23 octobre 2011 7 23 /10 /octobre /2011 14:37

  

 

  [invitée de la revue]

 


La poésie en crise ?

 

 

 

 

 

   

 

Marie-Ève Lacasse

  Article reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteure

 

 

 

 

 

 

 

J’aimerais revenir sur la phrase de Barthes dans Le Degré zéro de l’écriture à partir de laquelle ont été disputés différents points de vue sur la définition même de la poésie : « La poésie classique était sentie comme une variation ornementale de la prose, le fruit d’un art (c’est-à-dire d’une technique) jamais comme un langage différent ou comme le produit d’une sensibilité particulière… De cette structure, on sait qu’il ne reste rien dans la poésie moderne, celle qui part, non de Baudelaire, mais de Rimbaud. »

 


Dire des poètes post-rimbaldiens qu’ils négligent la technique (et il faudrait relire à ce sujet ce que Heidegger a écrit dans Acheminement vers la parole), pour comprendre jusqu’où la technique semble toujours être l’obstacle majeur à contourner pour avoir accès à une certaine vérité de l’être. Le problème, c’est que cette vision des poètes et de la poésie me semble aussi grossière que celle de dire que les artistes contemporains ne savent plus peindre. Au contraire, je dirais que la poésie contemporaine supporte encore moins la médiocrité et l’approximation, puisqu’elle n’a rien d’autre qu’elle-même pour justifier sa raison d’être ; il n’y a plus de rois, de victoires guerrières ou encore de dieu à célébrer ; la poésie est rarement commandée ; elle a au contraire atteint un idéal d’art pour l’art.

Il y a tout un ensemble d’idées sur la poésie colportées par le XIXe siècle dont il faudrait arriver à se défaire avant de lire les poètes du XVIIIe et du XXe siècles. L’idée de définir la poésie à partir d’une approximation, d’un flou, ou bien dire que le sens ne préexiste pas au poème, qu’il échappe à son auteur, sont des critères esthétiques propres aux poètes romantiques. En d’autres mots, parler d’une vérité insaisissable, relative et mystérieuse (parler par exemple du désir, de l’amour, de la mort, de la liberté, de la jalousie, du doute, de la nostalgie, tous ces états parfois contradictoires et difficiles à saisir et qui sont des territoires de la conscience qui excluent la science), ces états peuvent aussi se révéler à l’aide d’un bagage théorique fort.

C’est à l’opposé de cette approximation et de ce flou que se sont exprimés des hommes de lettres comme Houdar de la Motte au XVIIIe siècle.
S’il fallait que je cite à mon tour une phrase qui viendrait inverser complètement la vision barthésienne (et donc romantique) de la poésie, je citerais Jean Genet dans Notre-Dame-des-Fleurs, ce roman majeur paru chez Gallimard en 1948 qui peut aussi être lu comme un grand poème en prose : « La poésie est une vision du monde obtenue par un effort, quelque fois épuisant, de la volonté tendue, arc-boutée. La poésie est volontaire. Elle n’est pas un abandon, une entrée libre par les sens ; elle ne se confond pas avec la sensualité. » Il faudrait aussi citer Ponge, dans les Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, lorsqu’il dit : « J’utilise le magma poétique, mais pour m’en débarrasser. Les Symbolistes (…) cela me répugnait, me semblait vaseux, (…) c’est-à-dire faible, lâche, déliquescent ; ça me semblait d’un lyrisme mou. »1

En d’autres mots, à une poésie romantique, inspirée, s’oppose celle d’un poète (en l’occurrence Francis Ponge) qui désire utiliser le langage pour le modifier d’une façon poétique. A cette écriture approximative, Francis Ponge oppose le lent travail de l’écriture, la précision, ainsi qu’une humble et perpétuelle volonté d’inachèvement. Si tout ceci n’est pas une technique, de quoi parle-t-on ?

Finalement, à cette phrase de Barthes, j’opposerai aussi celle de Julia Kristeva dans La Révolution du langage poétique, paru au Seuil en 1974, où elle dit ceci : « Le langage poétique est ce lieu où la jouissance ne passe par le code que pour le transformer, il introduit donc, dans les structures linguistiques et la constitution du sujet parlant, la négativité, la rupture. » Au XXe siècle, on pourrait dire que la poésie de Francis Ponge, mais aussi de plusieurs avant-gardistes, dont je parlerai un peu plus tard, opère à tous les niveaux depuis cette révolution. L’idée n’est pas d’aller chercher la poésie dans les tréfonds de l’inconscient comme l’ont peut-être fait les dadaïstes ou encore les expérimentateurs de l’écriture automatique avec les surréalistes, mais plutôt de détruire, au contraire, cette image du poète que rien ne pourrait atteindre pour laisser place, à l’égal des propos de Francis Ponge, à une poésie réfléchie et volontaire.

Pour appuyer ces propos, je me pencherai notamment sur les théories développées par un poète assez méconnu, Denis Roche, qui a écrit un nombre important de poèmes et d’articles théoriques sur la question dans la revue Tel Quel entre 1960 et 1972. (Je rappelle au passage que la Déclaration du n°1 de Tel Quel en 1960, groupe qui aura mis au monde tout un ensemble de théories littéraires dans la lignée de Barthes pourtant, mettait bien « la poésie à la plus haute place de l’esprit »). Mais avant de s’attaquer au XXe siècle, il faudrait d’abord s’intéresser aux sources de ce débat qui sont beaucoup plus anciennes.

La poésie est une branche de la littérature particulièrement marquée par des déterminations génériques traditionnelles. La volonté d’en bousculer les codes, de la remettre en question, n’est pas un débat neuf ; on a souvent oublié que ces questions ont été soulevées bien avant le XXe siècle, dans un siècle plutôt assez anti-poétique en apparences, et j’insiste sur le « en apparences » ; je parle donc du XVIIIe. On pourrait penser que dans cette période de Lumières, de philosophie, de science, de découvertes, de rigueur, il n’y avait pas de place pour les états d’âmes des poètes. Or, nous verrons en quoi, chez les poètes de cette époque, il n’y a justement pas d’opposition aussi claire entre le « fruit d’une technique » et la « sensibilité particulière » ; nous verrons au contraire des poètes qui ont chanté la science et la technique avec une véritable « sensibilité particulière », une montée en puissance du sentiment d’individualité, et un intérêt marqué pour ce que l’on pourrait appeler « l’expérience intérieure» bien avant la lettre, des découvertes qui ne sont rien de moins que les premiers balbutiements de la poésie romantique.

 

Le débat sur la poésie au XVIIIe siècle

 

 

 

a) Dans la foulée de la Querelle des Anciens et des Modernes

Il est évident que la première idée qui nous vient, lorsque l’on pense à la pauvreté de la poésie au XVIIIe siècle, est le fait qu’il s’agit avant tout du siècle du rationalisme et de l’empirisme. Il faut dire que la première moitié du XVIIIe siècle est encore aux prises avec la Querelle des Anciens et des Modernes. Au siècle d’or, deux clans d’écrivains et intellectuels se forment : d’un côté, les partisans de la suprématie antique (Boileau, Racine, La Fontaine, Bossuet, La Bruyère) qui se réclament de littérature gréco-latine, qui prônent l’imitation des genres anciens parce que selon eux les genres anciens échappent aux modes éphémères ; d’un autre côté, leurs adversaires sont plutôt des auteurs jeunes (Charles Perrault, Fontenelle), des mondains et des amateurs de genres nouveaux (opéra, contes, romans) qui croient à l’innovation, et posent surtout la question du progrès en art. Pour les Anciens, le progrès est impossible ; (La Bruyère : Préface du Discours de réception à l’Académie Française : "Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent"). Tandis que pour les Modernes, le progrès est essentiel : (Charles Perrault, Parallèles des Anciens et des Modernes : "Le temps a découvert plusieurs secrets dans les arts, qui, joints à ceux que les Anciens nous ont laissé, les ont rendus plus accomplis").
Les conséquences de cette querelle ne sont pas négligeables. La remise en cause des modèles du passé ébranle les notions de tradition et d’autorité. Au XVIIIe, le goût classique ne peut plus imposer son esthétique qui puise uniquement dans l’Antiquité, et l’esprit critique qui résulte de l’affrontement va s’imposer. La Querelle des Anciens et des Modernes annonce ainsi la philosophie des Lumières.
Mais les Modernes ne se contentent pas seulement de mettre en cause la supériorité de l’Antiquité gréco-latine et le poids de la tradition ; ils dénoncent aussi le formalisme d’une poésie guindée dans ses règles. Comme le feront plusieurs poètes du XXe siècle, les poètes du XVIIIe comme Houdar de la Motte, Du Bos, André Chénier, remettent en question les matériaux formels propres à la poésie : syntaxiques, énonciatifs, rhétoriques, métriques, phonétiques, de même que la longueur des vers et surtout la sacro-sainte rime.

b) Le débat sur la rime

Les poètes du XVIIIe « mettent non seulement en cause la rime, mais aussi la frivolité de la poésie, la hiérarchie du vers et de la prose, les vertus de la rime, le rôle de l’inspiration, et les notions de décadence ou de progrès littéraire. »

D’un point de vue purement rhétorique, il me semble que le débat le plus intéressant concerne la rime. Je voudrais citer un extrait de la préface de Michel Delon dans son Anthologie de la poésie française, parue chez Gallimard dans la collection "Poésie" en 1997, qui parle de ce débat : « Les assonances et la rime constituent des moyens mnémotechniques, des marques qui rythmaient la mémoire et l’échange verbal. La poésie était d’abord chanson, air d’opéra, déclamation théâtrale, profération des vers. » (p.13) En d’autres mots, au XVIIIe, la rime était devenue une contrainte inutile que l’on remettait enfin en question.

Sylvain Menant, professeur de littérature à la Sorbonne, a mené une importante et rare enquête sur ce qu’il a appelé la « crise de la poésie française au XVIIIe siècle ». Le fruit de ses travaux a été publié sous le titre de La chute d’Icare : la crise de la poésie française 1700-1750, édité par la Librairie Groz, Genève-Paris en 1981. J’insiste sur les dates pour dire à quel point on a paresseusement négligé l’importance de la poésie au XVIIIe siècle. Tous ces travaux, toutes ces questions font l’objet de recherches récentes.

Ces questions sont soulevées dans plusieurs poèmes de cette époque, et j’en citerai un de Houdar de La Motte :

« Ainsi la raison sait nous plaire ;
Partout elle charme, elle éclaire
L’esprit avide qui la suit.
Mais une poésie outrée
N’en fait qu’une beauté plâtrée,
Et, voulant l’orner, la détruit. »

Le cœur du débat, c’est la peur que la poésie soit considérée comme une sorte d’éloquence vide, un simple ornement ou un détour inutile supplémentaire. Mais à l’opposé de Houdar de la Motte, quelqu’un comme Fontenelle (Bernard le Bouyer de) (1657-1757) qui avait pris parti pour les Modernes dans la querelle des Anciens et des Modernes: « J’avoue que la poésie, par son langage mesuré qui flatte l’oreille, par l’idée qu’elle offre à l’esprit d’une difficulté vaincue, a des charmes réels. »

c) La raison et la passion

Il est vrai que le problème au XVIIIe siècle, c’est que la poésie, désormais au prise avec une remise en question profonde de ce qui la constitue comme genre, doit trouver non seulement des sujets mais aussi un souffle neuf dans le développement des sciences et de la philosophie. Comment chanter les découvertes de la science ? La solution se trouve peut-être dans ce vers de Jacques Delille (1738-1813), a écrit ce vers qui me semble englober tout ce qui fait le caractère complexe, contradictoire et passionnant de ce siècle: « Tout entre dans l’esprit par la porte des sens. » En d’autres mots, les écrivains Français du XVIIIe siècle sont partagés, et on le voit notamment d’une manière éclatante chez Jean-Jacques Rousseau, entre une grande rigueur intellectuelle et un intérêt marqué pour les élans de la chair. La poésie amoureuse et libertine, parfois pornographique du XVIIIe siècle en offre un bon exemple : le désir est force créatrice sur le plan de l’esprit.  Par la forme provocante de ce langage, aucune théorie ne parvient à s’accrocher et à justifier un tel débordement de sensualité ; d’un autre côté, la poésie libertine est propice à un apaisement du désir, et laisse l’esprit libre de se concentrer aux réflexions philosophiques. On observe cela dans la composition des romans du Marquis de Sade : dans la Philosophie dans le boudoir, ou encore dans Histoire de Juliette, par exemple, chaque scène de luxure laisse place à des passages philosophiques, avant de revenir à une autre scène pornographique, puis philosophique, etc, dans une logique sans cesse circulaire.  

Il y aurait peut-être aussi une explication politique et psychanalytique à donner par rapport à ce duel entre la philosophie et la poésie, entre la raison et la passion dans la littérature poétique du XVIIIe. Ce que l’on constate, c’est que la pléthore de poèmes écrits sous Louis XV et Louis XVI nous donne bien la preuve que « L’histoire de la poésie ne s’arrête pas avec l’avènement de la raison. » Dans le contexte pré et post-révolutionnaire  qu’a été le XVIIIe siècle, le monde pastoral des poètes mais aussi les opéras, les tableaux, les gravures ou les chansons qui en dérivent, devient le refuge de l’imagination angoissée. (on n’a qu’à penser au charme surnaturel des peintures de Fragonard ; comme dit René Char, "le bonheur n’est peut-être ici que de l’anxiété différée"). On ne peut oublier que, pour les nobles à qui ces poèmes, ces opéras et ces tableaux sont destinés, et pour le peuple qui sait peut-être inconsciemment qu’il assassinera son roi, c’est le règne du libre-arbitre, du Je, de l’individualité qui commence à poindre et prendra la place que l’on sait au XIXe siècle ; une réaction d’intériorisation se produit alors. Dans un sens plus psychanalytique, l’angoisse inhérente à la perte d’un surmoi (dieu, ou le roi) provoque des réactions de défense et laisse une place plus importante à l’émancipation du Moi. Voilà qui expliquerait peut-être la non-contradiction entre ce siècle de science mais aussi, en raison de son contexte politiquement angoissant et violent, de poésie.

En plus de toutes ces hypothèses, j’ajouterais celle de Michel Delon qui rejoint les théories sur l’histoire de la lecture et de l’esthétique de la réception : « Au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, la diffusion des recueils lyriques comme celle des romans sensibles suppose de plus en plus une lecture individualisée, un tête-à-tête avec le livre, une intimité solitaire entre la poésie et son lecteur ou sa lectrice. L’émotion s’intériorise et le code ne s’énonce plus scolairement. »(p.13) Pour le dire autrement, l’émergence d’une poésie plus intime est devenue possible parce que, au tournant du siècle, plutôt qu’être déclamée dans les salons, elle investit la sphère silencieuse de la vie privée.

d) Différentes catégories de poèmes au XVIIIe siècle

Dans cette poésie qui se cherche, plusieurs styles et courants poétiques s’illustreront au cours du XVIIIe : la poésie pastorale, le conte, la chanson, la poésie de circonstance, la poésie érotique, les poésies dites fugitives, c’est-à-dire les vers qui accompagnaient les fleurs, les fruits et tous les cadeaux qui circulaient d’un hôtel à l’autre, donc qui n’étaient pas destinés à la publication ou à un travail métaphysique mais simplement à célébrer le quotidien dans toute sa mondanité et sa jouissance, et finalement les poèmes historiques, héroïques et patriotiques. 

 "La crise de la poésie française n’est donc pas, comme voulaient le faire croire les ennemis de la nouveauté, une crise du sentiment poétique, causée par l’abus de la raison géométrique. Fontenelle a été l’un des défenseurs de la pastorale, Voltaire s’émeut avant même de penser, Rousseau est à la fois le logicien implacable des Discours et du Contrat social, et le modèle des âmes sensibles."

Voici ce que disait Sylvain Menant en conclusion de son livre. Le professeur propose de lire la poésie du XVIIIe non pas comme un travail achevé, mais comme l’inévitable pont vers le très poétique XIXe siècle. Il écrit, p.357 : « Loin d’être figée, la poésie est animée d’une insatisfaction permanente, qui fait sa richesse et l’empêche de produire des chefs-d’œuvre. Nul doute que dans l’histoire, une telle période constitue un moment de transition. Mais l’enjeu est d’une rare importance : de cette crise va sortir la figure du poète moderne. Plus jamais il ne sera enfermé dans les compartiments des poétiques anciennes : si les formes survivent, les genres s’effacent, alors même que la prose foisonnante en invente. »

 


Conclusion



Il est étonnant de voir à quel point le genre poétique suscite toujours des réactions épidermiques dans des contextes politiquement fragiles : au XVIIIe siècle, on a parlé de pré et de post-révolution ; au XXe siècle, les théories isouïennes se développent juste après la deuxième guerre mondiale en 1946, et pour Roche, juste avant Mai 68. Etant le comble de l’inutilité, le genre poétique, est, dans ces contextes d’instabilité, toujours remis en cause : il faut le supprimer, ou le justifier, mais dans tous les cas, la poésie et sa pseudo-fonction d’apparat posent systématiquement problème. D'où son caractère révolutionnaire.

 

 

 

 

 

Pour citer cet article


 

Marie-Eve Lacasse, « La poésie en crise » (article reproduit avec l’aimable autorisation   de l’auteure), in Le Pan poétique des muses|Revue de poésie entre théories & pratiques : « Poésie & Crise » [En ligne], n°0|Automne 2011, mis en ligne en octobre 2011.

URL http://0z.fr/CJh3M         ou

URL. http://www.pandesmuses.fr/article-la-poesie-en-crise-85217119.html

 

 

 


Pour visiter le site de l'auteur(e)



  La vie de biais - La poésie en crise ? ou  www.marie-eve-lacasse.net/  



 

Auteur(e)

 

 

 


 Marie-Ève Lacasse




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