Lettre n°12 | S'indigner, soutenir, lettres ouvertes, hommages
Hommage à Françoise Héritier
Crédit photo : Françoise Héritier, image trouvée sur Commons
Je connaissais l'écrivaine, j'ai découvert à l'occasion de sa mort l'anthropologue et l'intellectuelle. J'avais en effet lu avec un grand bonheur Le sel de la vie, puis Le goût des mots. Elle y dressait l'inventaire des petits bonheurs à l'image de Philippe Delerme mais dans une version plus nerveuse, à mon goût plus consistante, l'inventaire poétique des milles émotions ou sensations qui nous font la vie plus douce. Puis dans Le Goût des mots, c'était notre jouissance du langage qui était mise sur la table. Reproduisant la jubilation enfantine de la découverte du langage, elle la transposait à l'âge adulte autour de ces façons de parler (qui lui étaient intimement personnelles mais invitant à faire de même) qui nous sont propres et qui scellent notre identité : seul le langage est un critère suffisant de l'identité rejoignant peut-être les travaux de Julia Kristeva sur la symptomatique de la langue qui montrait que la plupart des dépressions étaient liées à une agression de l'identité langagière ou d'autres intellectuels sur cette question. Modestement, j'ai fait ma psychanalyse avec Ali Magoudi qui m'avait dit au détour d'une séance alors que je me posais des questions sur la religion : « vous parlez français ? alors vous êtes catholique ! », drôle de façon de renverser le débat sur cette fameuse question de l'identité religieuse. Nous sommes tous catholiques, et alors ? Nous ne devons pas pour autant croire ou pratiquer.
Tous ces intellectuels en tous cas se rejoignait dans cette expérience de la langue comme fondement de l'identité d'un être et Françoise Héritier avait pour moi su si bien poétiser la question, entrant dans le sillon de Jacques Darras, me semble-t-il, pour qui l'expérience poétique est intimement liée à une jouissance de sa propre langue. Frayant dans des sphères bilingues, je m'étais alors dit que la seule démarche honnête en la matière c'est de penser la langue de l'autre comme une aventure et non pas comme une gageure (« devenir bilingue = ne faire aucune faute ou connaître par cœur la littérature de l'autre » est une bien maigre définition de l'apprentissage d'une langue et de la confrontation avec une culture). Elle a été, donc, dans tout ce parcours, proprement littéraire certes mais teinté de réflexion sur le phénomène langagier lui-même, un phare.
À l'occasion de sa mort, j'ai lu quelques articles, vu quelques photos (un visage d'une beauté extraordinaire dont émane la douceur de qui ne s'est jamais réfugié dans la défiance), entendu les témoignages très émus de ses amis. Je découvre surtout cette idée merveilleuse de l'aliénation originelle des femmes et retrouve un sens à mon combat féministe. Ne pas avoir peur de maîtriser sa fécondité, ne pas avoir peur de parler face aux diverses violences subies. Des idées pleines de lumière. À l'image de cette trouvaille entendue ce soir sur France Inter. À la question des enfants « comment on fait les bébés ? », Françoise Héritier préférait dire que l'homme mettait la moitié de la petite graine dans le corps de la femme et non pas la petite graine tout court. Quelle merveilleuse ode féministe à la procréation ! C'est redonner aux femmes toute leur place... Un résumé parfait de sa pensée.
Françoise Héritier faisait partie de cette génération d'intellectuels qui ont porté l'espoir à partir des années soixante-dix. Puisse sa lumière nous éclairer et nous émerveiller encore longtemps.
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Pour citer ce texte
Laure Delaunay, « Hommage à Françoise Héritier », Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Lettre n°12, mis en ligne le 20 novembre 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/2017/11/heritier.html
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