfants revêtus d’une casaque et armés, s’essayant à fumer dans un fossé. Ils toussent, et non loin d’eux, le poète Théophile supplie le ciel à genoux.
La scène des soldats blessés qui reviennent du front est plus insoutenable que les scènes de combat. Elle dénonce. Elle entre dans la mémoire des hommes-enfants tellement inconscients de ce qui les attend.
La Peur est leur apprentissage.
Quand Théophile achève son martyr à l’infirmerie, avec un tuyau de caoutchouc dans la bouche, je ne peux m’empêcher de penser au Saturnin d’Aurélia, ce jeune soldat de retour d’Algérie soigné dans la clinique psychiatrique du Docteur Blanche, avec lequel Gérard de Nerval réussissait à communiquer.
« Sois sage ! ô ma douleur » est un leitmotiv du scénario.
Ce film est insoutenable et important ; important et insoutenable. Même ceux qui ne peuvent regarder certains plans doivent voir cette succession de tableaux admirablement photographiés par Martin Laporte. Ils cernent les vagabondages de la pensée et construisent discours et témoignage.
Avec un sens pictural, de la lumière et du mouvement de très haute tenue, Damien Odoul réussit le tour de force de montrer l’horreur. Il fait réfléchir, en recourant à la poésie, sans fatuité, sans fioritures ; à savoir que « la guerre a tué Dieu aussi ».
© Camille Aubaude, oct. 2015
Publié : http://camilleaubaude.wordpress.com
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