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Rédactrice de la revue LPpdm, responsable de la rubrique en ligne Chroniques de Camille Aubaude |
En ouvrant La Cavale du Dr Destouche1, j’ai pensé trouver enfin une œuvre attentive au couple Lucette & Céline. Je n’ai pas été déçue. Lucette est là.
Ce couple truculent, avec son chat Bébert, part en cavale quand la France se libère en 1945. En un mouvement pictural vraiment irrépressible, la cavale du génial écrivain condamné à mort prend des allures de saga. On connaît les livres, Nord, Féerie pour une autre fois. Le défi était dur à tenir. Avouons-le, c’est une des raisons de lire cet album dont les dessins transcendent l’angoisse.
On y voit les conditions du traumatisme extrême. Activités fiévreuses, désolation et folie construisent l’esthétique des doubles dessinateurs, les frères Brizzi. Dans le Grand Trauma, la pensée se consume. Lorsqu’elle renaît, telle un phénix, qu’elle redevient agissante, elle tire sa force de l’abîme. On le constate dans les images. Ils fuient l’odieux destin que le caractère de Céline a tracé. Les expériences de souffrance furent en accord avec le ressenti indicible de l’écrivain, sans quoi elles n’auraient pas nourri plusieurs chefs d’œuvre. Est-ce la présence de Lucette, Céline ne pense pas au suicide, ne remet jamais en question la vie, elle-même abyssale, cette violente sur-vie, dans l’urgence qui procède du Grand Trauma de la guerre. Il veut vivre, être libre.
Le Voyage au bout de la nuit est aussi une évasion, l’échappée de la misère. Le drame de la guerre2, l’absence de rêve, la mise à l’écart de la poésie, pour se livrer au grand écart de la gymnastique du Mal, ferment à Bardamu l’entrée du Temple de l’art. Pas de thé du lettré, mais l’homme qui pisse. Trépané des rêves. Pas de jeux de mots, on s’y perd. Sa force est la foi dans le vrai sens des mots, avec la tentation de vaincre leurs sortilèges. Dans l’âme hallucinée de souffrance de l’errant, les sonorités s’entremêlent telles des cloches d’église, des harmonies autrefois régulières dans un temple finalement déconstruit, où les souvenirs s’émiettent, jusqu’à l’effondrement. L’union du Dr Destouches avec une femme à Quintin, la venue d’une fille, qui dira ce que ça lui a fait ? La joie, le défi, puis quand l’assomption a eu lieu, le retour des puissances obscures, et la fuite en Allemagne pour échapper à la prison.
On ne peut ignorer la Bretagne et le choix de Quintin. C’est le choix des fastes du passé, du goût aristocratique français, du naturel dans le mouvement artistique. Céline-Destouches s’est marié là où le riche passé concourt à donner une impression d’avenir, il s’est engagé à vivre avec une femme protégé par des monuments érigés sur un substrat animiste, druidique, ce qu’il est convenu d’appeler « oralité », anéantie par le livre.
Après l’amour, il a su à quoi s’en tenir pour observer les catastrophes, et leur fonction, peut-être. Comme pour le livre. Flaubert disait qu’un livre ne sert à rien mais qu’il domine superbement, comme les pyramides d’Egypte, à Guizeh, qu’il avait vues : un empilement de pierres. Bardamu est un cantonnier que son « père sperme » fait cogner au son des mots, aux vrais sons, en un mouvement de retour à la liberté sonore, enrichie de sa « petite musique ». L’oralité… Les forces obscures pourraient être converties en un nouveau bonheur. Lorsqu’ils ricanent sur la Grande Faille de l’Être, les mots céliniens ouvrent l’avenir nouveau. C’est « le miracle » Céline, écrit Julia Kristeva (Pouvoirs de l’horreur).
Céline donne le meilleur dans la démesure, Gide l’a souligné, à une époque favorable à la littérature. Céline s’insère dans ce climat, moraliste, misogyne et raciste. Il ne cherche pas à en sortir. Une épave ! qui retrouve le feu sacré en brillant dans l’outrance. Il se consume, va en dégueulant sa misère, fuyant l’immobilité où il n’entend que trop l’appel de la mort.
Pour revenir à Gide, je souligne qu’il a, comme tant de ses pairs, soigneusement évincé les femmes dans l’écrit. L’Immoraliste fut compris par Lucie Delarue Mardrus, « une femme », s’est exclamé le « grand homme ». Pourquoi les violences faites aux femmes ne sont-elles pas traitées comme les vomissures racistes et antisémites ? Lucette a servi Céline, dans ce rôle assigné aux femmes, et que la plupart des femmes acceptent sans trop broncher, pour ne pas être trucidées3. Tant de danseuses, tant de chanteuses, de poétesses assassinées ! On cite l’apport des grands écrivains, Balzac, Rimbaud, Villon, Genet dans ce pays infernal qui fabrique des martyrs. On réclame de la discordance, sans questionner le système agresseur qui exclut les femmes de l’histoire littéraire.
Céline a donc construit ses remparts : les sons des mots, le métier de médecin, et ses deux alter ego, son épouse et son chat. Rien n’a empêché l’immolation, puisqu’il la désirait.
On le voit épave dans un monde en ruines aux prises avec des mots qui retiennent l’amour disparu. Ah ! le son cristallin des cloches de Quintin quand la vie était agréable... La beauté est saccagée, place aux bouffons ! Leur ardeur à paraître est bien là dans les dessins des frères Brizzi : c’est l’acteur Le Vigan, attaqué par un rat. Encore une épave dans les ruines de l’Allemagne, quand il faut accepter qu’il n’arrive plus rien, n’attendre de la vie que ruse et mensonge.
Et le veuvage.
Alors, le livre est un mirage qui trouble le désert laissé par le trauma. Un désert d’océan, les eaux bleuies par la mort. Sans vague, sans frisson, d’une inexorable violence.
Notes
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1Dessins des frères Brizzi, scénario de Christophe Malavoy, Futuropolis, 2015.
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2Voir ma chronique sur le film de Damien Odoul, La Peur.
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3C’est aussi la « version » que servent les médias, comme « la femme qui a fait Michel Onfray », femme rongée par un cancer. Question : comment vit la femme qui n’est plus désirée, humiliée par les maîtresses du « grand philosophe », lequel en vient à s’accoupler au « grand poète », et chantre de la femme, Bobin ?
s des frères Brizzi : c’est l’acteur Le Vigan, attaqué par un rat. Encore une épave dans les ruines de l’Allemagne, quand il faut accepter qu’il n’arrive plus rien, n’attendre de la vie que ruse et mensonge.
Et le veuvage.
Alors, le livre est un mirage qui trouble le désert laissé par le trauma. Un désert d’océan, les eaux bleuies par la mort. Sans vague, sans frisson, d’une inexorable violence.
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http://www.pandesmuses.fr/2015/11/celine.html |