23 mai 2012 3 23 /05 /mai /2012 05:30

 

 

 

[invité de la revue] 


 

Texte inédit 



 

Travestir les travestissements

 


Hommage aux poétesses et aux Tiptons

 

 

 

 

 

Yves Citton

 


 

 

 

 

On aime à penser que quelques femmes célèbres ont dû se travestir en hommes pour se faire une place dans des domaines dont elles se trouvaient exclues en tant que femmes. On fait souvent de George Sand l’exemple emblématique d’un tel procédé : se donner un pseudonyme masculin, porter des habits d’hommes seraient une condition d’accès à certains domaines du monde littéraire.

 

Ce procédé n’est pas particulier à une époque ou à un domaine particulier. Les musiciennes réunies autour de Jessica Lurie et Amy Denio à Seattle au sein du groupe Billy Tipton Memorial Saxophone Quartet ont choisi de placer leur collectif sous le nom d’un(e) jazz(wo)man qui a fait toute sa carrière sous l’identité d’un homme (Billy Tipton) après être né(e) et avoir passé sa jeunesse sous l’identité d’une femme (Dorothy Tipton). Son cas est plus radical que celui de George Sand, née Amandine Aurore Lucile Dupin, mais il aide à éclairer les enjeux poétiques du travestissement.


 

Les Tiptons

 

 

Billy Tipton (1914-1989), pour se faire une place dans le monde des musiciens de jazz des années 1940-1970 en tant que pianiste, saxophoniste et leader, ne s’est en effet pas contenté(e) de s’habiller en homme. Après plusieurs relation de longue durée avec des femmes, Billy/Dorothy a fondé une famille avec Kitty Kelly, adoptant trois enfants. Apparemment, Billy prétendait avoir eu un accident qui avait endommagé son bas-ventre et l’obligeait à se bander la poitrine.

 

En tant que lesbiennes militantes, les membres du Billy Tipton Memorial Saxophone Quartet ‒ renommé depuis quelques années plus simplement The Tiptons ‒ souhaitaient placer leur travail sous l’effigie de cet exemple de réinvention créative de soi sous contrainte d’oppression sexuelle. Jouer du swing dans les années 1950, faire du jazz bordant sur le free dans les années 1990, c’est déjà se mettre dans une position de marginalité créative au sein de la société américaine. Il devient vite difficile de faire la part de la réinvention provenant du travail artistique, de l’identité genrée ou de l’orientation sexuelle.

 

Billy/Dorothy Tipton, Amy Denio, Jessica Lurie, Maya Johnson, Barbara Marino, Sue Orfield, Tina Richerson (membres présentes et passées des Tiptons) sont des poétesses au sens le plus profond : elles ont dû se créer elles-mêmes, en tant que musiciennes (avec leur style, leur phrasé, leur punch, leur mode d’interaction collective, leur humour), en tant que penseuses, militantes, activistes, mais aussi bien en tant que business women, puisque la vie de leur groupe qui a déjà vingt ans d’âge dépend de la réinvention constante de connexions, de montages, d’interstices dans lesquels on peut se glisser pour financer un déplacement, un concert, un enregistrement, un logement, un repas.


 

Tout le monde est artiste

 

 

« Tout le monde est artiste », disait avec raison Joseph Beuys. En ce sens, homme ou femme, hétéro ou homo, nous sommes tous les poètes de notre vie. Chaque vie résulte d’un travail de poiésis : de création, de mise en forme, de production d’un mode d’existence qui ne préexistait pas. Les Tiptons (Billy/Dorothy et celles qui se revendiquent aujourd’hui de son nom) nous font toutefois aller au-delà de cette vérité importante mais un peu trompeuse par son universalité abstraite. Se bander les seins chaque matin pour dissimuler ses formes de femme, prendre le risque de la précarité des revenus, de l’inconstance ou de la rapacité des promoteurs de concerts, de la négligence dans laquelle les médias dominants enterrent certains genres musicaux (comme le jazz à tendance free) ‒ tout cela est quand même assez différent de nouer sa cravate pour remplir un emploi de routine assurant un salaire mensuel régulier.

 

Les Tiptons sont poétesses parce qu’elles risquent leur vie matérielle et symbolique (à savoir leur reconnaissance au sein des communautés où elles vivent) à travers leur activité. Elles doivent re-produire journellement une identité qui ne se soutient pas d’elle-même. Dorothy devait se travestir en Billy ; Jessica et Amy doivent « jouer » un jeu de saxophoniste pour se faire une place dans le monde de la musique. Même si Jessica et Amy peuvent aujourd’hui se revendiquer de ce que Billy/Dorothy devait dissimuler, toutes n’existent qu’en prenant des poses, qu’en se scénarisant d’une certaine façon qui relève du projet et non d’une fonction sociale déjà identifiée, qu’il suffirait de remplir.

 

On peut toutefois se demander si le fait, pour un homme, de mettre une cravate pour aller faire son travail de comptable n’est finalement pas un travestissement aussi oppressif que celui que s’imposait Billy/Dorothy chaque matin. Ne doit-on pas également réinventer ce que c’est que « jouer » le jeu du comptable, particulièrement en notre époque où des logiciels nouveaux ou des réglementations tatillonnes reconfigurent la profession tous les deux ou trois ans ?

 

Faut-il dès lors admettre que les comptables sont autant des poètes que les Tiptons ? Que nous sommes tous des travestis ? Que la différence n’est que de quantité (plus ou moins travestis) et non de qualité (les travestis vs., les non-travestis) ? Ceux que nous percevons comme des poètes pratiqueraient simplement le travestissement créatif avec plus d’intensité que les autres.


 

Les poétesses


 

On peut esquisser une réponse légèrement différente pour essayer de rendre compte de la poéticité propre au travestissement, de façon à préciser une approche conçue en termes de pure intensité. La particularité des poètes et des poétesses serait de travestir les travestissements.

 

Lorsque je mets ma cravate pour aller jouer au professeur de littérature ou au comptable, je ne suis pas un poète si je me contente de me conformer au moule que l’institution (universitaire, administrative) a formé pour moi. Je me contente alors de me travestir dans un habit déjà découpé par autrui. Je suis bien « artiste » en ce que je dois inventer ma propre manière d’habiter cet habit et d’occuper ce moule, ce qui requiert toujours un certain art et une certaine part de créativité. Mais je ne suis pas « poète ».

 

Le poète serait celui qui, par obligation ou par choix ‒ et probablement toujours par un mélange des deux ‒ ne se contente pas de se travestir en ce qui est attendu de lui ou d’elle, mais entreprend de retailler tous les costumes qu’on lui peut lui offrir. Il sait, comme le comptable et le professeur, que ce qu’on lui demande d’être relève du travestissement, mais il s’efforce de travestir ce travestissement, de le reconfigurer, de le déformer, de le réinventer, de le recréer. Il ne peut y être à l’aise que s’il se donne les moyens de le retailler à des dimensions qui lui conviennent en propre. C’est précisément ce que fait un poète avec la langue dont il hérite ; c’est ce que fait un musicien avec les genres dont il s’inspire.

 

On peut dès lors se demander s’il n’y a pas davantage de poétesses que de poètes. Parce que les hommes ont été en position dominante durant les siècles passés (et largement encore dans nos sociétés actuelles, malgré les énormes progrès accomplis), il leur est plus facile d’accepter les travestissements qu’ils trouvent déjà taillés à leur disposition. Les femmes en général, et parmi les femmes, plus encore les lesbiennes ‒ en tant qu’elles se trouvent en position minoritaire, et, pour les secondes, minoritaires parmi les minoritaires ‒ seraient au contraire bien plus fortement conduites à ne pas se contenter des costumes déjà taillés pour elles. La créativité poétique serait bien plus fortement inscrite dans les paramètres de leur mode de (sur)vie.

 

Nous sommes donc peut-être tous des artistes et tous des travestis, mais nous ne sommes pas tous ni des poètes, ni des Tiptons. Nous pouvons cependant, toutes et tous, devenir des poétesses et des Tiptons ‒ dès lors que nous entreprenons de travestir nos travestissements.

 

 

Des informations, musiques et vidéos de The Tiptons se trouvent sur le site officiel du groupe http://www.tiptonssaxquartet.com/index.htm. Leur cd intitulé Box (CounterCurrents/New World Records, 1996) constitue un bon point d’entrée dans leur discographie.

 

 

 

 

Pour citer cet article

 

Yves Citton, « Travestir les travestissements : Hommage aux poétesses et aux Tiptons », in Le Pan poétique des muses|Revue internationale de poésie entre théories & pratiques : « Poésie, Danse & Genre » [En ligne], n°1|Printemps 2012, mis en ligne en Mai 2012.

URL. http://www.pandesmuses.fr/article-travestir-102542223.html  ou URL. http://0z.fr/Js28O

 

 

 

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