Entretien inédit
Entretien avec Wilfride Piollet
Au sujet des Dames blanches et de Mallarmé
Entretien réalisé le 16 mars 2012
Céline Torrent
Mot de l'auteure :
Tous mes remerciements à l'artiste-théoricienne Wilfride Piollet
Q1. Qu’est ce que l’absolu pour vous ?
Wilfride Piollet: Qu’il n’y ait plus de temps. Être abstrait, être à l’intérieur de soi-même, juste un objet de passage...
Q2. Pourquoi le ballet Giselle symbolise-t-il à ce point, pour vous, la danse, et l’amour de la danse ?
WP : Le personnage de Giselle est en constante mutation : elle passe de la vie à l’abstraction de la danse. Au premier acte, elle est la reine des vendanges…
Puis elle est brisée par la folie qui est le passage transitoire, entre son passé et son futur de Willis. Au deuxième acte, il y a Myrta, reine des Willis, reine de la danse. J’ai beaucoup aimé interpréter ce rôle, plus que celui de Giselle au deuxième acte. Myrta est dans cette autorité grave, calme, cette plénitude qui est celle de se savoir reine de la danse ; danse qui a pris le pouvoir sans implication de l’affectif, dans l’abstraction. Le ballet Giselle a été dansé à l’Opéra jusqu’en 18671. Il serait très intéressant de savoir si Mallarmé a vu ce ballet…
Q3. Pourquoi Mallarmé a-t-ilparticulièrementremarqué la Cornalba selon vous ?
WP : On a gardé très peu de chose d’elle en effet. On a seulement retenu que c’était une grande technicienne, par rapport à la Zucchi qui était connue pour son charme, sa sensualité…
La Cornalba, non…
Si Mallarmé l’a remarquée, je pense que c’est parce qu’elle était dans le plaisir de la danse et c’est tout. Elle n’a jamais spécialement fait parler d’elle, elle ne « faisait pas de charme », ou plutôt elle avait le charme qui peut toucher un poète tel que Mallarmé : une façon de s’engager soi-même par rapport à soi-même, lorsque l’on se pousse à accomplir un réel niveau d’exigence.
La Cornalba illustre parfaitement l’idée de l’anonymat, de l’ « impersonnel »…
On ne sait rien d’elle, simplement qu’un grand poète a laissé quelques lignes sublimes sur elle, ce qui est déjà gigantesque ! Nul doute qu’elle possédait une humilité intérieure, était dans l’oubli d’elle-même…
On a dit d’elle qu’elle accomplissait de superbes pirouettes, ce qui est très intéressant car, pour moi, la pirouette c’est la transformation, la manifestation d’une poésie intérieure.
Q4. Est-ce qu'il y a des échos entre la pensée de Mallarmé et la technique de danse que vous enseignez ?
WP : Je suis en train, en ce moment, de synthétiser quarante années de travail sur ma technique des « barres flexibles »2 [elle relit le texte « Ballets » de Mallarmé] « glaive, coupe, fleur »...3
C’est incroyable, cela correspond tout à fait aux images qui résument cette synthèse : il y a le glaive qui est la gravité du corps, la chute…
La coupe, qui est l’assise de la fleur, mobile sur sa tige comme la tête l’est sur son axe … Ces images sont vraiment similaires à celles que j’utilise, à ces métaphores que doit penser le danseur/la danseuse pour réaliser le mouvement. La vérification de l’idée (ou la métaphore) c’est la naissance du désir de mouvement4. Par ailleurs, il me semble que Mallarmé avait compris l’importance de l’autonomie du mot…
Moi, je parle de l’autonomie de chaque partie du corps qui doit être travaillée au niveau de l’imaginaire.
Q5. Et comment reliez-vous la technique des barres flexibles aux Dames blanches ?
WP : Les « barres flexibles » visent à créer un état poétique physique : c’est sentir la gravité en soi. Tel un funambule sur son fil qui n’a aucune tension dans les muscles phasiques (les muscles volontaires). Il n’est que dans ses muscles de posture, comme les dames blanches dont les mouvements sont fluides…
Dame blanche, funambule, dans leur monde d’images intérieures...
Il s’agit, à travers les « barres flexibles », d’être dans l’imaginaire…
Q6. Et votre rencontre avec Mallarmé ?
WP : Mon père m’en parlait énormément, l’admirait beaucoup…
Moi, c’est le fait qu’il ait si bien parlé de la danse qui m’a amenée vers lui. Il est allé jusqu’au bout de ce que l’on pouvait dire du mouvement et de la danseuse…
L’un des plus beaux compliments que l’on m’ait fait en tant que danseuse est de John Cage, au moment où l’on montait Un jour sur deuxde Cunningham. Il m’a dit avant que je n’entre en scène : « Quelle joie que ce soit vous qui dansiez ce soir. Quand vous dansez, c’est comme si vous écriviez un poème ».
Notes
1 La série des textes réunis sous le titre « Crayonné au théâtre » date de 1887.
2 La technique des « barres flexibles » est une technique d’enseignement de la danse classique créée par Wilfride Piollet. La barre de danse classique sur laquelle s’appuie traditionnellement la danseuse disparaît. La danseuse crée par son imaginaire ses propres « barres » dans son corps : la « coordination des différentes parties du corps ne peut se réaliser sans un "axe intérieur" ouvert. Les échanges intérieurs, ces mises en relation que permet l’''ouverture'' [...], je les appelle barres flexibles. Dans mon enseignement, ces barres flexibles sont les outils que j’utilise pour aider le corps à se mouvoir librement, à être "ouvert", comme on le dit d’un esprit ». Wilfride Piollet, Barres Flexibles, op.cit., p.12. Notons que cette technique se base fortement sur la métaphore : il s’agit de penser mentalement le mouvement en termes d’images pour pouvoir l’accomplir physiquement
3 Mallarmé, « Crayonné au théâtre », op.cit., p. 201 : « À savoir que la danseuse n’est pas une femme qui danse, pour ces motifs juxtaposés qu’elle n’est pas une femme mais une métaphore résumant un des aspects élémentaires de notre forme, glaive, coupe, fleur, etc[.] »
4 Nous soulignons parce qu'il s'agit d'une phrase retranscrite (textuellement) de Wilfride Piollet.
Pour citer cet article
Céline Torrent, « Entretien avec Wilfride Piollet », in Le Pan poétique des muses|Revue internationale de poésie entre théories & pratiques : « Poésie, Danse & Genre » [En ligne], n°1|Printemps 2012, mis en ligne en Mai 2012.
URL. http://www.pandesmuses.fr/article-entretien-w-piollet-102884629.html ou URL. http://0z.fr/7Fgn7
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Auteur(e)
Céline Torrent
Céline Torrent prépare un doctorat de littérature française intitulé Poésie et chorégraphie aux XXe-XXIe siècles à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 depuis septembre 2009, sous la direction du Professeur Michel Collot.
Communications
- « Poésie et chorégraphie au XXème siècle », avec la participation de Fabrice Guillot, directeur de la compagnie Retouramont, juin 2010, dans le cadre de « L’atelier actualités de la recherche et de la poésie » dirigé par Michel Collot, 4 juin 2010, Centre Censier, Université Sorbonne Nouvelle-Paris3.
- « Écrire la danse, danser l’écriture » : dialogue avec Laura Soudy, doctorante en littérature, université d’Avignon, dans le cadre de l’ atelier « (D’)écrire la danse », journée d’étude du 3 décembre 2010, organisée au CND de Pantin, par l’Atelier des doctorants du Centre National de la Danse.
Publications
Rédactrice à Entre, L’œuvre est ouverte depuis septembre 2011
- Chroniques agenda danse pour Entre n°1
- « Le corps-biographie comme chorégraphie », entretien avec Cédric Andrieux, Entre numéro double 2 et 3, février-mars 2012
- « De l’autre côté du rideau », entretien avec Alain Batifoulier et Catherine Join-Diéterle au sujet de l’exposition « L’envers du décor », CNCS, Entre numéro double 2 et 3, février-mars 2012
Rédactrice à Paris-Art (http://www.paris-art.com/), rubrique critiques de danse, depuis Avril 2010
- « Ni vu ni connu » de Claudia Triozzi, Avril 2010, url. http://www.paris-art.com/spectacle-danse-contemporaine/ni-vu-ni-connu/triozzi-claudia/6983.html
- « Pièce sans paroles », Annie Dorsen, DD Dorvillier, mai 2010, url. http://www.paris-art.com/spectacle-danse-contemporaine/pieces-sans-paroles/dorsen-annie-/7033.html
- « Poetry event II », Carolyn Carlson, juin 2010, , url. http://www.paris-art.com/spectacle-danse-contemporaine/Poetry%20Event%20II/Poetry%20Event%20II/7066.html
- « Suivront mille ans de calme », Angelin Preljocaj, octobre 2010, url. http://www.paris-art.com/spectacle-danse-contemporaine/Suivront%20mille%20ans%20de%20calme%20%28POUR%29/Suivront%20mille%20ans%20de%20calme%20%28POUR%29/7177.html
- « L’homme à tête de chou », Jean-Claude Gallotta, octobre 2010, url. http://www.paris-art.com/spectacle-danse-contemporaine/l-homme-a-tete-de-chou/gallotta-jean-claude/7197.html
- « Hommage à l’œuvre », Merce Cunningham, novembre 2010, url. http://www.paris-art.com/spectacle-danse-contemporaine/%20Hommage%20%C3%A0%20l%E2%80%99oeuvre%20/%20Hommage%20%C3%A0%20l%E2%80%99oeuvre%20/7224.html
- « La edad de oro », Israel Galvan, janvier 2011, url. http://www.paris-art.com/marche-art/la-edad-de-oro-/israel--galvan-/7300.html
- « Be your self », Garry Stewart, février 2011, url. http://www.paris-art.com/marche-art/be-your-self/garry-stewart/7359.html
- « Faut qu’je danse et Daphnis et Chloé », Jean-Claude Gallotta, mai 2011, url. http://www.paris-art.com/spectacle-danse-contemporaine/Faut%20qu%E2%80%99je%20danse!%20et%20Daphnis%20%C3%A9%20Chlo%C3%A9/Faut%20qu%E2%80%99je%20danse!%20et%20Daphnis%20%C3%A9%20Chlo%C3%A9/7437.html
- « Accords », Thomas Hauert, juin 2011, festival June Events, url. http://www.paris-art.com/spectacle-danse-contemporaine/Accords/Accords/7483.html
- « Quatre Pièces », Trisha Brown, septembre 2011, url. http://www.paris-art.com/marche-art/quatre-pieces/trisha-brown/7551.html
- « Artifact » et « Impressing the czar », W Forsythe, novembre 2011, url. http://www.paris-art.com/spectacle-danse-contemporaine/Artifact/Artifact/7621.html
- « Cédric Andrieux », Jérôme Bel, décembre 2011, url. http://www.paris-art.com/marche-art/cedric-andrieux/jerome-bel/7600.html
- « La curva », Israel Galvan, janvier 2012, url. http://www.paris-art.com/spectacle-danse-contemporaine/la-curva/galvan--israel-/7644.html