23 mai 2012 3 23 /05 /mai /2012 05:30

 

 

 

 

Exclusivité 

   

 


 

Texte inédit

 

 

 

 

Les contraintes et l’envol


Notes brèves sur Cecilia Bengolea, François Chaignaud,

la danse, le genre et la poésie

 


Michel Briand

 

 

 


 

 

1. Euripide dans les cintres : Castor et Pollux (2010)


(Bienveillantes à la peau noire, vous qui ) / vous élancez à travers l’éther vaste, châtiant / le crime de sang, châtiant le meurtre, / je vous supplie, je vous supplie, / d’Agamemnon / laissez le fils oublier la rage / de sa folie délirante. Hélas, à quelles peines, / malheureux, t’es tu adonné et livré, / quan dtu as accueilli la parole du trépied que Phoibos a proclamé, sur le sol / où se trouvent, dit-on, les replis du nombril du monde … 

Je me lamente, je me lamente, / la grande prospérité n’est pas stable, chez les mortels. / Comme la voile d’un navire rapide qu’agite une divinité / et il la submerge de peines terribles, comme dans les vagues violentes et destructrices de la mer .

 

Telle est une traduction possible des vers 321-331 et 339-334 de l’Oreste d’Euripide (408 avne). Dans le premier stasimon de la tragédie connue, dès l’Antiquité, pour sa musicalité virtuose. Ces vers sont accompagnés d’une notation ancienne, dans le papyrus Wien G 2315, publié à la fin du XIXe siècle, et ce chant, de genre enharmonique, est l’un des plus anciens auxquels on puisse redonner vie, en grec ancien. Et c’est ce que chantent, du haut de leurs trapèzes actionnés de câbles et filins, Cecilia Bengolea et François Chaignaud (CB et FC), dans leur pièce à l’intitulé mythologique, Castor et Pollux. Comme un chœur réduit à un duo, visible pour le public, allongé au sol, non pas d’en haut, mais de dessous, le visage tourné vers un ciel obscur. La voix descend des cintres, au lieu de s’élever de l’orchestra, et, prononcées par des modernes qui ne pratiquent pas leur langue archaïque, ces plaintes sont troublées, soufflées, incarnées par des corps en flux rapide, acrobatiques descente et remontée. Le public non averti reconnaît peut-être des mots (Agamemnonos) et repère les répétitions pathétiques (kathiketeúomai « je supplie » et katolophúromai « je me lamente »). La mélodie poignante, passée au filtre d’une suffocation, affecte le public, accompagnée de timbres complexes, de distorsions graves ou suraiguës, puis fragmentée, animalisée, en éclats de chants d’oiseaux avides ou blessés, de grognements menaçants ou fragiles. Comme les sirènes odysséennes, qui sont des monstres ailés. Cette danse est poétique : elle transmet la force de la tragédie, où le destin de héros transportés d’hybris, et toujours chutant, peut prendre aux tripes le public, ému d’horreur et d’empathie cathartiques. Avec une différence : la tragédie d’Euripide finit bien, comme souvent les tragédies grecques, et son dénouement est comique ; la danse moderne (le Castor et Pollux de 2010), d’une liberté artistique revendiquée, n’est pas un rite d’institution politique ou religieuse mais un spectacle, d’abord. Du moins pour le spectateur post-moderne qui résisterait à ces envols et précipitations folles et préfèrerait le plaisir un peu mou d’une bonne distance. Mais certains spectateurs lâchent prise et se laissent participer, par leur corps même, à ce jeu de métamophoses vectorielles, qui offre le plaisir d’un élan puissant d’humanité héroïque.

 


2. Des marionnettes de chair et de souffle

 


Car il peut s’agir d’un rite purgatif, renforcé par la position contemplative proposée au public, une theorie au sens étymologique, l’observation en contre-plongée d’un monde en mouvement harmonique et tendu, un kosmos d’idées, d’apparences en circulation. L’identification émotionnelle et kinesthésique avec les danseurs acrobates est intensifiée par le dispositif : ce ciel n’est pas un espace de liberté, puisque ce sont les manipulateurs au sol, deux de chaque côté, qui, dirigent les corps, soumis, mais aussi capables de décisions. Les dieux qui maîtrisent les corps sont au sol, les marionnettes en l’air, les uns résistent aux autres, répondent à leurs sollicitations et résistances, dans une dialectique sans fin. Et, comme le dit Kleist (Sur le théâtre de marionnettes), ce type de contrainte, entre rigueur et souplesse, provoque la grâce, le jeu quasi-divin du corps avec la pesanteur, toujours à reprendre, toujours à assurer (comme en escalade). Ici, les danseurs sont des marionnettes, aux gestes d’innocence et de grâce, au-delà ou en deçà de l’intention, trop humaine, mais, en même temps, ce ne sont pas que des pantins : ils chantent, s’accrochent, communiquent d’un regard, d’une main, d’un pied, s’entremêlent et se séparent, jouant un jeu de hasard et de stratégie, entre infini et limites, stupeur animale, élan sublime. Donc marionnettes de chair et de souffle, corps énergisés et mécaniques, et d’un état à l’autre, en passage, entre deux, comme une image troublée, en mouvement, du spectateur lui-même, au sol. L’héroïsme d’une condition humaine, fragile et vigoureuse, bestiale et spirituelle, hasardeuse et normée, voire masculine et féminine, telle que la donnent en spectacle ces deux étoiles monstrueuses, à la peau diaprée et grisâtre, selon l’instant.

 

 

3. Des étoiles et des monstres.

 

Les noms Castor et Pollux désignent les étoiles principales de la constellation des Gémeaux, qui, dit-on, passent alternativement l’une devant l’autre, comme les deux frères héroïques, les Dioscures (« garçons de Zeus »), ont alterné, avant leur catastérisme, séjour de six mois aux cieux et aux enfers. Selon la version courante, leur mère, humaine, Léda, épouse de Tyndare à Sparte, et aimée de Zeus, sous forme de cygne, a donné naissance au couple Hélène - Pollux, immortels, puis à Clytemnestre et Castor, mortels : à la mort de son frère, Pollux intercéda pour partager avec lui l’immortalité et la mortalité. Les « jumeaux », participants émérites à l’expédition des Argonautes, sont des figures exemplaires de l’athlétisme, et, plus largement, du cycle du temps, et des protecteurs de la navigation. Ces noms évoquent une constellation de valeurs, dont le spectacle ne parle pas, comme une allégorie dramatique en demande d’interprétation, mais qu’il incarne en acte, du début à la fin, quand les danseurs trapézistes se cherchent, se poursuivent, s’agrippent et s’étreignent, s’embrassent puis se repoussent, ou encore, dans leurs mouvements voulus et empêchés, et leurs déplacements, lents et retenus, ou féroces et fulgurants, s’esquivent et s’évitent, se manquent, se heurtent, à répétition. L’apothéose céleste aboutit à une soumission tremblée aux cycles du destin, qui triomphe, comme l’ensemble du dispositif le montre, figurant, tissée de câbles et rayons lumineux, l’anánkê grecque, la nécessité, d’autant plus pathétique et fixée qu’elle se met en scène dans le mouvement infini des astres. Et qu’elle se montre et se crie comme le contraire du divin, l’animal, le désordonné, l’inconséquent, dans une pièce de quarante minutes où l’ordre fatal s’exhibe, par exemple dans les costumes des manipulateurs, grands prêtres de fantasy ou divinités de cultes oubliés, mêlés d’incertitude et de fragilité voulues. Le destin des étoiles et monstres mythiques (qu’on montre, avec horreur et fascination) est une machine infernale, autant qu’une cérémonie mystérieuse, en partie parodiée. Grand spectacle réglé, au-dessus et sur nous, mais aussi inquiétudes et failles de ce qui fait de ces pantins volants des corps vifs. La poésie occidentale, dès ses origines grecques, chez Euripide, s’affronte à cette tension ; la chorégraphie contemporaine, aussi, mais d’abord par le corps dansant et ce qu’on peut en sentir.

3bis. CB et FC savent aussi penser et parler, comme le montrent leurs commentaires écrits ou leurs réponses à des entretiens. Il y a chez eux de la méta-danse, réflexive et réfléchie, empreinte d’histoire et d’engagement esthétique/éthique. Mais (ou de ce fait même) quand ils dansent, ils dansent, et face à Castor et Pollux (ou en dessous) le critique doit (et peut) devenir un spectateur plastique et engagé, un humain observant deux étoiles héroïques et monstrueuses, et vivant avec elles un moment hors du commun. La poésie textuelle ne vient que dans l’après-coup, dans les traces, avec ses imperfections. Un commentaire ne remplace pas l’expérience. Il tente d’en transmettre des frissons.

 


4. Une transe de lenteur et de retenue. Sylphides (2009)

 

Une année avant l’envol contraint de Castor et Pollux, on a pu ressentir l’oppression noire des Sylphides. Une autre transe, froide, issue d’une extrême retenue du souffle et du geste, aussi exhibée que la performance au titre mythologique, mais infiniment plus douloureuse. La contrainte n’est plus filaire et manipulée, elle est une seconde peau de latex, si serrée qu’elle se confond avec la première et que le corps devient matière plastique, modelable par sa surface et dans sa masse, comme la peau est le profond de l’être humain, « en tant qu’il se connaît » (Paul Valéry). Les trois danseurs, car là aussi ils / elles dansent, puisque leurs corps et leurs souffles jouent avec ce qui les enserre, en leur offrant la résistance utile au mouvement des viscères et de la respiration, puis des volumes de chair et d’os, le trio donc agit, dans les limites de la noirceur lumineuse qui les façonne, quand chacun, des deux danseuses et du danseur (neutralisés par une surface élastique similaire ?), anime et réveille un membre ou l’autre, puis se lève, et, grâce au souffle reversé dans ces enveloppes, par une divine machine qu’actionne une Moire attentive, redevient un corps vivant, à l’intérieur d’un sac gonflé d’air, puis en dehors.

 

 

4bis. Les préliminaires devenus spectacle

 

Dans les Sylphides, il y a une seconde partie, dont l’exubérance joyeuse, de bras levés en attitude, sourires lumineux et sauts spiralés, répond à l’intitulé, au parfum néo-romantique ou moderne, entre émerveillement, fraîcheur et jubilation pastorale ou sylvestre, qu’on pense à la Sylphide de 1832 et à ses avatars (Théophile Gautier : « des ronds de jambe et des ports de bras qui valent de longs poèmes ») ou aux Sylphides de 1909, par Fokine pour les Ballets Russes. En 2009, chez CB et FC, cette floraison finale était peut-être, dans un premier temps, le centre de la pièce, un rituel de libération dont les limbes de latex étaient la préparation, un travail initialement réservé aux coulisses, en amont du spectacle, un hors-scène, un obscène préliminaire qui intensifie les sensations exhibées ensuite. Mais les spectateurs auraient manqué l’essentiel de cette éclosion, s’ils n’avaient partagé les exercices préparatoires, au point de craindre, voire de ressentir en eux-mêmes, le risque de l’étouffement, la discipline fondamentale, typique du ballet classique, que le spectacle devenu traditionnel voile de tulle et de grâces. Ce long préambule, monstration de chrysalides sombres, forme le fond noir et brillant sur lequel peut se détacher le rose et pastel mat qui, enfin, fleurit la scène. Ainsi que, notamment, la chevelure botticellienne de FC. La référence tragique est encore là, sourde, dans ce hiératique éveil qui mène à une explosion bacchante, au moins pour le spectateur, puisqu’il s’agit d’une libération, aux sources contraintes elles-aussi. Heureusement, la fin est joyeuse et change, en retour, l’expérience précédente. Un mouvement inverse aurait été sinistre, un « no future » sans humour, une déchéance entropique toujours possible sur scène, mais qui, peut-être, serait inadaptée à la force de vie, pathétique et comique, sensible en tout cas, qui parcourt les pièces ici évoquées.

 


4ter. Poétiques du noir et du rose


Tout ce rose de la fin, dans les costumes comme sur la peau nouvellement venue à la lumière, après la gestation du début, est plus que rose, du fait de son apparition sur une scène au sol noir et de sa naissance hors d’une matière elle-même plus que noire, morte et luisante, un linceul organique et originel, inversé par rapport au voile blanc qui couvre un cadavre. Le corps mourant, en « agonie » (combat, lutte, sportive mais aussi existentielle), et en angoisse, est à l’origine de la vie, plutôt qu’à sa fin, dans ce rite évocatoire qu’on imagine comme profondément, et superficiellement, par la peau, optimiste. La contrainte de départ, si longuement larvaire, fait de l’illumination éphémère (« sur un seul jour ») de la fin, une vie de bonheur, courte mais intense, à la façon d’un envol frénétique de papillon, qui sait et sent qu’il ne vit qu’un instant et le danse, sans économie ni mesure. Il y a là une dimension utopique qui transporte, à la fin, et sauve ce qui précède de la pire souffrance, celle qui n’aboutit à rien.

 

5. Du trouble dans la performance


Judith Butler, dans Trouble dans le genre, fait de l’identité (sur le plan sexuel, érotique, genré) une construction culturelle et sociale, liée à l’appartenance à une communauté active, mais surtout une performance, construction et présentation de soi (corporelle et discursive) toujours à refonder, réorienter, comme un réel processus de subjectivation. Proche d’un mouvement queer, désigné par l’insulte (« tordu ») reprise en défi par ses acteurs, la philosophe critique fait du drag une figure de la performativité du genre, en tant que rôle, poétique (de soi) au sens étymologique. Et l’intérêt profond de CB et FC pour ces questions, et pour celles / ceux qui les incarnent et les vivent, les a fait collaborer à des projets collectifs, de structure rhizomatique, et non pyramidale, où le chorégraphe se dissout, au profit de performances individuelles, issues du vogueing, ou d’une danse orientale, d’un spectacle de cabaret, d’une opérette, d’un hip-hop  hybrides, alternatifs et rebelles … On pense à la soirée multiforme Dans le collimateur, présentée le 28 janvier, au Théâtre Auditorium de Poitiers, avec des performeurs singuliers, Sothean Nhieim, Marle Monteira Freitas, Ylva Falk, Alex Mugler ou Alexandre Paulikevitch … Il s’agit de danser avec les normes, du sexe et de la danse, précisément du genre, au double sens du terme, du moins en français, genre sexuel et genre chorégraphique.

 


5bis. Fleurs de sexe I : (M)IMOSA (2011)

 

C’est ce qui se passe dans (M)IMOSA Twenty Looks or Paris is Burning at the Judson Church (M) (2011). La contrainte fondamentale, par rapport à laquelle se construit la danse, est par exemple celle que subissent de jeunes gays latinos ou noirs, pauvres, à cause de leur inadéquation, de leur incorrection par rapport aux assignations de genre reconnues, et par leur travail de résistance politico-festive : n’ayant rien à perdre, face au mépris, leur affirmation de soi comme sujet (individuel et collectif) passe par l’inversion de l’injure, devenue définitoire, la promotion de l’indécidable et le passage à la limite et à l’entre deux instable, dans la gestuelle (mains maniéristes et cambrure dionysiaque), l’état de corps (mollesse désinvolte et tension violente, et surtout passage de l’une à l’autre), le maquillage, la coiffure ou les costumes (là aussi, de l’overall monochrome strict, noir ou chair, aux superpositions et échafaudages baroques ou disco-cyberpunk). Ces affaires de danse, dans le cadre de ce que Karine Saporta a pu appeler « danses de résistance » (hip-hop, flamenco, tango authentiques …), sont sérieuses : les gay prides qui commémorent, parfois en l’oubliant, les émeutes de Christopher Street, à New York, en 1969, contre le harcèlement policier, saluent, la fierté des insoumis (leur empowerment) dont l’avant-garde était une troupe colorée de travailleurs du sexe en tout genre, d’efféminés triomphants ou timides, d’usagers de drogue, d’artistes pauvres … De même dans la lutte communautaire contre l’épidémie de sida, le malade est devenu « un réformateur social », comme le disait Daniel Defert, fondateur de l’association Aides et ancien compagnon de Michel Foucault. Éloigné de la danse en apparence, mais qui a vu danser, sur scène ou dans la rue, certaines Sœurs de la Perpétuelle Indulgence, sublimes malades, consolatrices, agressives, gothiques, voit un peu ce dont il est question dans (M)imosa. Les contraintes sont d’autant plus fortes qu’elles concernent la vie même des performeurs, plus que seul spectacle.

 


5ter. Fleurs de sexe II : Pâquerette (2008)


Dans l’intitulé développé de la pièce, Paris is Burning (titre du film documentaire de 1990, sur le vogueing) est transporté at the Judson Church, lieu fondateur de la post-modern dance, encore à New-York, dans les années soixante, autour de Trisha Brown ou Yvonne Rainer. Il s’agit d’une autre rébellion contre les normes du spectacle et d’une autre intégration de la danse dans la vie, ou de la vie dans la danse, comme l’implique aussi l’action d’Anna Halprin : de la logique des scores, directives exploratoires/compositionnelles/expressives (dans Parades and Changes, en 1965, où se dynamisent tâches à réaliser et jeux à créer), aux dernières actions et performances à visée thérapeutique et politique que résume Moving toward Life, 1995. Et CB et FC sont peut-être sensibles à cette affiliation politique et émotive, qu’ils radicalisent. Dans Pâquerette, 2008 (titre du ballet-pantomime d’Arthur Saint-Léon, créé en 1851, sur un livret de Théophile Gautier, intrigue amoureuse et sociale, sur fond de village en fête puis de ville de garnison), on retrouve, comme dans Sylphides, la tentation complexe (parodique mais aussi nostalgique ?) du ballet romantique, voire baroque, l’emploi de contraintes corporelles fortes et la mise en scène de questions sexuelles vives. Cette pièce se focalise sur l’anus, comme organe dont la pénétration, avec les doigts ou un godemichet, est rarement mise en scène en danse, contemporaine ou non. La dialectique de la contrainte et de la libération, du défi et de la soumission, de la résistance aux normes et de la référence (culturelle / politique, esthétique / éthique), du spectaculaire et de l’intime, est revendiquée, exposée, soulignée et en même temps troublée et voilée, par les postures, les expressions du visage, les souffles, gémissements ou rires. Le spectateur hésite entre plusieurs sentiments et interprétations et peut apprécier cette incertitude, ou s’en agacer : innocence / feintise, engagement / humour, violence / jeu. D’une création l’autre, il n’y a pas une évolution linéaire mais plusieurs fils qui trament un ensemble  cohérent et variant à la fois.

 

6. Plasticité vivante au néon. Duchesses (2009)


Dans Duchesses, FC forme un duo, non pas avec CB, mais avec Marie-Caroline Hominal, qui, sur son site web (madmoisellemch) présente la pièce avec un sous-titre cosmologique : Vehicle of the Universe / constant minimal hooping. La contrainte est énergétique et mécanique, celle des mouvements incessants que doit accomplir chaque danseur pour entraîner son hoola-hoop dans une révolution sans fin ( quarante minutes), mais aussi physiologique et émotive, celle de la nudité totale des deux performeurs et de la dureté métallique des socles brillants sur lesquels ils se produisent, illuminés/obscurcis de néons variables et d’ombres portées. Comme dans Castor et Pollux et Sylphides, le spectateur assiste à une transe, provoquée par un dispositif contraignant/libérateur, et, s’il accepte d’être transporté par une telle empathie kinesthésique, il participe lui-même de cette transe. D’autant plus intensément que l’apollinien (effets de sculpture antique marmoréenne, apaisée) se mêle au dionysiaque (yeux en extase, cassures du cou, cambrures excessives), ainsi qu’à d’autres références diverses, baroques ou pop, et que la répétition à l’extrême du même mouvement spiralé, centré sur le bassin, fait des deux danseurs des hybrides de statues et d’animaux humains, encore similaires à des êtres de fiction mythologique ou fantastique.

 


7. Épilogue : rites de délivrance et d’ajustement.  Danses libres (2010)


Un dernier exemple fera peut-être savourer cette tension entre l’archaïque et l’hypermoderne, qui, selon Giorgio Agamben, définit le véritable contemporain, et pourrait éclairer, indirectement, les recherches observées ici :

« Les historiens de l’art et de la littérature savent qu’il y a entre l’archaïque et le moderne un rendez-vous secret, non seulement parce que les formes les plus archaïques semblent exercer sur le présent une fascination particulière, mais surtout parce que la clé du moderne est cachée dans l’immémorial et le préhistorique. (…) C’est en ce sens que l’on peut dire que la voie d’accès au présent a nécessairement la forme d’une archéologie. » « C’est comme si cette invisible lumière qu’est l’obscurité du présent projetait son ombre sur le passé tandis que celui-ci, frappé par le faisceau d’ombre, acquérait la capacité de répondre aux ténèbres du moment. » (Qu’est-ce que le contemporain ?).

Avec CB et FC, nous voyons une danse engagée dans l’extrême présent, tissée de provocations, rébellions, douleurs, affirmations fortes, mais aussi de paillettes ballroom et de rires transgenres, comme dans la durée fondamentale, en quête d’une nature et de corps convulsifs ou somnambuliques, et de couleurs et d’énergies élémentaires, vibrantes. Ce qui apparaît dans les Danses libres, où sont réveillées, par les chorégraphies de Malkovsky, les aspirations d’Isadora Duncan à la réconciliation et la communion de danseurs en harmonie avec leur propre corps, les autres et leur environnement. Dans la simplicité nue du plaisir d’aller mieux et de le sentir en mouvement.

Le jeu avec les règles et mesures, par d’autres contraintes, douces en apparence mais fortes au fond, fait de ce type de performance une expérience hors-normes, pour les danseurs et pour le public. C’est une danse entre deux : au delà et en deçà des genres, des mouvements esthétiques, des injonctions traditionalistes ou post-modernes. Mêlant archaïque et contemporain, éphémère et vital, humain, fantomatique et bestial, pudique et obscène, cette création, comme un mouvement spiralaire, de pièces en performances, relie poésie (poiêsis) et danse à plusieurs niveaux : celui de l’invention des contraintes physiques, mentales, affectives ou spectaculaires qui provoquent en retour émancipation ou catharsis ; celui de la création et transformation de soi et des autres, par l’expérimentation radicale et pourtant, en alternance, bienveillante, voire sans-gêne ; celui, surtout, de la composition, mise en ordre, en scène, en mouvement, de forces et formes venues de loin et reformulées, transfigurées, ici et maintenant. Pour revenir, en boucle, au chant d’Euripide, on peut affirmer que cette danse est fondamentalement classique : elle tente de trouver, plutôt que des modèles normés et conformistes (tels qu’en créent certains néo-classiques ou post-modernes), une énergie austère et des exercices rigoureux qui aident à faire avancer, y compris en alliant dérision et tragique, suivant des gestes à la fois sensibles et pensés, vivants donc, sous une apparence futile ou dure. Cette danse est une poésie classique, en ce sens.

 


 

Références bibliographiques 


 

AGAMBEN Giogio, Qu’est-ce que le contemporain ? (trad. M. Rovere), Rivages, 2008.

BÉLIS Annie, « Euripide musicien », in Georges-Jean PINAULT (dir.), Musique et poésie dans l’Antiquité, Erga, PU Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, p. 27-52.

BRIAND Michel, « Décrire, peindre, évoquer la mythologie classique : de Cy Twombly à Philostrate, et retour », in  P.-C. Buffaria & P. Grossi, Réinventer les classiques / Reinventare i classici, Cahiers de l'hôtel de Galliffet, 2010, p. 113-129; « Amphion et la danse des pierres : sur un discret dialogue entre Philostrate et Paul Valéry », in S. Ballestra-Puech, B. Bonhomme & Ph. Marty (éds.), Musées de mots. L'héritage de Philostrate dans la littérature occidentale, Droz, 2010, p. 113-136; « Interplays between Politics and Amateurism : Ritual and Spectacle in Ancient Greece and some Post-modern Experiments (Castellucci, Bagouet, Duboc, Halprin) », (SDHS 2010 Conference, Dance and Spectacle, Guilford/London) : http://sdhs.scripts.mit.edu/proceedings/2010/#papers, p. 33-48 ; « Danse-récit (et action)/danse matière (et création) : pour une esthétique comparée de l'antique et du contemporain, d'Homère et Lucien à Gallotta, Chopinot, Duboc, et retour », Colloque "Présence de la danse dans l'antiquité - Présence de l'Antiquité dans la danse" (12-2008), Clermont-Ferrand, org. R. Poignault, à par. en 2012.

BUTLER Judith, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion (trad. C. Kraus, de Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, 1990), La Découverte, 2005.

FRIMAT François, « Danse avec le genre », in « Genre et sexe : nouvelles frontières ? », revue Cités, 44, 2010, p. 77-89.

HALPRIN Anna, Mouvements de vie (trad. E. Argaud et D. Luccioni, Moving Toward Life, 1995), Contredanse, Bruxelles, 2009.

KLEIST Heinrich von, Sur le théâtre de marionnettes (trad. B. Germain), Sillage, 2010.

VALÉRY Paul, L’idée fixe ou Deux hommes à la mer, 1933, repris dans Œuvres complètes II, La Pléiade, Gallimard, 2004.

William MARX, Le tombeau d’Œdipe. Pour une tragédie sans tragique, Minuit, 2012.

 

 


 

Pour citer cet article

 

 

Michel Briand, « Les contraintes et l’envol. Notes brèves sur Cecilia Bengolea, François Chaignaud, la danse, le genre et la poésie  », in Le Pan poétique des muses|Revue internationale de poésie entre théories & pratiques : « Poésie, Danse & Genre » [En ligne], n°1|Printemps 2012, mis en ligne en Mai  2012.  

URL. http://www.pandesmuses.fr/article-contraintes-102659955.html ou 

URL.  http://0z.fr/cYWf6


 

 

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[PDF] 

Michel BRIAND

http://www.aplaes.org/node/289

 

 

 

Auteur(e)

 

 

Michel Briand

 

 

Michel Briand, professeur de langue et littérature grecques à l’Université de Poitiers, équipe de recherche EA 3816 FoReLL (Formes et représentations en linguistique et littérature). Domaines de recherche et d’enseignement : poésie et fiction, rhétorique, histoire des représentations et du corps, dialogue des arts et danse, dans l’Antiquité grecque et dans les références modernes et contemporaines à l’Antiquité. Nombreux travaux p. ex. sur Homère, Pindare, la poésie alexandrine, Lucien de Samosate, le roman ancien, la relation texte/image, le genre, le regard, la danse, Paul Valéry…

 

 

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