23 mai 2012 3 23 /05 /mai /2012 05:30

 

 

 

[invité d'honneur de la revue]

 

 

 

La poésie française depuis 1950


1980 : Articuler


Un lyrisme critique ?


 

 

Jean-Michel Maulpoix 

Article reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur



À la fin des années 70, et au début des années 80, se fait jour ce qu'on a parfois appelé un "nouveau lyrisme" ou un "lyrisme critique". Le « sujet » fait alors retour sur le devant de la scène littéraire et philosophique. C'est l'époque ou Tzvetan Todorov publie Critique de la critique, quelques années après que Roland Barthes eut glissé du structuralisme militant des Essais critiqueset de S/Zà l'écriture plus subjective des Fragments d'un discours amoureuxou de Roland Barthes par lui-même. C'est également l'époque où l'on parle de « nouvelle fiction », de « nouvelle histoire » de « nouvelle cuisine » ou de « nouveaux philosophes ». La mode est aux « nouveaux », même si certaines de ces nouveautés dissimulent parfois une simple relecture « postmoderne » du passé.

Ceux que l'on appelle « nouveaux lyriques » sont pour la plupart des poètes nés dans les années 50. Cette génération était adolescente à l'époque des avant-gardes. Elle n'a pas participé à la grande fête subversive de mai 68 ; elle l'a considérée plutôt comme un déroutant spectacle. Elle a par contre commencé d'écrire et de publier dans un contexte de crise et de reflux des idéologies. Elle s'est nourrie d'histoire littéraire aussi bien que de marxisme, de psychanalyse et de structuralisme. Elle a le plus souvent trouvé sa voix contre les bousculades théoriques des décennies antérieures. Elle apparaît plus sage, plus conventionnelle, moins soucieuse d'afficher des signes extérieurs de modernité.


Jean-Pierre Lemaire, Guy Goffette, André Velter, James Sacré, Benoît Conort, Alain Duault, Philippe Delaveau,Jean-Yves Masson, Jean-Claude Pinson Jean-Pierre Siméon, Yves Leclair, (et l'auteur mêmede ces lignes) sont quelques-uns de ces poètes très divers qui renouent avec un lyrisme (critique)où le sujet et le quotidien ont leur place. Ils trouvent un encouragement et un appui auprès d'aînés comme Jacques Réda, Pierre Oster, Lionel Ray, Marie-Claire Bancquart, Robert Marteau, Vénus Khoury-Ghata Jacques Darras ou Jean-Claude Renard. À travers eux, la poésie française semble se réinscrire dans une tradition plus vaste, peut-être plus naïve.

 

Si l'infinitif « articuler » apparaît susceptible de regrouper et identifier ces auteurs, c'est que leur écriture semble orientée vers un désir de synthèse entre la tradition et la modernité. Ils renouent avec l'image et la mélodie, voire avec un certain « phrasé ». Ils retrouvent le goût de l'émotion et de l'expression subjective, mais sans en revenir pour autant à la traditionnelle posture romantique du « pâtre-promontoire » ou de « l'écho sonore » célébré par Victor Hugo.

 

Leur lyrisme apparaît davantage soucieux de l'autre que de soi. Il est moins « proféré » qu'interrogateur et critique. Il cherche à réarticuler la présence et le défaut, le désir et la perte, la célébration et la déploration. Le « nouveau lyrique » est un lyrique qui cherche son chant, sa voix, voire ses propres traits dans le décousu de la prose. En témoigne ce poème de Jacques Réda, extrait de Récitatif :

 

 

Écoutez-moi. N'ayez pas peur. Je dois

vous parler à travers quelque chose qui n'a pas de nom dans la langue que j'ai connue,

sinon justement quelque chose, sans étendue, sans profondeur, et qui ne fait jamais obstacle (mais tout s'est affaibli).

Écoutez-moi. N'ayez pas peur. Essayez, si je crie,

de comprendre : celui qui parle

entend sa voix dans sa tête fermée;

or comment je pourrais,

moi qu'on vient de jeter dans l'ouverture et qui suis décousu?

Il reste, vous voyez, encore la possibilité d'un peu de comique, mais vraiment peu:

je voudrais que vous m'écoutiez -sans savoir si je parle.

Aucune certitude. Aucun contrôle. Il me semble que j'articule avec une véhémence grotesque et sans doute inutile -et bientôt la fatigue,

ou ce qu'il faut nommer ainsi pour que vous compreniez.

mais si je parle (admettons que je parle),

m'entendez-vous; et si vous m'entendez,

si cette voix déracinée entre chez vous avec un souffle sous la porte,

n'allez-vous pas être effrayée?

C'est pourquoi je vous dis : n'ayez pas peur, écoutez-moi,

puisque déjà ce n'est presque plus moi qui parle, qui vous appelle

du fond d'une exténuation dont vous n'avez aucune idée,

et n'ayant pour vous que ces mots qui sont ma dernière enveloppe en train de se dissoudre.

 

 

Cette adresse à la femme aimée est aussi bien adresse du poète au lecteur ou à quiconque, voire tentative pour prendre langue avec soi, puisque le sujet "décousu" qui appelle ici ne parvient pas même à entendre sa propre voix "dans sa tête fermée" et a donc besoin de l'oreille compréhensive d'autrui pour se reconnaître et exister. Tout se passe comme si le sujet lyrique moderne se trouvait lancé au-dehors de soi à la recherche de son propre centre. Il ne peut s'en tenir à la simple "diction d'un émoi central".  Son émotion elle-même paraît se méconnaître tout autant que celui qui l'éprouve et qui interroge sa propre capacité à l'articuler. Sa place n'est assurée ni au langage ni au monde. C'est pourquoi il devient passant, piéton ou rôdeur parisien, créature en transit dans un monde transitoire, passager et lieu de passage.

Ce sujet aminci, égaré, titubant fraie dans l'écriture un chemin aléatoire conduisant vers l'atteinte improbable de sa propre figure. Dans l'oeuvre de James Sacré, le déracinement et l'exténuation se traduisent par un singulier boîtement du vers et de la syntaxe :

 

 

Rien pas de silence et pas de solitude la maison

dans le printemps quotidien la pelouse

une herbe pas cultivée ce que je veux dire

c'est pas grand chose un peu l'ennui à cause

d'un travail à faire et pour aller où pourquoi?

ça finit dans un poème pas trop construit

comme un peu d'herbe dure

dans le bruit qui s'en va poignée de foin sec

le vent l'emporte ou pas ça peut rester là

tout le reste aussi la maison pas même

dans la solitude printemps mécanique pelouse

faut la tailler demain c'est toujours pas du silence qui vient.

 

Est-ce que c'est tous ces poèmes comme de la répétition?

je sais pas au moment qu'en voilà un encore

avec pourtant comme du vert

dans soudain les buissons en mars un désordre

avec des feuilles pourries dans

à cause du vent avec le vert maintenant

ça fait une drôle de saison neuve et vieille

est-ce que c'était pareil l'année dernière? j'en ai rien dit

pourtant j'en ai écrit des poèmes ça a servi à

je me demande bien quoi ça a disparu

des mots qu'on a dit j'ai mal entendu.

 

 

Nous pouvons lire et entendre ici le déhanchement ou le boitement d'une parole défaite, comme mal assurée d'elle-même: un chant peu sûr, cherchant sa langue ou son articulation. Le poème est "bougé", comme on le dirrait d'une photographie floue. Ce bougé poétique ou rhétorique signifie un rapport tremblé du sujet à sa propre identité. C'est ici la voix qui fait hésiter la grammaire. Comme Verlaine, James Sacré cultive un art savant de la méprise, de l'approximation, de la négligence, voire de la faute.


Ces poètes retrouvent donc des qualités d'instrumentistes. Ils jouent le jeu de la langue, malgré tout. Leur écriture paraît dépourvue d'a priori formels. Elle ne repose sur aucun postulat. Le « nouveau lyrique » part à l'aventure dans la langue à partir de son désir de prendre langue. Il sait que la langue est un piège, que l'image est une tromperie, que le sujet est un leurre. Cela n'empêche pas que dans le langage il y ait « de l'image et du sujet ». Peut-être doit-on parler ici d'écritures sans théories, a-théoriques, ou post-théoriques. Lassées du théorique, lassées surtout des exclusions ou des réductions qu'il implique, et de l'intellectualisme qui souvent s'y attache.

 

Ces écritures n'affichent pas de signes externes de négativité ou de modernisme; elles font plutôt l'expérience d'une négativité interne. Si elles posent, comme Bonnefoy, Jaccottet, Du Bouchet, la question du lieu, c'est en renouant avec sa géographie et son histoire locale.

Au "verger", ou à "la clairière" (lieux abstraits et essentialisés figurant la plénitude un instant renouée d'un rapport au monde), viennnent se substituer des lieux concrets très ordinaires : les « gares » et les « banlieues » chez Réda, les terrains vagues chez James Sacré, ou, pour Guy Goffette, une simple cuisine de province. Voici un extrait de l'un de ses poèmes :


 

Peut-être bien que les hommes après tout

ne sont pas faits pour vivre dans les maisons

mais dans les arbres

et encore

pas comme l'écureuil ou le singe d'Afrique

qui sont des enfants espiègles et craintifs

mais comme les oiseaux

et encore

pas comme le loriot bavard ou le geai plus rogue

qu'un chien de ferme et plus insupportable

qu'une porte qui grince

mais comme les oiseaux de haute volée de longs voyages

qui n'y viennent que pour le repos

échanger quelques nouvelles lier connaissance

et prendre un peu de sang nouveau

avant de s'enfoncer dans le silence et l'anonyme

gloire du ciel [...]

 

 

Nous renouons ici avec la simplicité d'une parole qui semble couler de source, aller de soi, et qui ne craint pas d'afficher son apparente naïveté.

Cet essai ne constitue guère qu'une mise en perspective, une ouverture, une initiation très partielle à laquelle seule la lecture individuelle des oeuvres pourra donner un sens. Les quelques balises que plantent les quatre infinitifs retenus pour caractériser les tendances les plus remarquables qui émergent successivement au fil de ce demi-siècle, ne sauraient occulter une multitude de parallèles ou de croisements possibles entre les courants et les oeuvres. Ces quatre catégories ne sont nullement exclusives les unes des autres. Toute poésie en effet, quelle qu'elle soit, a à voir avec « l'habiter » car elle met en cause la manière dont l'être humain se situe dans le monde, l'aménage et l'occupe.


Elle est une affaire de « figuration », car elle est cet espace de langage où travaillent de concert les figures de la langue, le visages du sujet et les aspects des choses. Elle constitue un processus de « décantation », dans la mesure où elle interroge la langue, l'analyse, en prend soin, et procède au « nettoyage de la situation verbale ». Elle demeure enfin une question « d'articulation », puisque chaque oeuvre établit une relation singulière entre un sujet, un langage et un monde.

 

 

 

Pour citer cet article

 

 

Jean-Michel Maulpoix, « La poésie française depuis 1950. 1980 : Articuler. Un lyrisme critique ? » (article reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur, 1er éd. 1999, url. http://www.maulpoix.net/articuler.html), in Le Pan poétique des muses|Revue internationale de poésie entre théories & pratiques : « Poésie, Danse & Genre » [En ligne], n°1|Printemps 2012, mis en ligne en Mai  2012.

URL. http://www.pandesmuses.fr/article-la-poesie-102954628.html ou URL. http://0z.fr/MCTpt
 

 

 

Pour visiter les pages/sites de l'auteur(e) ou qui en parlent

 


 

http://www.maulpoix.net/index.html

 

 

http://www.u-paris10.fr/1768/0/fiche___annuaireksup/&RH=rec_rev

 

Jean-Michel Maulpoix

 

Jean-Michel Maulpoix - Littérature - France Culture

 

Jean-Michel Maulpoix - Wikipédia

 

 

Auteur(e)

 

 

 

Jean-Michel Maulpoix

 

 


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