Lettre n°14 | Être féministe | Critique & réception
Le bleu
des Rêves
Catherine Gil Alcala, La Foule Divinatoire Des Rêves, poésie, Éditions La Maison Brûlée, mars 2018, 15 € ISBN 979-10-93209-04-3 : http://www.editionslamaisonbrulee.fr/foule-divinatoire/
© Crédit photo : image de la 1ère de couverture illustrée par Catherine Gil Alcala.
Séduisante étrangeté d'un rien,
d'une vision qui se pâme...
Un javelot lancé dans le vide avec un message,
Un rendez-vous de l'autre côté du monde.
[...]
Je le suis dans de longs couloirs.
L'être du soupçon et de la surdité,
une murène ensorcelée apparaît
dans le miroitement d'un piège...
sa peau est auréolée des gouttes d'eau
de milliards d'yeux.
"Rêve 18" , pp. 62-63
Le recueil de poèmes de Catherine Gil Alcala est composé de trente-neuf poèmes et dix-huit dessins en noir et blanc qui illustrent assez bien le propos. Présenté humblement sans table des matières ni autre annexe par les éditions La maison Brûlée, l'ouvrage reste très intéressant et se lit d'une traite. J'avoue que la lecture de ce recueil était à la fois un moment de grâce et de peine.
Par ailleurs, on ne sort pas indemne d'une telle lecture... Quelque chose nous change au fil des pages et des rêveries oniriques teintées d'une nouvelle caractéristique du lyrisme qui n'est que ce que j'appelle Le mouvement dansant du geste créatif: il s'agit du retournement psychédélique du moi envers le soi universel du vivant. Ce mouvement dansant du geste créatif naît ici de l'usage purement délibéré de la fatrasie surréaliste des rêves1 et du bleu comme procédés lyriques. Ce bleu fluide, limpide de l'inconscient est celui de la matrice Eau, de l'imaginaire des poètes. Le recueil se révèle être un hommage à la matrice, au matriarcat, à l'eau vivifiante, créatrice... Même la bestiaire de l'autrice/auteure, qui mérite d'ailleurs une étude sérieuse, semble décrire le premier cri cosmique de l'homo sapiens sapiens sur cette terre. Cette bestiaire retrace également les fantasmes et les fétiches de la femme-poète en schémas scéniques où évolue au gré des pages une vie allégorique des symboles de l'écriture et de la poésie par le biais des protagonistes égrenés ici et là sur le chemin des vagabondages oniriques.
L'inconscient est la matrice dont parle la poète dans une danse onirique des mots, lignes et dessins. Tout transpire le symbolique, les références à la psychanalyse et aux découvertes freudiennes. Toutefois, la poète s'en détache en quittant sa peau théâtrale de Poétesse par l'écart qu'elle place entre l'Esse (être) et la poésie comme matrice pure du mouvement et des expressions variées de la matière. Au-delà donc du genre social, il s'agit dans ce recueil d'expérimenter à travers une fatrasie onirique le territoire du geste créatif qui devient un lyrisme des bleus de l'Inconscient collectif des femmes où les violences se colorent du sang et de la folie supposée des sorcières, aliénées, hystériques, psychosées et de toutes les femmes qui osent écrire...
La poète se territorialise dans la géographie du geste créatif, dans l'écriture poétique ; cette encre bleue-noire est bleutée de la condition des femmes artistes (ex. Les bas-bleus). L'écriture est liquide et mouvement chez Catherine Gil Alacal, l'écriture est aussi une lutte et un érotisme de l'être. Ce bleu des Rêves est donc celui de la poésie matricielle du vivant et de la femme créatrice.
Entiché de références mythologiques et freudiennes sous la forme d'une fatrasie lyrique salvatrice, le recueil se dresse ainsi en porte allégorique entrouverte sur l'inconscient de la créatrice, sur un imaginaire qui défie le bleu cadavérique de la mort sous tous ses aspects.
L'écriture poétique est un chemin parsemé du sang et du vagabondage dans les bleus des mots. Elle est aussi le lieu d'un écart salutaire entre le réel et l'imaginaire. Comme Antonin Artaud, Catherine Gil Alcala se glisse dans l'abîme béant de la dualité folle du corps et de l'âme renvoyant à celle du féminin-masculin qui sape la poésie de l'humain pour en ressortir entièrement créatrice. Je recommande vivement la lecture de ce recueil.
Mars 2018
Note
1. Il s'agit en fait d'une adaptation de la vision surréaliste de la "Fatrasie" faite par la poète qui use de plusieurs figures de style (comme les adynation, allégorie, amplification, métaphore, exagération, répétition, personnification, catachrèse, antonomase, épizeuxe, etc.) et d'autres procédés stylistiques pour y parvenir. Voir également l'article de Michael Randall, "Des « fatrasies » surréalistes ?" dans "Littérature", n°108, 1997, pp. 35-50 : https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1997_num_108_4_2449 ou
https://doi.org/10.3406/litt.1997.2449
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Pour citer ce texte
Dina Sahyouni, « Le bleu des Rêves », Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Lettre n°14|Être féministe, mis en ligne le 16 décembre 2019. Url : http://www.pandesmuses.fr/lettreno14/reves
Page publiée par le rédacteur David Simon
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