Nouvelle |
Le bruit du monde dans les cyprès |
Michel Loetscher |
Crédit photo : Cyprès par Vincent van Gogh (1853–1890)
« Rien ne doit t’oppresser,
Rien t’angoisser,
Ton amour accélérera tes pas.
Dieu seul suffit. »
Thérèse d’Avila
Dans les jardins de son palais envahi d’ombres et de souvenirs de fêtes anciennes, un vieil homme revenu de tout regardait la lumière du soir descendre sur les cyprès.
C’était, il le savait, la lumière d’un tout dernier été au soir d’une si longue vie — et le vieil homme parmi les ombres attendait encore le visage qui lui ouvrirait le monde.
Celui dont il avait consommé sans modération les ivresses, les vertiges, les honneurs et les bonheurs. Il en avait épuisé les bas-fonds, les culs-de-sac, les chemins perdus, les lambeaux d’horizons et les simulacres. Il avait conquis ses villes grouillantes d’êtres sans lendemain. Il avait fait effraction dans des multitudes de vies sans conséquence – et fait irruption dans des couches princières, sismiques... Il en avait traversé les océans, les grandes avenues, les grands événements, les grandes incandescences et les miroirs aux alouettes – et il en avait fait son miel dans ses romans d’aventures au long cours qui faisaient frissonner les femmes.
Maintenant, il écoutait dans les cyprès le bruit qu’il faisait, le monde, quand il n’y était plus…
Le Prince Saturnin de Sérail avait fait tous les voyages— et il descendait à présent la pente douce de son jardin et de son grand âge en écoutant monter la terrible plainte de son cœur décomposé d’avoir si peu servi...
Poli comme une statuette d’ivoire par le frottement de tant de courbes suaves, il avait traversé la houle de trente mille jours torrides sur terre - mais il n’avait habité la clarté confiante d’aucun visage.
Une sale maladie le dévorait de l’intérieur. Il fallait lui ouvrir le corps pour en extraire le mal. Je me suis tellement épaissi sur moi-même que même un marteau-piqueur se briserait sur mon cuir tanné, plaisantait-t-il avec le corps médical. Seule la fraîcheur et les pages éblouies d’un livre-jardin me rendront peut-être ce visage perdu en rapprochant une dernière fois le monde de mes lèvres ou de mes yeux - avant que je me sois succombé !
À son neveu paysagiste Lorenzo, son unique héritier, il confia le parc de sept hectares à l’ombre de son palais Renaissance.
Je veux, lui avait-il dit, que vous me dessiniez là le plus somptueux décor que vous puissiez imaginer : non seulement un lieu de terre grasse d’arbres et de fleurs mais aussi un plantureux livre d’images et d’arômes comme une invitation à me perdre dans le souvenir de chacun de mes voyages — et à me ressaisir dans celui de chacune de mes conquêtes. Je le veux planté là pour le miracle que j’attends à mon couchant...
Un décor est planté pour le temps d’une représentation, mon oncle, lui répondit le paysagiste. Quel miracle ou quelle invitée de marque comptez-vous y convier ?
Mais par-delà les épaules de son neveu et de son domaine, le vieil homme regardait la quiétude des prés mouillés se peupler d’une sarabande indécise d’ombres légères portées par la brume.
L’homme était-il seulement attendu sur terre ? rétorqua-t-il. Et à qui donc avait souri le premier d’entre eux, il y a des millions d’années ? Dans sa mandibule était-il seulement écrit un jour qu’il aurait à improviser son humanité dans d’improbables collisions sans lendemain avec ses semblables ? En rentrant dans le lard d’homoncules perdus comme lui dans un univers qui leur veut tellement de bien ? Tout ça pour un jour faire lever la pâte de ce héros de papier que l’on persiste à prendre pour moi ! Á présent, il ne me reste plus qu’à me pencher sur les limaces de mon jardin pour en tirer la bave du dernier mot de la farce... Que ce jardin dégage la même odeur d’humanité en décomposition que les livres de ma vie. En toute beauté, je vous prie ! Je veux que les délicates broderies de ses parterres soient ce miroir tendu où se reflètent les fleurs les fruits et les feuillages cousus dans la robe du soir de Worth portée par cette belle comtesse qui, en deux mazurkas, m’apprit ce soir de la Pentecôte à Marienbad les usages du monde — et le bon usage des femmes du monde... Je veux que le balancement de ses roses me rendent le ressac mélodieux de cette mûrissante beauté à Ascona dont chaque soir de mes seize ans je ranimais les espérances — et dont je recueillais les incandescences dans des pages éblouies... Je veux que ses parcelles me restituent l’immensité soyeuse de ce tapis de marguerites orange où j’ai recueilli l’offrande de cette princesse balnéaire lors du printemps austral de ses vingt ans à Springbock. Je veux que le frisson de ses feuillages me rendent la grâce ondulante de cette jeune fille au masque de pulpe de santal et de poudre de corail qui marchait comme personne dans les ruelles d’Anjouau taillées dans la lave noire. Et que l’éclat de chacune de ses corolles me rende celui du sourire de cette femme pastèque à Nioumachoua dont j’ai empli son pagne des longs pétales jaunes de l’ylang-ylang et de ces feuilles de girofliers qui dégageaient un arôme de Noël anglais. Je veux enfin que tous les parfums de ce jardin me rendent cette essence féminine tant rêvée par tant d’hommes, cette floralité transcendante qui me fit ruisseler d’une telle abondance... J’ai vécu une vie comme d’autres la rêvent, et ma cendre même sera plus chaude que tant d’existences accoutumées au trop peu... Rendez-moi la lumière et la fragrance de ce paradis où le premier d’entre nous a souri à quelqu’un, il y a des millions d’années. Ou ce souffle de pâmoison qui ondulait dans la clairière du jour le plus jeune du monde, dans la lumière la plus jeune de tous les commencements...
Vous parlez comme dans vos ouvrages pour dames, répondit le jeune homme. En ouvrant vos livres, elles s’y sentent aussitôt comme chez elles. Je vous rendrai le goût du jour le plus jeune du monde, son bouquet de notes fruitées - et jusqu’à l’ivresse du premier souffle qui faisait ployer les touffes... Je ferais votre paradis : vous n’aurez plus qu’à y entrer...
Longtemps, grinça le Prince de Sérail, je n’ai écrit que pour me voir si brillant dans ce miroir d’encre sèche et de plomb fondu... Mais ni l’éclat de mes mots d’esprit sur papier vélin ni l’arôme des fruits de la terre ne pourra jamais me rendre le goût des êtres de passage dont j’ai investi la pulpe. Oui, j’entends quelqu’un venir pour la fin de la représentation. N’aurais-je écrit que pour m’en remettre à ce visage qui me fera enjamber mon cadavre de chien abandonné que plus personne n’emmène pisser ?
Ainsi était né le jardin et son réseau d’allées, bordées de magnolias et de résédas poudreux, qui épousaient la déclivité du terrain et de son âge avancé - et la ligne serpentine des chutes de reins qu’il avait poursuivies au bout de ses nuits blanches comme la page à nourrir...
Son paradis commençait avec le potager où poussaient les légumes de tous les continents dont il avait distraitement traversé les êtres et les paysages. Il se poursuivait au fil de ses pas avec l’igname des îles Trobriant qu’il récoltait dans un panier de palmes tressées avec la septième fille de ce roi marchand d’épices — et puis les fruits de l’arbre à pain, à la peau de reptile verte et la courge de la Putza et le fenouil l’olive la tomate et la farigoule de ses étés provençaux — et la cristophine, le lotus et la cardamome servis sur les plateaux de thali, avec le petit train à liqueurs et sous une pluie de pétales d’œillets jaunes, dans ce palais de Gwalior où il fut invité, parmi trois cents maharadjahs, aux noces du prince héritier...
Et il interrogeait son paradis au fil d’une joyeuse exubérance de roses de Damas, de jasmins d’Espagne ou d’armoises de Marrakech, de narcisses, d’anémones ou de roses trémières qui suggérait immanquablement à ses visiteuses le désordre d’une immense chambre à coucher à ciel ouvert...
Ce jardin immense éclatait en une infinité de petits jardins intimes qui s’ouvraient un à un comme les pièces d’une immense demeure végétale le long d’un corridor— comme autant d’alcôves, de boudoirs ou de cabinets particuliers dont chacun était un rappel d’un instant rare et précieux, frotté de cette essence volatile qui vous prend au ventre chaque fois qu’elle prend corps... Du souvenir d’un printemps tunisien partagé au fond d’une orangeraie était né Quelque chose comme l’Orient, son plus grand succès en librairie — et le Jardin Méditerranéen au parfum vert, miellé et opulent...
C’était là qu’il aimait reprendre haleine. Dans des ballons de toutes les couleurs attachés aux cèdres et aux orangers était condensée l’haleine, riche en principes vivifiants, de jeunes filles saines butinées au cours de ses campagnes de vieux grognard...
À chaque fléchissement, il inhalait son élixir, se remémorait une de ses charges frénétiques dans des profondeurs sans fond — et sa promenade inspirée se poursuivait jusqu’aux confins de son domaine et de son grand âge qui s’apaisait vers son terme...
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À la tombée du soir, après un dîner frugal (velouté d’asperges, dorade rose à la coriandre), il s’arrimait, sous l’abat-jour de sa lampe Gallé, à son livre en cours. Celui qui hurlait une absence dévastée. Les ombres légères s’étaient à nouveau levées dans le jardin. La sarabande reprenait son cours sous sa fenêtre.
Elles faisaient mine de frapper au carreau, se ravisaient, virevoltant avec infiniment de grâce, soulevant leurs voiles de brume comme pour lui révéler l’ovale parfait d’un jeune visage ou l’éclat nacré et fugace d’un corps plein et harmonieux...
Il lui semblait que l’une de ces formes dansantes repassait avec insistance devant sa fenêtre comme pour le chercher. L’invitation à la dernière valse, balbutiait-il en frissonnant. Avec des gestes infiniment gracieux, elle dénouait ses longs cheveux couleur lune d’automne tout en le fixant, puis se dérobait à nouveau derrière ses voiles légers avant de se faufiler derrière les autres.
« J’ai parcouru, écrivait-il dans Le Pourvoyeur de Néant, son livre-testament à l’attention exclusive de ses millions de lectrices, toute l’étendue humaine comme on parcourt de la pulpe des doigts le clavier d’un instrument de musique très ancien - dans l’attente d’une note tremblée qui dirait enfin toute la musique du monde...
J’ai vu un homme abandonné après mon passage noyer son chagrin au fond d’une cuve de bière à Omsk, j’ai vu une femme qui ne ressemblait à plus personne avoir m’avoir connue allumer une bougie blanche et monter sur un arbre à palabres pour ne plus jamais en redescendre - et j’en ai vu une autre, écrasée de lassitude, se coucher sur une voie ferrée à Tombouctou pour ne plus se relever de notre étreinte...
Dans une ville de pierre et de verre et de pas perdus au bord du crépuscule, j’ai vu cette jeune femme si blonde et si seule avec son enfant-roi blotti dans ses bras implorer du regard dans la foule des passants un homme pour épauler sa grande fatigue de jeune vivante — et j’ai passé mon chemin pour me perdre dans une houle de croupes et de gorges à portée de mon verbe...
De l’Atlantique à l’Oural, j’ai dansé l’éternelle valse de la séduction, celle qui s’achève dans les sales draps poisseux d’une parole cuite et recuite maintes fois, resservie chambrée entre le champagne et le lever du soleil — entre les dernières clameurs de la fête et l’effeuillage de la rose. J’ai couru après mon ombre aventureuse sur tous les plateaux - ceux des Amériques ou de la télévision — et je ne me suis toujours pas trouvé dans d’autres peaux compatissantes...
J’ai ouvert tant de corps nacrés ou cuivrés comme on ouvre de beaux fruits appétissants — j’en ai fait saigner la pulpe adorante, j’ai tiré de leurs blessures de l’or tintant et trébuchant sur le blanc de la page — sans rencontrer le noyau d’une présence nourricière...
Qui suis-je réellement ? Un aventurier incertain qui aura couru après son ombre glorieuse ou une ombre qui aura porté un personnage en réserve d’humanité ?
En moi, des paysages de langueurs traversées imploraient ta venue...
Mon dernier livre se referme sur cette clarté entrevue
—celle d’un visage perdu
Il brille comme une lame
dans ma nuit qui tombe...
C’est l’heure de descendre page après page au jardin... »
À présent, la ronde d’ombres dansantes s’agrandissait aux confins de la prairie et du cimetière - et elles s’impatientaient de le voir prendre sa place. Son heure était venue d’entrer dans la ronde des robes fanées – des visages dont le maquillage avait tourné...
C’était sa fête. Dans son jardin. Au seuil du dernier chapitre.
Tapi dans son palais parmi les ombres, un vieil homme muré sur lui-même écoutait en frissonnant l’écoulement de la vie dans le battement de son sang - une vie qui s’était transmise sans interruption tout au long d’une chaîne sans fin... Et voilà qu’il allait manquer à la chaîne... Sans avoir eu, en trente mille jours, le temps de s’habituer au vertige d’avoir été lui-même. Ni à cette autre évidence non moins vertigineuse : ça se poursuivrait joyeusement sans lui... À chaque page tournée du livre sans nom, d’autres jeunes vivants voyageraient après lui dans les continents et le ventre des femmes - et se perdraient dans la clameur des chairs exultantes en enjambant son cadavre décomposé ...
La forme voilée s’était avancée sous sa fenêtre. Elle étincelait parmi les cyprès comme une flamme droite et toute blanche, elle l’avait élu...
Il crut percevoir comme un gémissement ténu, un soupir à peine exhalé, l’invitation chuchotée à une dernière valse — ou le grincement léger d’une porte sur ses gonds...
Alors, il banda ses dernières forces pour se traîner au-dehors, se heurta à une colonne de marbre tigré du perron —et tituba après l’apparition. Il la suivit jusqu’aux berges argileuses de la rivière, avec ce cri plaintif coincé au fond de la gorge — c’était quelque chose de puissant, de terrible, plein de larmes et de feu et cela secouait sa vieille carcasse effritée de partout et la faisait avancer encore à la poursuite de son ultime paroxysme...
Devant lui se tenait, si droite et si blanche, la plus ravissante des formes humaines. Sa perfection émouvante se détachait sur les branches de cyprès secouées par un vent soudain — et il sentit aussi cette musique puissante se lever en lui comme une tempête. Il fut empoigné par une détresse immense comme celle qui saisit le commun des mortels devant la beauté — et il lui ouvrit ses bras décharnés.
La fraîcheur du soir dans les arbres et le toucher d’une main glacée le ranimèrent à l’instant où il vit dans le miroir des eaux l’ombre blanche écarter lentement son dernier voile pour lui révéler son visage.
Pour citer ce texte
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Michel Loetscher, « Le bruit du monde dans les cyprès », Le Pan poétique des muses|Revue internationale de poésie entre théories & pratiques : Dossiers « Jardins d'écritures au féminin », « Muses & Poètes. Poésie, Femmes et Genre », n°3|Été 2013 [En ligne], (dir.) Françoise Urban-Menninger, mis en ligne le 1er juin 2013. |
Url. http://www.pandesmuses.fr/article-n-3-le-bruit-du-monde-dans-les-cypres-117752767.html/Url. |
Auteur(e) |
Michel Loetscher, né il y a un certain temps déjà à Soultz (Haut-Rhin) sans raison particulière et sans trop savoir pourquoi, a travaillé à une thèse de sciences sociales et à des livres d’entreprise, écrit une multitude d’articles dans divers périodiques (dont Les Affiches-Moniteur, L’Ami hebdo, Elan, Les Saisons d’Alsace, Le Magazine des Livres, etc.) et publié quelques livres sans nécessité particulière (?) – une manière comme une autre de cultiver (?) un incertain « profil » de passeur de savoirs et son jardin… Bibliographie sélective : La passante du temps qui passe (Éditinter, 1999) ; Le voyage dans le bleu (La Bartavelle, 2000) ; La dame de la cathédrale (Le Manuscrit, 2004); Les Spindler, un siècle d’histoire de l’art (La Nuée Bleue, 2005); Hansi, une vie pour l’Alsace (La Nuée Bleue, 2006) ; Une Alsace 1900 photographiée par Charles Spindler (avec Christian Kempf, Place Stanislas, 2007) ; Eva Orlova (les petites vagues 2007) ; Louise Weiss, une Alsacienne au cœur de l’Europe (Place Stanislas, 2009) ; Les plus beaux Noëls d’Alsace (ouvrage collectif, Place Stanislas, 2009) ; La rose bleue de Chimène (les petites vagues, 2011) |