1 mai 2017 1 01 /05 /mai /2017 15:36

 

Dossier majeur | Textes poétiques

 

 

Lettre à Maison de retraite

 

 

 

Claude Luezior

 

Site officiel :  www.claudeluezior.weebly.com/

 

Cet extrait est reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur et des éditions tituli

 

 

 

© Crédit photo : 1ère et 4ème de couverture d'Une dernière brassée de lettres

     

 

     Alignés comme noix sur un bâton, ils te regardent, ces retraités de la quatrième heure. Pour s’évader peut-être, de tes si jolis murs où poussent les fleurs de papier. Des fleurs, pourquoi pas, ose un larynx, mais pas que des chrysanthèmes ! Un silence éloquent étouffe le râleur. Certains fixent leurs bouts de chaussons troués, se disant que la feutrine est bien passagère et que le repas du dernier soir va arriver : triomphal remue-ménage pour pitance et tisanes délavées, le docteur ayant ordonné régimes secs et carafes d’eau pure.

 

    Tu les appelles résidents car ils résident sans résister. Ou par leurs prénoms, comme si ce rapport de dépendance te donnait des droits sur eux, telle une maîtresse d’école. À moins que l’un d’eux ne s’indigne. Heureusement, on a les moyens d’étouffer les printemps gériatriques !

 

     Jeanne, tu te l’es appropriée, elle qui tombait cent fois à domicile. Son fils avait juré de la laisser chez elle. Il a pleuré quand rien n’était plus possible, quand tu t’es emparée d’elle. Tu l’as mise en chaise, alors qu’elle pouvait encore marcher. D’allure secourable, le verdict fut prison à perpétuité. Il fallait surtout relever le score de dépendance, question subsides et comptes de fin d’année.

 

  Affriolants stratagèmes pour survie en déroute. Tu t’es faite l’arrogante professionnelle de familles à bout de souffle.

 

    Dès lors, Jeanne est ta chose. La perle rare a été enfilée sur ta ficelle pour devenir collier. Il faut manger ! Et la cuillère s’enfourne dans la bouche édentée.

 

    Bien sûr, il y a cette infirmière noire qui l’a prise dans ses bras encore chauds des savanes, l’Indonésien qui la regarde comme sa mère, le monsieur d’Algérie qui lui apporte dans ses poches un morceau de soleil. Il y a les rires de ces jeunesses vivifiant la mère-grand qui a perdu son Chaperon. Beaucoup de patience, des mots jolis et un cornet d’affection.

 

   D’autres rangent les hères, juste après la biscotte du soir, sur les claies d’un automne exsangue, pendant que tu polis tes factures détaillées : l’industrie des vieux jamais ne se contente de bons sentiments.

 

    On tourne le bouton. Il est vingt heures trente, la télévision est rassasiée. Le lit est impatient, la veilleuse pointe son nez. Colloque vite fait, noix alignées. On change d’équipe comme on a changé les couches. Madame sonne pour sa deuxième camomille : on tire la prise, c’est vite réglé. Ose-t-elle protester ? C’est qu’on a les moyens. Une eau tiède et sa pilule immaculée : mais si, Jeanne, pour ne pas avoir de nuit blanche. Hop sur la langue, pas besoin de dentier !

 

   Les fleurs de papier se sont éteintes comme flammes qu’on souffle. Rebelles et insoumis sont entrés dans leur camisole chimique. Et pourvu qu’ils ne fassent pas leur attaque cette nuit. Les bien-nommés patients peuvent attendre demain.

 

   Tu as digéré tes hussards disloqués. La retraite de Russie a fait le deuil de sa Bérézina. Leurs artères se glacent : rassure-toi, nul ne va s’évader.

 

   Jeanne lève le petit doigt. Mais elle est dans le noir. À la télévision de la veilleuse, le film va commencer.

 

 

* Extrait d'Une dernière brassée de lettres, Éditions tituli, Paris, 4e trim., 2016.

 

***

 

Pour citer cet extrait

 

Claude Luezior, « Lettre à Maison de retraite », Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N°6|Printemps 2017 « Penser la maladie et la vieillesse en poésie » sous la direction de Françoise Urban-Menninger, mis en ligne le 1er mai 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/2017/maison-de-retraite.html

 

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Le Pan poétique des muses - dans Numéro 6
1 mai 2017 1 01 /05 /mai /2017 14:42

 

Poésie de la jeunesse

 

 

Incendie, Noctambule

 

& Vieilleries mercantiles

 

 

 

 

 

Julien Servent

 

Illustration de

Claude Menninger

 

 

 

 

© Crédit photo : Claude Menninger, Contades



 

Incendie

 

 

Le brasier odorant jacte et cacte une Odyssée de lumières et d'ombres colorées. La terre transpire de l'infiltration de longues racines incandescentes. L'air-vapeur de métal fondu coule lentement sur le paysage.

La conscience éparpillée danse avec panache autour des langues orangées. Elle s'évapore en une fumée dont seuls les anges s'enivrent. Intoxiqués par ces mondes de sensations inhalées, ils lèvent des nuées de craves qui éclipsent le père-soleil.

Dans ces habits de nuit précocement enfilés, il a laissé tomber un ongle, et il pleure des larmes de lave sur le sort de la vie qu'il entrave.

Le voilà, le crachat de celui à qui nous avons tant sacrifié !

 

***

 

Noctambule

 

 

 

C'est sous un voile étoilé de présence et de joie que tout se passe. Les bruits bruissent et loin d'eux les sources génèrent. Des pans entiers de constellations sont tombés dans les yeux du vagabond, apportant mythes et mystères lumineux.

C'est lui et ses bonds par dessus les vagues de la terre déchaînée et les mots laids durcis et violents contre toute insulte au coucher de soleil romantique. Il l'a attrapé, le dernier rayon oblique, et en garde un fragment bien au chaud sous sa veste comme pour pouvoir faire danser les ombres au cours de son périple.

Mais viennent de grandes bourrasques violettes, le tissu se déchire avec des éclats de feu et de sang et le jeu de miroir entre les deux astres s'interrompt pour nos yeux ébahis. Des doigts de pierre caressent la belle aurore.

Vite, par la broussaille, avant que le sentier à sornettes (grillons très fort dans le sous-bois), assoupi, entre sauge et sarriette, ne se redresse, surpris, menaçant, sempiternelle sentinelle des secrets ciselés de la montagne sacrée !

Et ça crée quoi, après six ou sept passages d'un conglomérat de matière gonflée d'esprit par les âges et montée sur des pas trop sages : un autre reptile rutilant. Fermée la voie nocturne qui brûle sous le soleil du nouveau monde !

 

***

 

Vieilleries mercantiles

 

 

Ce matin un oiseau aux ailes usées s'est posé sur un banc sur lequel s'était auparavant posé un vieillard aux ailes usées juste après une partie de pétanque endiablée. Quel drôle de piaf !

Nostalgique, ridé et humain il est paraît-il inutile maintenant et ressemble à l'antique cœlacanthe maoïste atteint de strabisme qui attend de pouvoir s'égarer dans la piscine gonflable actuellement en transit entre l'hypermarché du coin nord-ouest du nœud mercantile qu'est devenue ta ville et le jardin de ton voisin.

Cours, voles, nages, camarade vieillard, le vieux monde est derrière toi !

 

 

 

***

 

Pour citer ces poèmes en prose

 

Julien Servent, « Incendie », « Noctambule » & « Vieilleries mercantiles », illustration de Claude Menninger, Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N°6|Printemps 2017 « Penser la maladie et la vieillesse en poésie » sous la direction de Françoise Urban-Menninger, mis en ligne le 1er mai 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/2017/incendie.html

 

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Le Pan poétique des muses - dans Numéro 6
30 avril 2017 7 30 /04 /avril /2017 16:58

 

Dossier majeur | Textes poétiques

 

 

La Première

 

 

(extrait)

 

Joan Ott

 

Cet extrait est reproduit avec l'aimable autorisation de

l'auteure et de sa maison d'édition Le Manuscrit

 

 

© Crédit photo : couverture de l'ouvrage aux éditions Le Manuscrit

 

 

 

La Première, Éditions Le Manuscrit, 2007

 

 

Je ne suis pas malade. Pas vraiment. Quand les analyses sont un peu moins bonnes, on modifie le traitement, tout simplement. La médecine a bien progressé, ces dernières années. On ne fait peut-être pas encore de miracles, mais regardez-moi : est-ce que je ne suis pas sur pied ?

J’aurais pu continuer, au ministère. Ce n’était pas bien éreintant et la mission m’intéressait. Mais je me suis tout de même arrêtée. Quand donc… Oui, c’est cela. Il y a un peu plus de cinq ans. À soixante-neuf ans, je ne peux pas dire que je vais plus mal, non, c’est juste que je suis un peu fatiguée. L’âge, sûrement. En tout cas, rien d’alarmant.

Je ne prends plus de somnifères. Quand je me réveille, la nuit, je pense à des choses bizarres, à des choses pas très gaies. Mon enfance, surtout. Dire qu’il m’aura fallu plus de cinquante ans pour me rendre compte que ma mère n’était pas la mère parfaite qu’elle prétendait être et en qui je croyais. Ce n’est que maintenant que les souvenirs me reviennent. Au point que je me demande parfois si je ne les ai pas inventés. De telles horreurs… Mais non, tout est vrai. Je me revois à trois ans, assise sur ma petite chaise, au-dessus de la grande armoire, et ma mère en dessous qui riait, qui riait à s’en étrangler, et qui disait : Attention, si tu n’es pas sage, tu vas tomber… Qui d’autre qu’elle m’aurait hissée là-haut…

Une année, pour Noël, je devais avoir quatre ou cinq ans, un prisonnier m’avait confectionné un cadeau : un fouet. Ma mère avait trouvé cela très drôle… Et à treize ans, quand elle m’a emmenée voir un médecin pour soigner une acné que je n’avais pas… Ce charlatan… Il a incisé mes grandes lèvres pour y introduire des ovules d’hormones. Ça paraît invraisemblable. Et pourtant, c’est vrai. Au fond, c’est peut-être ça, ma maladie. Ma maladie, c’est ma mère. Ma mère qui voulait me tuer.

Je n’espère qu’une chose aujourd’hui : qu’elle meure avant moi. Ce n’est pas gagné : à quatre-vingt-dix-huit ans, même si elle est un peu gâteuse, elle est encore solide. Je ne lui souhaite pas de mal, mais tout de même, ce serait justice, et somme toute dans l’ordre des choses, qu’elle parte avant moi. Peut-être alors la famille reviendrait-elle vers moi, cette famille que je ne vois plus depuis plus de quarante ans parce qu’elle a tout fait pour m’en séparer : J’étais une mauvaise fille, une vraie méchante qu’il fallait fuir à tout prix, voilà ce qu’elle disait de moi. Voilà ce qu’elle dit encore dans ses moments de lucidité.

Mais je me demande pourquoi je pense à tout ça, je devrais oublier, penser à des choses gaies, puisque je vais bien maintenant, tout à fait bien. Ce n’est pas cette côte cassée qui va m’empêcher de respirer, ni cette grippe qui va m’obliger à rester couchée. Dès que la toux sera passée, je ne sentirai plus ma côte, qui guérira tout comme a guéri l’autre, une chute stupide sur un trottoir à San Francisco, l’hiver dernier. Cet été, je retournerai voir les enfants à Tokyo. Mais avant, il y a Pâques et mon voyage en Algérie avec eux, et tout de suite après, la Chine avec Bernadette. Et en attendant, l’appartement à refaire. Pas celui de Versailles, non, il est à peu près terminé, mais celui-ci. Il faut refaire la chambre d’amis. Jean-Philippe et Laure finiront bien par revenir un jour, il leur faudra un lit convenable, et un placard plus grand, pour Laure en tout cas, elle a tellement de vêtements… Pauvre Laure… Elle aura vraiment tout essayé. Mais les analyses sont formelles, il n’y a aucun espoir. Alors, elle compense, elle achète des vêtements…

Mais je ne veux pas y penser. Pas maintenant. C’est fou tout ce qu’il y a à faire, dès qu’on ne travaille plus. Tout vous tombe dessus, tout ce qu’on n’a pas eu le temps de faire avant, tout ce dont on n’a jamais eu le temps de s’occuper.

Mais aujourd’hui, j’ai le temps. Le temps, aujourd’hui, je le prends. C’est ce que j’ai appris. Je l’ai appris depuis pas bien longtemps. Tout comme j’ai appris à vivre aussi, à vivre tout simplement, à vivre comme je ne savais pas vivre avant. Tous les deux mois, je retourne à l’hôpital, pour mes analyses. La veille, je dors mal. Mais dès que je suis sortie, j’oublie : j’ai deux mois devant moi, deux mois de vie, de liberté. Alors, maintenant, le temps, je le prends.

[…]

Juste une heure encore, une heure au soleil. On est si bien. Dire qu’on est en novembre… Merci, mon Dieu, pour ce soleil. Merci, mon Dieu. Merci d’être en vie, sur cette terrasse, au soleil de novembre. Et pardonne-moi ma paresse, mon Dieu, pardonne-moi.

C’est curieux… étrange, vraiment… Je ne crois en rien, et pourtant, il me semble que je prie tout le temps… Il faut croire que même quand on n’y croit pas, ça fait du bien parfois de raconter des choses au Bon Dieu. Et Il peut bien me la pardonner, peut-être, ma paresse. Toute cette paresse en retard, depuis près de soixante-dix ans…

 

***

 

Pour citer cet extrait

 

Joan Ott, « La Première (extrait) », Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N°6|Printemps 2017 « Penser la maladie et la vieillesse en poésie » sous la direction de Françoise Urban-Menninger, mis en ligne le 30 avril 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/2017/extrait1ere.html

 

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Le Pan poétique des muses - dans Numéro 6
30 avril 2017 7 30 /04 /avril /2017 16:25

 

Dossier majeur | Textes poétiques

 

 

 

La Longueur du temps

 

 

Extraits en version pour le théâtre

 

 

d’après le roman de Joan OTT

 

 

 

Joan Ott

 

Ces extraits sont reproduits avec l'aimable autorisation de

l'auteure et de sa maison d'édition Le Manuscrit

La Longueur du temps. Extraits en version pour le théâtre d’après le roman de Joan OTT

© Crédit photo : Le visuel de l’affiche du spectacle "La longueur du temps",

adaptation du roman de Joan Ott

 

 

 

 

Marie est dans une maison de retraite. Elle se raconte sa vie, sous forme de puzzle, vite, vite, avant qu’Alzheimer n’avale son amont.

 

Elle se réveille et regarde son bras.

Mais qu’est-ce que vous avez fait à mon bras ? Il n’a jamais été comme ça… Cette chose rose et qui colle… C’est sûrement un nœud. Non ? Ce n’est pas comme ça qu’on dit ? Mais comment, alors… Au public Aidez-moi donc, vous autres !

C’est agaçant à la fin, ces mots qui m’échappent, vivement que ça passe, il ne manquerait plus que je devienne gâteuse…

Je n’ai pas l’habitude de me plaindre, ça non, mais je ne tolérerai pas ces nœuds. Ni cette femme qui s’assied dans mon fauteuil la nuit, et qui me regarde sans rien dire. Elle m’observe, elle m’épie. Au public Tout comme vous ! Je suis sûre qu’elle n’attend qu’une chose, que je m’endorme, pour me voler. Tenez, ce matin, j’ai trouvé mon armoire tout sens dessus dessous, moi qui avais tout bien rangé, de belles piles : les sous-vêtements sur les étagères, les vêtements bien proprement suspendus, chacun sur son cintre dans la penderie. Mais la nuit prochaine je veillerai, et quand elle viendra, je la chasserai à coups de canne, et vous aussi, je vous chasserai : le premier qui bouge, attention !

Ou alors je crierai très fort, j’ai encore ma voix, ma voix d’avant, ma grosse voix, celle que je prenais quand il fallait mater les filles, des grandes filles, et pas toujours commodes, ça non ! Mais je savais les tenir, et toutes, elles réussissaient, jamais je n’en ai laissé partir aucune sans son diplôme, il aurait fait beau voir ! C’est que j’étais quelqu’un, les élèves me craignaient et elles me respectaient.

Mais avec les collègues, c’était tout autre chose… un vrai boute-en-train, ah ! ça, pour ce qui était de rire, je n’étais jamais la dernière… ça a duré des années, nos rires, des années. Jusqu’à ma dépression… Il me restait trois ans avant la retraite, mes ces trois années-là, je ne les ai pas faites : la seule vue d’un tableau noir me faisait pleurer.

Heureusement, mes années d’industrie m’ont été comptées, j’ai une pension confortable, je suis à l’abri du besoin.

Si seulement le temps voulait bien se remettre à passer, au moins un peu…

La patience, c’est à Zuydcoote que je l’ai apprise, et à pardonner aussi. La patience, parce que moi, ce n’est pas un week-end, que j’y ai passé, à Zuydcoote, c’est trois années.

Et le pardon… Cette sœur au visage d’ange, et sadique comme pas deux…

Je ne vous dirai pas le pire, on n’est pas là pour s’attrister, n’est-ce pas… Mais ça, peut-être, je peux vous le raconter : quand on mangeait, il ne fallait pas faire de miettes, on faisait bien attention, mais parfois quelques-unes s’échappaient tout de même, la sœur vérifiait, et quand elle avait le bonheur d’en trouver une, tout son visage s’illuminait. Elle nous découvrait et nous jetait par terre. C’est comme ça qu’un jour, mon plâtre s’est cassé. Personne n’a jamais demandé comment c’était arrivé.

Je ne disais rien, à qui aurais-je pu dire, personne ne m’aurait crue, pas même vous… et pas même mon père, quand il venait. Quand il venait… Deux fois en trois ans… C’est vrai que c’était loin, mais tout de même…

 

[…]

 

C’est intolérable, ce qui se passe ici. Des cris, des hurlements, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. J’ai appelé pour savoir ce qui se passait, mais bien évidemment, aucun d’entre vous n’a bougé, et les cris ont continué jusqu’à l’aube.

Quand les petites en rose sont venues pour ma toilette, je leur ai demandé ce que c’était que cette foire, toute la nuit, elles ont dit : Mais non, Mademoiselle Marie, tout a été parfaitement calme. D’ailleurs, vous avez très bien dormi.

Et elles mentaient avec un de ces aplombs ! Mais je sais ce que je sais. Ces cris, je ne les ai pas inventés. Et vous aussi, vous savez : On torture des gens dans la cave. Gestapo ! Mais il faut se taire, ne rien dire, c’est la guerre et moi je tiens à ma peau. Si je parle, c’est moi qu’on arrêtera. Je ne veux pas. À mon âge, ce serait trop bête. Je demanderai à Monique de m’acheter des boules en cire pour mes oreilles. Je ne la mettrai pas dans l’embarras si je lui demande ça. Je ne voudrais pas qu’elle ait des ennuis à cause de moi. Ma petite sœur, je ne veux pas qu’on lui fasse du mal, jamais.

Et puis non. Pas même les boules en cire, rien, chut, courber l’échine, attendre que la tourmente passe. Les Alliés finiront bien par arriver. Ce jour-là, j’en aurai, des choses à dire… S’en prendre aux vieux, si ce n’est pas malheureux, mais les Nazis sont comme ça : tout ce qui est inutile, hop, euthanasié les vieux, les fous, les mal foutus, tous euthanasiés.

C’est étonnant que je sois encore là. Mais c’est parce que je suis toute petite, ils ne me voient pas. Pourvu que je ne grandisse pas, pourvu que je ne grandisse jamais, même quand les Alliés seront là, parce que ceux-là aussi, je les connais…

Le jour où ils ont traîné dans notre cave ce soldat blessé…

Les Alliés ont dit : C’est un ennemi, il peut crever. Les brutes, ils ne valaient pas mieux que les autres. Moi, j’ai bandé sa jambe déchiquetée avec un vieux drap, et nous l’avons nourri. Avec notre cochon. Il a mangé de notre Adolphe comme les autres. Ce n’était pas un Nazi, seulement un Allemand, et tout jeune, encore. Un enfant malade, on le soigne, c’est ce que j’ai dit aux Alliés. Et ce jour-là, ils n’ont pas eu de cochon. Ils avaient leur singe, de toute façon.

Saleté de boîtes. J’ai toujours détesté les boîtes, mais celles-là c’était autre chose : un goût d’Amérique, un goût de liberté. Comme les cigarettes, les chewing-gums et le coca-cola. Après la libération, je n’ai plus jamais touché une seule cigarette ni même un chewing-gum : inhaler de la fumée et mastiquer comme un ruminant, c’est tellement stupide… Pardon ? Le coca-cola ? pouah ! ah non, merci ! ça donne des renvois. Mais à ce moment-là, ça me paraissait presque bon.

Et le miel de la guerre, lui aussi je l’avais trouvé bon, cet ersatz de miel fait avec on ne saura jamais quoi, il avait vraiment un goût de miel, pour ça les Allemands étaient doués, ils vous faisaient du pain, du beurre, du miel, du sucre, du café, on aurait presque pu croire que c’était du vrai. D’ailleurs ils ont dû conserver les recettes, parce que le sucre qu’on nous donne ici, il a presque le même goût que celui de la guerre. Mais c’est normal puisque c’est la guerre. Pendant toutes les guerres, le sucre a le même goût.

En grimaçant, elle boit le contenu de la tasse posée à côté d’elle, débordante de comprimés, puis chante le « Panzer Lied ».

 

[…]

 

 

Elle se met à chercher partout.

Mais où ai-je bien pu les fourrer … Au public : Vous pourriez m’aider, tout de même ! Moi qui de ma vie n’ai jamais rien égaré, je commence à chercher les choses, je les pose n’importe où et ensuite je ne les retrouve pas. Mes lunettes, ma canne, je passe un temps fou à les chercher, et maintenant mes clés. Pourtant je les range toujours au même endroit, dans la pochette intérieure de mon sac à main, mais celui-là non plus je ne le retrouve pas. Il me les faut pourtant, j’ai laissé le gaz allumé, et la porte du garage n’est pas fermée.

Mais non, je suis bête, je n’ai plus de chez moi et je n’ai plus d’auto non plus.

Je devenais dangereuse au volant, paraît-il. Dangereuse, moi ? Allons donc ! Jamais un accident, pas un seul en plus de trente ans. Les derniers temps, oui, peut-être un peu, mais pas tellement, et en tout cas, je n’ai tué personne.

S’il n’y avait pas eu cette histoire de feu rouge brûlé… Enfin, brûlé, c’est beaucoup dire, il y avait du soleil, on n’y voyait rien, rouge, vert, comment savoir, ils sont tellement mal fichus, ces feux… Mais quand Monique l’a su, elle s’est affolée. Il faut dire qu’elle a toujours été froussarde, Monique, surtout avec les autos. Elle a dit qu’il fallait la vendre. D’abord, je ne voulais pas, mais c’est une forte tête, Monique. Moi aussi, mais comment faire : trop petite… je ne fais pas le poids.

Pourtant, je l’aimais, mon auto. Et j’y tenais d’autant plus que jusqu’à quarante ans je n’avais pas pu en avoir. Les automatiques, c’était en Amérique, mais chez nous, trois pédales, deux jambes obligatoires et si possible d’égale longueur, et tant pis pour les éclopés, tant pis pour les mal foutus.

Une DAF. Petite, blanche, pas très belle, mais qui roulait comme n’importe quelle autre automobile. Dès qu’elle a été commercialisée, j’ai dit à Monique : C’est exactement ce qu’il me faut. Ni une ni deux, je l’ai commandée. Le cirque que ça a été pour installer les pédales de l’instructeur… À l’auto école, ils ne voulaient pas, mais j’ai insisté tant et si bien qu’ils ont fini par accepter, et mon permis, je l’ai réussi du premier coup. Fini les bus, les cars, les trains et les tramways ! Ah ! j’étais bien fière, au volant de mon auto, je pouvais enfin aller où je voulais, quand je voulais, parfois le soir, je roulais, je faisais des kilomètres et des kilomètres, juste pour le plaisir de me sentir comme les autres, et libre, libre comme je ne l’avais jamais été…

 

[…]

 

Mon père, on l’a enterré. C’est dégoûtant, la terre, les vers, et sa femme, ma belle-mère, dans le même trou à peine six mois après, cette promiscuité dans la pourriture, les chairs qui se liquéfient, les humeurs qui se mêlent, quelle horreur ! Mais pas moi, non, pas moi ! Une urne, toute petite, bien proprette, qui me ressemble, voilà ce que je veux. Le dire, oui, penser à le dire à Monique quand elle viendra.

Je me demande bien ce qu’il y aura après. Rien, sans doute. Ou alors…

Seigneur, si jamais tu existes, emmène-moi dans ton paradis, mais s’il te plaît, fais en sorte qu’il soit gai, peuplé de jeunes gens vigoureux et de belles jeunes filles bien d’aplomb sur leurs deux jambes, et qu’en guise de louanges, on y joue des valses, des tangos, et même de ces danses de sauvages que je n’ai jamais aimées.

Je te serai dévouée pour l’éternité, Seigneur, je ferai tout, tout ce que tu voudras, pourvu qu’en ton Paradis il n’y ait pas de vieux !

 

[…]

Marie s’agrippe à ses bijoux, se débat, puis se lève, fait des va et vient, regarde dans les coins…

Cette fois ça dépasse les limites du supportable. Vous, la vieille qui m’épie la nuit, les cris, les coups, mon armoire sens dessus dessous, passe encore, mais ça ! Ça ! Ma bague et mon collier ! J’ai cherché partout dans la chambre, dans l’armoire, dans ma table de chevet, dans la salle d’eau et jusque sur le balcon, rien, disparus, envolés.

On me les a volés. Oui, volés. Pas étonnant, avec ces filles en rose et ces filles en blanc qui défilent à longueur de temps, jamais les mêmes têtes, toutes ne peuvent pas être honnêtes. C’est que les gens, voyez-vous, ont des bijoux et parfois même des sous, c’est tentant, forcément, alors l’une d’elles aura été tentée, et hop, entre deux coups de balai, ni vu ni connu, pas vu pas pris : dans sa poche, ma bague et mon collier. Ou alors c’était la nuit, mais oui, puisque je ne les quitte jamais. Encore heureux qu’elle n’ait pas coupé Geneviève arrache chaque saucisse et les donne mon doigt, ça s’est vu déjà, le voleur coupe le doigt et.… Oh ! c’est dégoûtant… Mais ça ne se passera pas comme ça ! Oh non ! Cette fois, je porte plainte. Monique va venir. Elle me conduira. Elle s’adresse à une Monique invisble : Monique ! Regarde ce qu’ils m’ont fait ! Ils m’ont tout pris ! Tout !... Monique !... Oh non ! Pas toi ! Pas toi…

Elle aussi… Ma Monique, complice de tout ce qui se passe ici… Elle est venue, elle a regardé ma main et mon cou et elle a dit : « Mais enfin, Marie, regarde : tu vois bien qu’ils sont là, tes bijoux !». Bien sûr, je les vois, ces pacotilles ! J’ai beau oublier des choses parfois, je n’en suis tout de même pas là ! Ils m’ont mis ces imitations ridicules pour que je renonce à porter plainte. S’ils croient pouvoir me berner comme ça…

Elle se rassied, somnole un instant en criant Au voleur ! Georges, arrête-les ! puis se réveille, retrouve ses bijoux.

Elles ont dû avoir peur. Oui, très peur, parce que quand je crie… Et j’ai crié très fort tout à l’heure. Ensuite, je ne sais plus, j’ai dû m’endormir. Mais je leur ai fait peur, ça, c’est certain, parce qu’à mon réveil… mes beaux bijoux étaient de retour.

Oh ! Je n’ai rien dit, inutile de pavoiser ! Mais à l’intérieur, je jubile : Je leur ai fait mordre la poussière, je les ai terrorisées… Je veux bien passer sur beaucoup de choses, je veux bien qu’on me prenne tout ce que j’ai, mais ma bague et mon collier, bas les pattes, pas touche !

Et demain, j’irai faire des emplettes. Il me faut un pleutran, mais un gros, pas comme le fato et l’étonnationnat de la dernière fois. Je le mettrai là, devant moi. Il sera à moi, rien qu’à moi. Personne n’y touchera.

 

***

Pour citer ces extraits théâtraux

 

Joan Ott, « La Longueur du temps. Extraits en version pour le théâtre d’après le roman de Joan OTT », Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N°6|Printemps 2017 « Penser la maladie et la vieillesse en poésie » sous la direction de Françoise Urban-Menninger, mis en ligne le 30 avril 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/la-longueur-du-temps.html

 

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    LE PAN POÉTIQUE DES MUSES (LPpdm) REVUE FÉMINISTE, INTERNATIONALE ET MULTILINGUE DE POÉSIE ENTRE THÉORIES ET PRATIQUES VOUS ADRESSE SES MEILLEURS VŒUX POUR L’ANNÉE 2025 ! Crédit photo : Chen Shu ou Chén Shū (1660-1735, artiste-peintre chinoise), « Beautiful...
  • “Les fleurs d’Aïcha”, la mémoire du geste
    N° I | HIVER 2025 | INSPIRATRICES RÉELLES & FICTIVES | 1er Volet | Dossiers majeur & mineur | Florilèges | Nature en poésie | Poésie visuelle & REVUE ORIENTALES (O) | N° 4-1 | Créations poétiques “Les fleurs d’Aïcha”, la mémoire du geste Poème en prose...
  • Hirondelle Parestoo
    N° I | HIVER 2025 | INSPIRATRICES RÉELLES & FICTIVES | 1er Volet | Dossiers majeur & mineur | Florilèges | Astres & animaux/Nature en poésie | Poésie politique & REVUE ORIENTALES (O) | N° 4-1 | Créations poétiques Hirondelle Parestoo Poème engagé & féministe...
  • Bonnes fêtes poétiques de fin d'année 2024 !
    LE PAN POÉTIQUE DES MUSES (LPpdm) REVUE FÉMINISTE, INTERNATIONALE ET MULTILINGUE DE POÉSIE ENTRE THÉORIES ET PRATIQUES VOUS PRÉSENTE SES MEILLEURS VŒUX POÉTIQUES POUR LES FÊTES DE FIN D'ANNÉE 2024 ! Crédit photo : Marie Stillman (1844-1927), « The Rose...
  • Pour l'étoile du matin & La crèche
    N° IV | AUTOMNE 2024 | NUMÉRO SPÉCIAL 2024 | Les femmes poètes européennes par Lya Berger (1877-1941) | 1er Volet | Dossier mineur | Florilège / Poésie des aïeules | Poésie & Littérature pour la jeunesse | Astres & animaux / Nature en poésie | Spiritualités......
  • Un voyage grandiose dans les livres
    N° IV | AUTOMNE 2024 | NUMÉRO SPÉCIAL 2024 | Les femmes poètes européennes par Lya Berger (1877-1941) | 1er Volet | Critique & réception / Chroniques de Camillæ Un voyage grandiose dans les livres Critique Camillæ/Camille Aubaude https://everybodywiki.com/Camille_Aubaude...
  • Hommage à Notre Dame par deux poètes Dijonnais de la revue de poésie Florilège
    N° IV | AUTOMNE 2024 | NUMÉRO SPÉCIAL 2024 | Les femmes poètes européennes par Lya Berger (1877-1941) | 1er Volet | Dossier mineur | Florilège | S'indigner, soutenir, hommages & lettres ouvertes Hommage à Notre Dame par deux poètes Dijonnais de la revue...
  • La Petite-Fille-Aux-Feuilles-Mortes. Récit poétique de Lucrèce Luciani paru aux éditions Azoé
    N° IV | AUTOMNE 2024 | NUMÉRO SPÉCIAL 2024 | Les femmes poètes européennes par Lya Berger (1877-1941) | 1er Volet | Critique & réception | Poésie & littérature pour la jeunesse La Petite-Fille-Aux-Feuilles-Mortes Récit poétique de Lucrèce Luciani paru...
  • Actualité médiatique de notre collègue Françoise Urban-Menninger par l'écrivain et journaliste Michel Loetscher
    N° IV | AUTOMNE 2024 | NUMÉRO SPÉCIAL 2024 | Les femmes poètes européennes par Lya Berger (1877-1941) | 1er Volet | Presse, Médias.... Actualité médiatique de notre collègue Françoise Urban-Menninger par l'écrivain & journaliste Michel Loetscher © Crédit...
  • Les mots timorés s'émeuvent
    N° IV | AUTOMNE 2024 | NUMÉRO SPÉCIAL 2024 | Les femmes poètes européennes par Lya Berger (1877-1941) | 1er Volet | Florilège des poèmes primés au Concours féministe de « Poèmes engagés & féministes pour le 25 novembre 2024 » & REVUE ORIENTALES (O) |...