Dossier mineur | Textes poétiques
Extrait de
Naevus Bleuet, chapitres 43 à 45,
Éditions Cockritures, 2015
Cet extrait est reproduit avec l'aimable autorisation de
l'auteure et de sa maison d'édition Cockritures
© Crédit photo : Première de couverture illustrée de Naevus bleuet.
Elle ne marmonnait plus. De cela, il était certain. Elle s’enfermait parfois dans la salle de bains, mais pas très souvent, et pas très longtemps. Il l’avait épiée pendant des heures, sans qu’elle s’en aperçoive. Elle passait le plus clair de son temps à tricoter devant la cheminée en écoutant Mozart. Inlassablement Mozart, L’Ave verum, encore et encore, du matin au soir.
Et si ça recommençait ? Si ça recommençait comme avant ? Mais avant, elle ne faisait pas ça. Mozart, oui, mais pas autant. Avant, c’était… Rien à voir, non, non, ce n’était pas ça. Ça ne pouvait pas être ça. Elle aimait Mozart ? Et alors ! C’était son droit.
Oui, mais à ce point-là…
Et puis, du jour au lendemain, il n’y en eut plus que pour Schubert. Au début, ça le rassura : il n’y avait pas que Mozart. Oui, mais l’opus 100, cent fois répété, et jour après jour, c’était tout de même un peu inquiétant, non ?
Mais non ! Elle avait des lubies, des passions. Chacune durait un temps, avant de laisser la place à une autre, qui elle-même serait remplacée par une autre, et ainsi de suite, pour enfin revenir à la première, boucle bouclée, cercle parfait. Infernal ? Non, non… une manie inoffensive, tout au plus. Markus avait décidé de bannir à tout jamais de son vocabulaire le mot obsession. Elle avait toujours été un peu bizarre. Même ses copines le disaient. Toutes, elles le disaient : Amandine ? Elle est un peu spéciale. Et elle en convenait volontiers, ça la faisait même sourire, parfois. Spéciale, étrange, originale, bizarre, elle l’avait toujours été. Pourquoi changerait-elle ?
Pourtant, pendant les deux années passées à s’occuper de Mathilde, elle ne passait pas son temps à écouter le même CD à longueur de journée. Est-ce qu’elle allait mieux, alors ? Peut-être. Ou alors, ça lui manquait terriblement, mais elle prenait sur elle, à cause de Mathilde. Mais non : elle n’avait pas une minute à elle, la malade l’occupait entièrement, voilà où était la vérité. Il n’aurait peut-être pas dû l’étouffer sous l’oreiller.
[…]
Je fais bien attention. Parce que s’il me voit, s’il m’entend, il va croire que… et alors, la clinique. Mais il ne m’aura pas. Il ne m’aura pas parce que je ne suis pas folle, pas folle du tout, c’est lui, c’est eux tous, mais c’est lui, oui, lui surtout. Qu’est-ce qu’il croit ? Que je ne le vois pas ? Il me surveille, il m’épie, il m’observe. Tout comme les autres. Oui, eux aussi. S’ils s’imaginent que je ne le sais pas ! Je les vois, tous, ils sont là, ils me regardent et ils parlent, ils disent des choses, et quelles choses ! Je les entends, je sais tout, tout ! Depuis le temps ! Ils en ont après moi, tous autant qu’ils sont. Rouge, moi ? Rousse, oui, mais pas rouge. Ce n’est pas la même chose, pas du tout, mais eux, ils ne voient pas la différence, ils sont comme ça, tous pareils, ils ne savent pas. Ne veulent pas savoir. Ne sauront jamais. Bêtes immondes qui me narguent, qui me tancent, qui me jaugent et me jugent du haut de leur blondeur, du haut de leur noirceur. Âmes pourries, avilies. J’avais cru pourtant… mais non, aucun espoir…
les choses ne changent pas
pas plus que les gens on croit qu’ils peuvent changer que tout peut changer on veut y croire on y croit presque mais non rien ne change jamais même lui oui même lui
lui surtout il dit qu’il m’aime mais la vérité sa vérité leur vérité à tous AU FEU LA ROUGE mais c’est fini bien fini ils ont bien failli m’avoir une fois déjà il s’en est fallu de peu s’en est fallu d’un cheveu de rousse mais ça a raté alors maintenant ils recommencent mais ils ne m’auront pas
pas plus que la première fois ils ne m’auront jamais et lui pas plus que tous les autres des bêtes assoiffées de sang
sang rouge lui comme les autres mais ils auront beau faire tous autant qu’ils sont ils ne m’auront pas je ne sortirai plus d’ici ici ils ne peuvent pas me voir pas de fenêtre et bien attrapés tous oui bien attrapés attrapés attrapés attrapés j’ai ce qu’il faut voilà comme ça encore encore
plus rien voilà c’est bien
comme ça maintenant lui et eux
eux et lui bien attrapés tous
bien attrapés tous autant qu’ils sont
[…]
Il la trouva à l’étage, dans la salle de bain de leur ancien appartement où ils ne montaient plus jamais.
Ciseaux ouverts à ses pieds, X d’acier froid et menaçant qui brillait sur la masse des cheveux coupés.
Crâne nu mais rouge encore.
Rouge du sang qui s’écoulait en fins filets, barbouillant ses épaules, son front, ses joues diaphanes de rousse. Elle était là, immobile, assise sur le rebord de la baignoire. Ses yeux grands ouverts ne cillaient pas. Absente. Ailleurs. Muette, immobile, souriante. Comme statufiée.
Il la porta jusqu’à la chambre qu’elle avait faite sienne, nettoya et pansa ses blessures puis s’allongea tout contre elle, sur le grand lit des parents dont depuis des mois elle l’avait banni. Il la berça longtemps : Ma chérie, mon amour, ma mie, mon aimée, reviens, ne me laisse pas, qu’est-ce que je deviendrais sans toi, sans toi je ne suis rien…*
* Voir la page du livre chez l'éditeur : http://cockritures.fr/naevusbleuet/index.html
***
Joan Ott, « Extrait de Naevus Bleuet, chapitres 43 à 45, Éditions Cockritures, 2015 », Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N°6|Printemps 2017 « Penser la maladie et la vieillesse en poésie » sous la direction de Françoise Urban-Menninger, mis en ligne le 28 avril 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/2017/naevusbleuet.html
© Tous droits réservés Retour au n°6|Sommaire ▼