Poèmes d'une aïeule
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Trois poèmes de
Jeanne Dortzal (1878-1943) |
Jo Laporte Sélection et présentation |
Crédit photo : La Muse française. Revue du mouvement poétique... ["puis" Revue de la poésie]
Source: gallica.bnf.fr
Présentation
Jeanne Dortzal fut l'une des "stars" des années 1900, mais elle sombra dans l'oubli à un point tel qu'on ne trouve plus trace d'elle à partir des années 30. Par chance, Sydney Serra-Reich a photographié à Oran les restes d'un monument qui lui fut consacré grâce auquel on peut enfin connaître l'année de son décès. Voici deux témoignages pour l'introduire. Celui de Paul Léautaud, sur le thème "Que sont mes amis devenus ? " :
« Qu'est devenue Jeanne Dortzal, jeune beauté ramenée d'Algérie par Pierre Guédy, ayant fait là-bas sa conquête ? Prix de beauté du Gil Blas, puis, Guédy mort fou, devenue poétesse, auteur de plusieurs recueils de vers souvent intéressants, ayant eu, je crois, un fils de Guédy, Pierre également. Qu'est-elle devenue depuis le jour où je lui fis visite, sur une lettre d'invitation de sa part, dans un appartement assez luxueux, rue Ampère ? Mais que sont devenues les prix de beauté du Gil Blas ? » (Paul Léautaud: Journal littéraire, lundi 6 décembre 1948). Et celui plus ancien et plus sensible de Massenet, qui a mis certains de ses poèmes en musique : « L'exquis poète Jeanne Dortzal aussi est un ami de ces félins aux yeux verts, profonds et inquiétants; ils sont les compagnons de ses heures de travail ! » (Massenet, mes souvenirs, 1912, ch 19).
Poèmes
Poème liminaire |
Ma volonté fut d'un forçat. J'ai fait ce livre Avec mon sang. Voilà mon pain de chaque jour. J'ai tiré sur ce ciel qui fut mon Hard-Labour Et l'orgueil a lavé ma face. J'ai pu vivre En deçà du bonheur par la toute-puissance De ces mots flagellés. Des pleurs jusqu'au poitrail, J'ai bâti ce poème, et, femelle en travail, Les flancs lourds de soleil, arc-boutée au silence, J'ai senti tressaillir ta force, ô solitude, Enfantement qui va de l'homme jusqu'à Dieu, Qui vous prend en travers de l'âme et peu à peu Rend l'oubli plus alerte et les instants moins rudes. Labeur dont j'ai senti la poigne sur ma nuque, Quand l'immobilité, retraçant mes sillons, Faisait sourdre du Verbe où nous nous appuyons, L'allégresse des mots que la douleur éduque. J'aurai vécu comme ces hommes des montagnes Dont l'épaule a gardé la marque des saisons, Qui marchent, en faisant sonner sous leurs talons, La rude liberté et le soleil qu'ils gagnent. Attelée à ma force et labourant les heures, J'ai poussé la lumière avec une âpreté D'aveugle, le front nu, face au ciel emporté, Tous mes instants roidis vers l'effort qui demeure.
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(Jeanne Dortzal, « Poème liminaire », La croix sur le sable, 1927) |
Soir, seras-tu assez vaste ? |
Cynique, à force d'être chaste, L''être affamé, jeunesse au vent, Hé, invective, droit devant Lui. Soir, seras-tu assez vaste Pour contenir l'ivrogne-dieu Dont les jurons et la bedaine Tanguent, grincent dans la nuit pleine : Vieux char dont la lune est l'essieu. L'air est si neuf. Et j'imagine Qu'au cabaret des sept couleurs Le prisme, où roule sa douleur, Lui tendra la perche en sourdine. De visions en visions Le ruisseau, où saigne sa joie, S'élargit, s'incurve et déploie Votre aile, ô constellations. |
(Jeanne Dortzal, « Soir, seras-tu assez vaste », Le credo sur la montagne, 1934) |
Un café maure |
Clef d'or qu'un dieu jeta dans les décombres Et qui m'ouvrit le soir. Revoici les coussins, la lampe, le miroir, Et le divan frileux que le silence encombre. Savoure avec lenteur le breuvage parfait. Nos corps drapés de myrrhe ont la splendeur de l'ombre ; Le chant du muezzin, dont le bleu s'étouffait, Monte comme un jet d'eau: Laisse ouverte la porte et que sa voix chancelle Comme un berceau. Je suis celle Qui pleure et qui renaît, car semblable au vaisseau Que l'infini balance, ayant croisé mes ailes, Je tangue vers l'oubli. Que ces murs qui m'étreignent Deviennent l'oasis, que ce breuvage noir Sur le mensonge règne, Puisque nous voilà seuls dans le soleil du soir. Blidah.
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(Jeanne Dortzal, « un café maure », Les Versets du Soleil, 1921.) |
Pour citer ces poèmes |
Jo Laporte (sélection et présentation), « Trois poèmes de Jeanne Dortzal (1878-1943) », Le Pan poétique des muses|Revue internationale de poésie entre théories & pratiques : Dossiers « Jardins d'écritures au féminin », « Muses & Poètes. Poésie, Femmes et Genre », n°3|Été 2013 [En ligne], (dir.) Françoise Urban-Menninger, mis en ligne le 1er juin 2013. |
Url.http://www.pandesmuses.fr/article-n-3-trois-poemes-de-jeanne-dortzal-1878-1943-117752639.html/Url. |
Auteur(e)
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Jo Laporte est professeur de Lettres ayant exercé au Lycée Renaudeau et au Lycée de la Mode de Cholet. Ce sont d'ailleurs les étudiantes de 1ère et de BTS de ce dernier lycée qui ont peu à peu fait sourdre en moi le regret de ne pouvoir conforter en elles l'idée que les femmes avaient été dans l'histoire aussi créatives que les hommes. J'avais si peu d'exemples à leur donner dans le domaine de la littérature. J'ai donc créé un blog consacré à la poésie féminine, "Poétesses d'expression française…" en m'appuyant surtout sur les ressources d'Internet (Gallica en priorité…). Autres activités sur la Toile : Site présentant l'intégralité de l'œuvre poétique de Maurice Courant (1919-2007). Site de François Riu-Barotte, pianiste et pianiste-accompagnateur. Site de Philippe Malgouyres, conservateur au Musée du Louvre. |
Pour visiter les pages/sites de l'auteur(e) ou qui en parlent
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http://poetesses.blog4ever.com/blog/index-393335.html
Notices des invitéEs du calepin...
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