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Les Sonnets du jardin de Silvina Ocampo,
ou le parfum doux amer du souvenir de la mère
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Aurélie-Ondine Menninger |
Crédit photo : Silvina Ocampo image fournie
par Aurélie-Ondine Menninger
Introduction
« Solo en aquel jardín nació mi devoción/primero por la música, después por la pintura/para llegar por fin a la literatura/donde inflame con letras un tierno corazón”(“tarjeta postal”, Amarillo celeste).
Silvina Ocampo, poète, conteuse et romancière argentine, elle fut aussi la petite sœur de Victoria Ocampo. Fondatrice de la revue Sur, Victoria Ocampo, figure importante de la vie littéraire du XXème siècle, traduisit et fit connaître écrivains et philosophes européens, avec une affinité plus particulière pour les intellectuels français. Plus encore, la très belle maison familiale, entourée de son jardin, au bord du rio de Plata située dans le quartier de San Isidro à Buenos Aires, devint le lieu de prédilection des intellectuels du monde entier, un carrefour d’échanges de pensées et de cultures, un point de rencontres amicales et littéraires.
Caractéristiques de son style
Silvina Ocampo, la plus jeune sœur de Victoria, à son tour découvrit sa vocation littéraire et poétique. Plus discrète que sa sœur, c’est à la mort de sa mère, après 1935, que celle-ci publia ses premiers contes, ses romans et ses poèmes. En 1933, elle rencontra l’écrivain A. B. Casares qu’elle épousa en 1940, avec lequel elle vécut, traduisit et écrivit, menant une vie d’écriture, sans cesser de développer son imagination et son style original.
L’imagination liée au mécanisme de la mémoire est l’une des clefs de son style, « La seguiré hasta el fin de los veranos. La séguiré por largas galerias con la belleza y el horror por guias » (« je la suivrai jusqu’à la fin des étés. Je la suivrai dans les longs couloirs, la beauté et l’horreur pour guides », écrit-elle, dans ses Sonnets à l’Imagination.
Mais l’imagination prend toutes les formes, du récit en prose au poème, et si la première était plus naturelle à S. Ocampo, la seconde lui apparaissait tel « un cadeau survenant dans l’instant ». S. Ocampo ne croyait pas aux frontières des genres, et un grand nombre de ses récits en prose tournent au poème, ou inversement. Noemi Ulla écrit à ce propos : « S.Ocampo se rebelle contre les modèles traditionnels de l’Art, coexistant en elle, gracieusement, tradition et irrévérence, tradition et rupture, tradition et insurrection dans le développement sémantique du poème »(Sabía Locura, Reina Roffé, Cuadernos hispano-americanos, p. 622).
Ainsi, « lorsque l’auteure se met aux formes classiques, aux multiples possibilités de la métrique espagnole notamment pour Enumération de la patrie ou Espaces métriques, elle donne au sonnet, spécialement dans « Les Sonnets au jardin », de nouvelles solutions, tels l’humour ou la métonymie, qui rompent les schémas traditionnels » (Invenciones a dos voces)
Écrits et dédiés à la mémoire de sa mère, les Sonnets du Jardin offrent une succession de tableaux impressionnistes, une suite de sonates, constituant un ensemble de dix-huit poèmes publiés séparément en trois séries de sonnets (1942, sept sonnets inclus dans Enumération de la Patrie, 1945, six dans Espaces Métriques, 1949, cinq dans Poèmes d’Amour désespéré), où se glisse la voix ténue du souvenir d’une petite fille devenue femme. Écrits depuis le premier Éden, avec le souvenir du premier jardin, celui de l’enfance de la maison familiale à San Isidro, les Sonnets du Jardin se donnent à lire tels les poèmes du jardin, à la fois écrits par lui, écriture jardinière de celui qui fut le témoin silencieux de l’enfance, laissant entendre la musique d’une prosopopée rythmée par la déclinaison du souvenir. Poèmes en prose comptée plus que sonnets au sens traditionnel, les Sonnets du Jardin sont animés par les sens réveillés de l’auteur qui se souvient des temps passés. Chaque sonnet se déploie et s’ouvre, libérant des images et une voix telle une succession de boîtes de Pandore. « Las plantas y los jardines pueblan los textos de la escritora y están en la mirada de sus personajes con todas sus variaciones…” (“Les plantes et les jardins peuplent les textes de l’écrivain et sont dans le regard de ses personnages avec toutes leurs variations… » Invenciones a dos voces, Noemi Ulla). En effet, Les Sonnets du Jardin ne sont pas les seuls à faire parler les jardins, Arboles de Buenos Aires sont une autre série de poèmes dédiés aux arbres de Buenos Aires, « La poeta que comienza lamentandose de que hayan derribudo tantos arboles en la ciudad de Bs As enumera luego las plantas y los arboles que empezó a conocer en su infancia. En su mencion se da el vinculo estrecho que une su propia vida a la de las plantas…
¡ Cedro, recuerdo de mi infancia intacto,/Como si hubiera entre él y yo algún pacto!/ ¡Ombu, que fuiste casa de muñeca/elefante, andador, armario, Meca !”
(“La poète qui commence en se lamentant du grand nombre d’arbres abattus dans la ville de Bs As, énumère ensuite les plantes et les arbres qu’elle commença à connaître dans son enfance. Dans sa mention est sensible le lien étroit qui unit sa propre vie à celle des plantes…
Cèdre, souvenir intact de mon enfance/ Comme s’il y avait eu une sorte de pacte entre lui et moi ! Ombu, qui fut maison de poupée/ Eléphant, marcheur, armoire, Meques ! » Invenciones a dos Voces, N. Ulla. L’on peut aussi évoquer à ce propos Sabanas de tierra, un conte fantastique de S. Ocampo qui voit se transformer un jardinier en végétal…
Plus encore,
« Lorsqu’on lit la poésie de Silvina, on se promène dans un jardin circulaire qui fut celui de son enfance; c’est le soir, avec ses flammes qui survolent et ses parfums mêlés qui montent de la terre, c’est l’amour et la mélancolie ; c’est la rivière et ses timbres, ce sont les couleurs qui s’y reflètent, s’y répètent à peine altérées ; c’est le silence de la sieste et de ses murmures ; c’est une transparence palpable, tiède, sensuelle, matière des rumeurs, de l’air, des ombres. » écrit Silvia Baron Supervielle, traductrice de Silvina Ocampo en français.
S. Ocampo trouve dans la nature une source et une palette de couleurs et de sons où se révèle, se réinvente et se renouvelle sans cesse son imagination. Sa poésie est picturale, musicale, peut-être imprégnée de ses propres expériences d’artiste peintre, lorsqu’elle fut élève de G. de Chirico, ou encore de ses réminiscences de cours de musique à Paris ? La série des cinq nouveaux Sonnets du jardinde 1949, commençant par l’épigraphe à G. de Chirico est quant à elle imprégnée d’images, de références aux arts-plastiques ; « Los artes plásticos impregnan la condensación de la metáfora o el desplazamiento propio de la metonímia en estos cinco sonetos », (« Les arts-plastiques imprègnent la condensation de la métaphore ou du déplacement propre à la métonymie dans ces cinq sonnets » I. a dos voces). Les arts communiquent entre eux dans la poésie de S. Ocampo, et aussi dans des projets de livres avec d’autres artistes, lorsque parfois, elle se fait accompagner d’œuvres d’artistes plasticiens ou photographes à l’exemple des Arbres de Bs Asillustré par les photographies de Aldo Sessa. Ce goût pour les arts va de paire avec l’éducation sensorielle et sensuelle de Silvina Ocampo qui révèle dans « Tarjeta postal », poème contenu dans l’Amarillo celeste, : « Solo en aquel jardin nació mi devoción/ primero por la música, despues por la pintura/para llegar por fin a la literatura/ donde inflamécon letras un tierno corazón »(« Ce n’est qu’en ce jardin que naquit ma dévotion/ premièrement pour la musique, puis pour la peinture/ pour aller enfin à la littérature/ où j’enflammai avec des lettres un cœur tendre »I. a Dos Voces). C’est ainsi dans un jardin et plus encore dans ce premier jardin de l’enfance, que s’éveillent les sens de S.O, éveil coïncidant avec la naissance de son goût, de sa passion pour les arts et la littérature, origine de sa vocation.
Le jardin est le lieu du poème, et plus que son décor, il en est le corps, vivant, respirant.
« La naturaleza es, por lo tanto, no la presencia distante que aparece como marco de la vida ; es, por el contrario, un referente vivo, corpóreo, dialectico, que no se deja eludir en la escritura de S.O” (“La nature n’est pas, pour autant, la présence distante qui apparaît comme la marque de la vie; elle est, au contraire, un référent vivant, corporel, dialectique, qui ne se laisse pas éluder dans l’écriture de S.O »I. a dos Voces).
Le souvenir se fait présence sensible, il est une âme qui passe sur les choses et hante les lieux de la mémoire, laissant dans son sillage les traces d’une vie terrestre ; visions, odeurs, sensations tactiles, auditives…
Cette « présence-absence » tout en demi-teintes donne un caractère mystérieux, fantastique et quasi-mystique aux poèmes, influencés par la poétique de ses nouvelles en prose, des contes de Boy Casares, de Borgès, ou encore des sonnets d’E. Dickinson que la poétesse avait traduits en espagnol (traductions de Poemasde E. Dickinson 1985)?... Ou des réminiscences de L. Carroll ?
« Les jardins et les maisons acquéraient des aspects de déménagement, il y avait d’invisibles malles flottant dans l’air et des présences de tissus blancs commençaient déjà à naître sur les meubles sombres des chambres » La rue Sarandi, L. Carroll). Cette « présence-absence » se pose sur le monde comme un nouveau langage couvrant ou se superposant au silence.
« Las flores y todos los elementos que componen la naturaleza tienen voces sutiles. El espacio está tejido por estas voces. El silencio jamás es absoluto” (“Les fleurs et tous les éléments qui composent la nature ont des voix subtiles. L’espace est tissé de ces voix. Le silence n’est jamais absolu. », « Fragmentos de un libro invisible”, Autobiografía de Irene)
Peut-être se remémorant ses lectures de Proust, S. Ocampo fait remonter à la surface du papier les images de ses souvenirs, survenant par vagues, chocs, fragments ; chaque série de sonnets y est comme l’une des chambres de la maison familiale, ou un espace du jardin de la maison. « Le portrait », « le miroir », « les mains », « les pensées », « l’orage », c’est-à-dire, les lieux, les objets, le temps, tels les reliques des temps passés, recréent, du charnel, du matériel ou de l’immatériel confondus au prisme du langage poétique, le corps de la mère absente_ devenu corps fragmenté, poétique. Cette composition fragmentaire donne l’effet d’un « désordre volontaire » («desordén voluntario »), avec le défaut de « fête populaire d’outre-tombe » (« fiesta popular de ultratumba » selon Helena Percas, dans I. a dos voces) ; désordre où le souvenir fait corps avec le monde, ( ici le jardin, la maison familiale), dans lequel se reflètent les fragments du corps de la mère donnant à l’absence une présence magique.
La présence de la mère, indirecte et mystérieuse, se manifeste par le biais d’objets lui ayant appartenu (« photographie qui persiste » dans « le portrait », « magique miroir qui attendait la splendeur de tes images » dans « le miroir », « une couleur inconnue brillait dans l’améthyste de ta broche » dans « le visage inaccessible »…), ou d’une façon plus sensible, se laisse deviner dans la nature, elle-même devenue fleur (« l’Alali violette a parfois le reflet de tes blouses aux rubans délirants… » dans « le miroir »), feuille, soleil, reflet dans l’eau… (« tes mains qui étaient le soleil en hiver…Elles étaient feuilles, elles étaient ailes, évoquaient les champs dans les salles » dans « les mains », « dans le reflet usurpateur de la rivière…est restée gravée ta dédicace » dans « la rose élue »…), …âme du jardin.
Crédit photo : Silvina Ocampo Joven en sillon de mimbre mb image
fournie par Aurélie-Ondine Menninger
Jardin.. Mère...
Au sanctuaire du jardin où s’illuminent pour l’éternité, dans le cristal des mots les reliques de l’amour filial, le passé trouve un sens sacré ; la mère est auréolée par la lumière du souvenir telle la vierge, ou Eurydice dont le poète chante la disparition en attendant le retour. Chaque poème recrée le portrait de la mère ou plus précisément écrit cette quête, chantant ce qui reste, comme soufflant sur la poussière colorée des ailes du papillon avant son envol. Chaque sonnet révèle l’évocation de la mère dans le constant et secret dialogue entre une mère qui fait découvrir à sa fille le monde, lui faisant partager son amour immense, qui est exclusif et excluant (« Los sonetos incluyen, revelan tambien la evocación de la madre en el constante y secreto díalogo entre una madre que hace descubrir a su hija el mundo, apartándole de su amor inmenso, que es exclusivo, excluyente » (I. a dos voces). Chaque poème conte l’histoire, ce retour aux premières expériences affectives dont la mère représente le modèle de sécurité, de beauté, la source d’amour.
Lointaine, inaccessible, l’image de la mère est à la fois trouble et vive, flamme et lumière aveuglante, apparition et illusion. « La imagen da a la madre la posibilidad de ser venerada como una virgen en la dolorida conciencia de la niña, expende luminosidad. Rostro siempre huyendo volviéndose inaccesible e inatacable como el “reflejo usurpador del rio”I. a dos voces(“l’image donne à la mère la possibilité d’être vénérée comme une vierge dans la douloureuse conscience de lafille, répand de la luminosité. Portrait toujours fuyant devenant inaccessible et inattaquable comme “le reflet usurpateur de la rivière”).
La mère est représentée par le biais de l’image qui joue le rôle de filtre comme pour protéger une distance, le cadre ou le cristal maintenant le souvenir vivant (« le portrait », « le miroir »). Auréolée, souvent lumineuse, la mère fait figure d’icône vénérée, contemplée (« ah combien proche du départ/ brillait ton arrivée mystérieuse » dans « le couchant », « Dans mon remords solitaire/ la lumière avec ses grappes allumait/ comme à travers les transparences d’un sanctuaire/ ton visage inaccessible !» dans « le visage inaccessible », « tu vins à la rencontre de la lumière de cette heure/ pour que traverse de son feu le cristal de la vie dans ta prière » dans « l’aurore », « ah, combien de fois admirant le ciel/ je te vis entre les feuillages t’approcher de/ l’eau de la fontaine et t’éloigner,/ lumineuse et avec des ombres dans tes cheveux » dans « la rose élue »).
Prêtresse (« Je me souviens des jours d’orage !/Tu ouvrais la fenêtre et tu proclamais/la pluie comme l’arbre. Tu vénérais/ l’apparition bénigne de la menthe/ et du trèfle. …avec des rubans magiques de lingerie/ tu tressais et emprisonnais la lavande… » dans « tempête»), divinatrice, vierge, magicienne, la mère est omniprésente, déesse de la nature attendue et redoutée.
Son attitude, souvent d’attente, représentant peut-être en miroir l’attente de la fille, comme l’évocation répétée de ses mains décrites ou invoquées tel l’espoir d’une rencontre par l'intermédiaire du sésame poétique de l’image (tantôt comparées à des feuilles, au soleil, des ailes d’oiseau, les mains sont aussi celles qui ouvrent les portes du jardin, peut-être elles-mêmes déjà « portes »…) « Les jours de chaleur quand avaient un peu trop chanté/ les grillons et que le jasmin/ s’affligeait, tes mains fermaient/ avec des portes respectueuses le jardin » dans « la sieste » (Los días de calor cuando cantaban/demasiado los grillos y el jasmín/se afligía, tus manos encerraban/con puertas respetuosas el jardín).
Il y a, perceptible, la pensée magique d’un passage, d’un lien secret entre les mots. L’usage des métaphores et de la métonymie créent les métamorphoses successives de l’image poétique, résonnant comme une suite d’appels sans réponse, où l’invocation, et l’imagination se révèlent être les seuls recours devant la réalité de la perte, seuls capables de pallier l’absence de la mère.
« Dans ta chambre accoudée à la fenêtre/ avant que je ne naisse je te devine/[...] Lentes étaient les heures. Tu m’attendais/ et je t’ai attendue. Suavement,/ dans tes souvenirs, seule, tu me cherchais… », dans « la fenêtre ». L’attente silencieuse de la fille, de la mère ou des deux, est décrite de façon quasi-mystique, tissant un lien secret voire sacré entre les deux femmes, créant une brèche dans le temps, un glissement entre un temps prénatal (thème cher à Silvina Ocampo) et un temps métaphysique (autre constante de l’œuvre littéraire de S. Ocampo : « se disemina en su escritura la concepción de un tiempo metafísico que atraviesa de dolor el proceso de su reconocimiento, como en los cuentos : « La continuación », « La casa de azucar », « El castigo » … » dans I. a dos voces).
Un autre exemple en est le poème intitulé « le balcon » où la nostalgie de Bs As en France est bientôt remplacée par celle de la France après un retour à Buenos Aires… « En « el balcón » se interna en los arcanos del movimiento del deseo, que solo pueden celebrar la ausencia, describiéndola desde un balcón de Francia en el verano: las palmeras, los ceibos, los jilgueros y el agua barrosa del Rio de la Plata son desde ese lugar los que ocupan su nostalgia. Luego, la ausencia se ha convertido en lo distante de Francia...Como a otras veces, el enunciado literario desaparece detrás del enunciado metafísico; cuando trata de relacionarse con los sentimientos de lo real a través del lenguaje poético, surge en ella una interrogación sobre el ser, la existencia, el deseo” (“…comme parfois l’énoncé littéraire disparaît derrière l’énoncé métaphysique; quand il s’agit de se mettre en relation avec les sentiments du réel à travers le langage poétique, surgit en elle une interrogation sur l’être, l’existence, le désir.”).
Le temps semble ralenti, étiré, suspendu entre deux mouvements : la nostalgie (et son idéal de beauté), et la perte, l’absence tragique. Chaque poème paraît tissé dans les limbes, décrivant un temps, un espace prénatal, dans un intervalle hors du temps. La fille attend le retour de la mère (mais attente sans espoir de retour possible) comme sa mère attendait sa naissance.
« Dans le stéréoscope tu me laissais/ et dans la terre inclémente tu t’éloignais/[...] Je pénétrais ce monde paisible/ prénatal de silence et d’imprécision vague… » dans « l’éternité », (première version).
Le temps passe au prisme de la mémoire, les souvenirs glissent dans le temps, se perdent (« Et se perdait /à l’intérieur de ma conscience ta joie ! » dans « Le visage inaccessible »). Cette menace du néant, du départ tragique crée un dysfonctionnement dans le passage du temps, accompagnant un dérèglement des sens et des sentiments.
Le monde sensoriel du souvenir se manifeste en demi-teintes, nuancé par l’amertume lié au deuil du passé, (l’ancien présent, hic et nunc) et à l’absence, moment de l’écriture. Dans ce monde, les sens se confondent, le doux se joint à l’amer, le beau au répulsif, à la laideur.
Le poème est le témoin de ce dérèglement, de cette inversion ou fusion des sens (« L’Aurore », la vue et l’ouïe,…) qui cristallise l’absence en créant une nouvelle présence, un nouveau sens dans un au-delà poétique (« Il me parut entendre la mélodie/ de la lumière dans le vol transparent/ des oiseaux… » dans « L’aurore »).
La joie des souvenirs laisse place à un vide abyssal, au silence, au départ tragique et à la pensée de la mort. La lumière qui entourait d’un halo le portait de la mère disparaît, laissant place à une profonde obscurité. S’agit-il de l’ambivalence du sentiment d’amour évoqué par M. Proust dans sa Recherche ? Du réveil de la conscience devant le caractère éphémère de toute chose ? Helena Percas écrit (La Revista Ibérico-americana, n°38 de 1954) : “se observa que su poesía, como la de P. Neruda, reúne elementos de la naturaleza en oposición, tales como lo tradicional mas bello junto a lo mas repulsivo.”
Conclusion
Cette ambivalence du beau et de la laideur parcourt toute son oeuvre, puisque déjà dans ses Sonnets à l’Imagination elle confiait avoir « la beauté et l’horreur pour guides », et hante plus particulièrement les jardins. S. Ocampo dans sa vie comme dans son écriture, cherchait l’intensité, et ressentait tout avec beaucoup de violence, ainsi du désir, comme du dégoût, de l’amour comme de la haine…
Les « points culminants de la joie »(« l’Aurore »), laissent progressivement découvrir « des ombres dans tes cheveux »(« la rose élue », et « l’enfer » remplace progressivement le « Paradis » (« l’Après-midi dédaignée »). Les deux derniers sonnets de la troisième série des Sonnets du Jardin sont les plus sombres décrivant le réveil brutal face à la réalité de l’absence. « J’entrevis de l’enfer le feu, le froid/les degrés de la douleur éternelle/ et comme des statues tristes de l’hiver/ les gestes de mon amour sombre. Le lugubre jardin dans la rumeur/des feuillages, m’inspirait horreur./Dans les fruits dorés d’une plante/ se cachaient d’hypocrites larves » (« l’Enfer ») ;
Plus encore, la lumière s’éteint définitivement dans l’ultime poème qui clôt la série des sonnets dans un sanglot, et l’image profondément pessimiste du « couchant », c’est-à-dire de la mort du soleil et métaphoriquement de la mort.
« …le ciel s’élevait comme un mur [...] et le dernier espoir bleu du jour/ me menaçait dans son reflet impur. » (« le couchant »)
« Le jardin zoologique », ou encore le conte intitulé « Jardin d’Enfer », réécriture du jardin d’hiver de « Barbe bleue » de C. Perrault, décrivent des lieux de cauchemars où sont explorées les recoins sombres de l’esprit humain, explorant leurs défauts, leurs vices. S. Ocampo au fil de son œuvre explore des enfers ou contre-Éden, y développe un art poétique de l’accumulation des antipodes et du chaotique, de la conjonction et disjonction des antagonistes, joue avec les contrastes qui font et défont le moi…
« Acte de contrition », poème de Lo amargo por dulce (« L’Amer pour le doux ») :
Hay luz, hay rosas y hay basura/y repugnancia en la ambición mas pura/ como hay felicidad en mi dolor/y en mi dicha siempre algo aterrador.
La vie du jardin dans la série des Sonnets du jardin, « le tranquille mouvement de la sève », « le sang de pétales », « les arbres pieux », nous assistent dans nos douleurs, nous accompagnent dans le doux comme l’amer, lieu d’abandon, de mémoire et de mélancolie, miroir vivant, il réunit le paradis et l’enfer, mais avant tout, il est ce lieu de compromis. Face à l’inéluctable il est source d’imagination, d’inspiration, qu’elle soit animée par la joie ou la peine, le poète y trouve son ultime consolation.
S. Ocampo y trouvait refuge enfant comme elle trouva refuge dans ses cahiers plus tard, peut-être comme ses sœurs spirituelles, Emily Dickinson, l’américaine (que S. Ocampo traduisit), ou Sabine Sicaud, la petite française morte trop jeune…
« No se lo dije al jardín/ todavía no sea que me conquiste,/no tengo suficiente fuerza ahora/ para decírselo a la abeja,/no lo mencionaré en las calles/ porque las tiendas me mirarían,/ que alguien tan tímido,/ tan ignorante tenga el descaro de morir…» (No se lo dije al jardín, E. Dickinson, traduction de S. Ocampo).
« Jusqu’ici le cœur se cachait dans l’arbre/ et l’arbre touffu savait le défendre./Mais les émondeurs tourmentèrent l’arbre./Le cœur s’en est allé./…Quand l’arbre n’eut plus que deux bras en croix/ où le cœur s’en fut, on ne le sait pas. » (Le chemin des jardins, Sabine Sicaud).
Pour citer ce texte |
Aurélie-Ondine Menninger, « Les Sonnets du jardin de Silvina Ocampo, ou le parfum doux amer du souvenir de la mère », Le Pan poétique des muses|Revue internationale de poésie entre théories & pratiques : Dossiers « Jardins d'écritures au féminin », « Muses & Poètes. Poésie, Femmes et Genre », n°3|Été 2013 [En ligne], (dir.) Françoise Urban-Menninger, mis en ligne le 1er juin 2013. Url.http://www.pandesmuses.fr/article-n-3-les-sonnets-du-jardin-de-silvina-ocampo-ou-le-parfum-doux-amer-du-souvenir-de-la-mere-117752668.html/Url. |
Auteur(e) |
Aurélie-Ondine Menninger est doctorante en Lettres et prépare actuellement une thèse sur la place du tango dans la littérature mondiale sous la direction de l'universitaire Michèle Finck. Parallèlement, elle rédige des articles sur les expositions et les autres manifestations culturelles pour le journal bi-hebdomadaire Les Affiches-Moniteur. Aurélie-Ondine Menninger a déjà publié deux recueils aux éditions Éditiner : Une virgule dans un sac de pierres ( illustré par elle-même) et Lettres à Bleue |