Résumé
L’écriture poétique de Paul Claudel, à travers Cinq Grandes Odes, s’inscrit dans la technique du verset et retrace la voie spirituelle du poète. Dans la dilatation de la forme métrique, il aboutit à une poésie totale. L’alternance de l’alexandrin classique et de l’alexandrin « libéré », la fréquence de la césure épique et d’une coupe circonflexe, contribue à cette déflagration du vers, liée à la surabondance rythmique dans l’universalité de son lyrisme. La liberté organisée de son langage obéit à un rythme cosmique. En conciliant les éléments du cosmos avec Dieu, il emprunte la voie de la conquête de la totalité de l’Être. Les enjeux du verset portés sur la ressemblance de l’Homme et du monde ouvrent une voie victorieuse dans le drame humain. La poétique claudélienne interroge la condition humaine. Affranchi du hasard, l’Homme retrouve l’action pour vaincre la fatalité.
Mots-clés : dilatation, homme, l’Être, lyrisme, poésie totale, verset
Abstract
The poetic writing of Paul Claude, through Five Great Odes, is part of the technique of the verse and traces the spiritual path of the poet. In the dilatation of the metric form, it results in a total poetry. The alternation of the classical Alexandrian and the « liberated » Alexandrian, the frequency of the epic caesura and a circumflex cut, contribute to this deflagration of the verse, linked to the rhythmic overabundance in the universality of its lyricism. The organized freedom of his language obeys a cosmic rhythm. By reconciling the elements of the cosmos with God, he takes the path of conquering the totality of Being. The stakes of the verse on the likeness of man and the world open a victorious path in the human drama. The Claudelian poetics questions the human condition. Freed from chance, Man rediscovers the action to overcome fate.
Keywords : dilatation, man, Being, lyricism, total poetry, verse
Introduction
Paul Claudel a été attristé par le matérialisme et le déterminisme. Aussi, son indignation face au positivisme l’a conduit à l’aspiration d’une œuvre d’essence supérieure. Il utilise alors divers modes d’expression dont le lyrisme. Avec les Cinq Grandes Odes, il confirme la technique du verset et retrace la voie spirituelle du poète qui libère de même son esprit. Cette virtuosité devient un instrument d’appropriation et de séduction de l’Être dans son entièreté. L’œuvre littéraire tient, pour lui, de la métaphysique qui s’étend au cosmos tout entier. Il bâtit en conséquence sa poésie sur les modèles biblique, eschyléen, pindarique, constituant les sources de son imagination et qui influenceront les poètes des deux générations contemporaines dont Saint-John Perse, Pierre Emmanuel, Jean-Claude Renard.
Le caractère universel de l’œuvre du poète tient de l’originalité de ses vers, de la pureté et de l’émerveillement face à la création divine du cycle de la vie. Il se fixe pour but la conquête de la totalité de l’Être par la « co-naissance » (Claudel 1984 : 78) de Dieu et de soi-même et de la poésie afin de le délivrer de ce qui serait pour lui une fatalité ; d’où le sujet suivant : « La poétique claudélienne, une conquête de la totalité de l’Être dans Cinq Grandes Odes ». Autrement dit, la théorie de la poésie de Paul Claudel se présente comme un organe opérateur, mieux un canal par lequel l’on peut saisir l’homme. L’hypothèse générale émise est de la considérer comme un élément fertilisant laissant appréhender l’Être dans sa plénitude afin de triompher de la tragédie que constitue sa condition. Elle cherche à saisir l’homme dans son existence. Réfléchir, de fait, sur cette poésie revient à redéfinir l’art. Une telle pratique poétique d’envergure humaniste détermine l’intérêt de l’analyse qui ne manque pas d’interroger la conscience du chercheur. Qu’est-ce qui caractérise l’écriture poétique de Paul Claudel ? Comment s’opère la conquête de la totalité de l’Être soumis au hasard dans le drame de sa condition ? Quels sont les enjeux de la poétique claudélienne ? Le problème que pose Claudel dans le renouvellement de la poésie en lien avec l’homme et son univers n’est pas nouveau. L’originalité, cependant, émane de sa capacité à imposer l’écriture du verset dans sa dilatation comme une voie dans la conquête de l’homme entier. L’objectif assigné au présent travail est donc de montrer que la poésie claudélienne autorise, dans son élargissement, à l’Être d’atteindre sa plénitude dans le drame de son existence, et de conquérir sa totalité ; dès lors, la poésie claudélienne s’établit comme une voie dans la soustraction de l’homme à la fatalité. Son existence n’est plus soumise au hasard. La stylistique, la sémiotique et la poétique, en tant que méthodes d’analyse permettront de vérifier les hypothèses. La sémiotique qui se définit comme une méthode d’autonomisation de la réalité textuelle considère, l’œuvre littéraire comme « étant d’abord et avant tout un système de signes » (Valency 1981 : 155) ; elle organise les unités et leurs relations dans les poèmes de Claudel afin de résoudre les ambiguïtés puisque « les machinations de l’ambiguïté sont aux racines mêmes de la poésie » (Fontaine 2002 : 86). La poétique, en tant que théorie générale de la création littéraire, vient spécifier l’art claudélien.
Trois points structureront alors l’analyse : le premier s’attache à montrer l’actualité de la métrique dans l’expansion formelle. Le deuxième axe pose la poésie totale comme une conquête de l’Être dans son épaisseur. Le dernier point situe les enjeux de la pratique des versets chez Paul Claudel.
1. La dilatation de la forme dans l’actualité métrique pour une poésie totale
L’actualité métrique a abordé longtemps et plus largement la question de la forme versifiée du texte poétique moderne. La dilatation de cette forme dans le renouvellement de la métrique est perçu, ici, comme l’élargissement à d’autres genres de l’écriture poétique dans son évolution. Elle caractérise la poésie de Paul Claudel :
Voici soudain, quand le poëte nouveau comblé de l’explosion intelligible,
La clameur noire de toute la vie nouée par le nombril dans la commotion de la base,
S’ouvre, l’accès
Sauter la clôture, […] (1966 : 18-19).
Par les Illuminations et Une saison en enfer d’Arthur Rimbaud, Claudel découvre de même la voie d’une illumination effective. Cinq Grandes Odes tient son originalité des versets qui laissent entrevoir la passion du poète pour l’écriture religieuse. Le terme « verset » désigne déjà, dans le domaine de la poésie, « des ensembles qui excèdent la mesure du vers, et peuvent même compter plusieurs lignes, jusqu’au paragraphe entier [commençant] presque toujours par un alinéa » (Aquien 1993 : 314) ; c’est donc chacune des courtes sections numérotées présentant une unité de sens, un segment typographique plus étendu que le vers obéissant, cependant, au même principe de retour à la ligne comme le vers. Le verset ne concorde pas systématiquement avec une unité syntaxique, c’est-à-dire on peut le diviser selon d’autres critères tels qu’on le découvre dans L’Otage de Paul Claudel qui constitue une seule phrase, ce qui n’empêche pas chaque verset de débuter par une majuscule :
Et je me souviens de ce que disent les moines indiens, que toute cette vie mauvaise
Est une vaine apparence, et qu’elle ne reste avec nous que parce que nous bougeons avec elle,
Et qu’il nous suffirait seulement de nous asseoir et de demeurer
Pour qu’elle se passe de nous.
Il existe traditionnellement plusieurs types de versets : le verset métrique, le verset dit amorphe et le verset cadencé utilisé par Claudel. Sa cadence fondée plutôt sur des groupes rythmiques repose également sur le travail d’une syntaxe lyrique et oratoire, qui joue sur de grands ensembles : ils peuvent aller croissant, décroissant, se répondre en des parallélismes plus ou moins complets :
Voici celle qui tient la lyre de ses mains, voici celle qui tient la lyre entre ses mains aux beaux doigts,
Pareille à un engin de tisserand, l’instrument complexe de la captivité,
Euterpe à la large ceinture, la sainte flamine de l’esprit, levant la grande lyre insonore ! (1966 : 24).
Ces trois versets forment une phrase et se caractérisent par différents aspects qui assurent à chacun son rythme propre : on remarque le gonflement de la caractérisation, c’est-à-dire les oppositions enchaînées, l’effet de prolepse qui retarde la nomination, l’anaphore très fortement accentuée dans le premier verset, qui reprend « voici celle qui tient la lyre », avec de légères variations, le fait que chaque verset contienne deux ou trois groupes syntaxiques (2, puis 2, puis 3) : Voici (2)/ celle qui tient (4)/ la lyre de ses mains (6)/ voici (2)/ celle qui tient (4)/ la lyre entre ses mains (6)/ aux beaux doigts (4).
Les procédés de répétition de ce type de verset masquent la régularité de la structure rythmique et sonore ; Brigitte Buffard-Moret le constate aussi par « l’absence de structures rythmiques et sonores régulières » (2001 : 50).
Si Claudel choisit le verset cadencé, c’est pour sa fonction de contribuer au mieux à l’expression de la douleur humaine, tel qu’on retrouve dans la « Cinquième Ode » :
Fais que je sois entre les hommes comme une personne sans visage et ma
Parole sur eux sans aucun son comme un semeur de silence, comme un semeur de ténèbres, comme un semeur d’églises,
Comme un semeur de la mesure de Dieu (1966 : 98).
En dehors de Claudel, la dilatation de la forme du vers a été opérée par d’autres poètes dans la période contemporaine, tel que Saint-John Perse, chez qui l’on retrouve un système rythmique basé sur le groupement de vers dont l’amplitude, c’est-à-dire la grandeur, varie remarquablement. Son discours se décline, cependant, « en vers ininterrompus » selon l’expression d’Henri Meschonnic (1982 : 382), dans lesquels la disposition en versets dissimule une métrique visiblement régulière ; c’est un vers polymorphe qu’utilisent les symbolistes. Il s’agit donc du verset métrique comme dans Éloges : « Le pont lavé, avant le jour, (8) d’une eau pareille en songe au mélange de l’aube, (6//6) fait une belle relation du ciel. (10) Et l’enfance adorable du jour (3/3/3), par la treille des tentes roulées (3/3/3), descend à même ma chanson (8) » (Meschonnic 1982 : 37).
Il y a chez Perse une prédominance des modules 6 (constituant le second hémistiche du décasyllabe et les deux hémistiches de l’alexandrin et 8. Alternant ainsi les vers classiques avec l’alexandrin dit « libéré », il fonde son verset sur la fréquence de la césure épique et une coupe circonflexe en occultant la césure lyrique et la coupe ternaire ; il y a ainsi une continuité et une spécificité de coupe, tel qu’il apparaît dans « Pour fêter une enfance » : « Ma bonne était métisse et sentait le ricin » (1982 : 26). Par scansion, on obtient :
Ma/ bo/nne é/tait/ mé/ti/sse et/ sen/tait/ le/ ri/cin
1/ 2 / 3 / 4 / 5 /6 // 7 / 8 / 9 /10 /11/ 12 = 12 ;
Ce qui revient à : 6 // 6 = 12 ou 3 / 3 // 3 / 3 ; on a alors deux (2) hémistiches égales.
La mesure de ce verset obéissant à la synérèse à la troisième syllabe de l’hémistiche 1 et septième syllabe de l’hémistiche 2 donne un alexandrin qui comporte une coupe binaire à la césure qui intervient à l’intérieur du mot « métisse ». On se rend vite compte de l’« assassinat de l’alexandrin » (Roubaud 1967 : 255), selon l’expression de Jacques Roubaud ; autrement dit, l’effacement de la marque grammaticale de la césure médiane, les changements dans le statut du -e atone et les règles de diérèse, de synérèse ou hiatus modifient, au final, la nature de l’alexandrin.
Par le verset, Paul Claudel se situe entre ciel et terre, faisant ainsi don aux âmes humaines un bonheur profond ; le respect de la divinité qui a été de tout temps son refuge demeure aux antipodes de la vulgarité de la vie. Deux sources convergentes proclament, à partir de là, son salut : la source poétique lui offrira la nourriture intellectuelle et la source religieuse satisfait sa faim spirituelle. À partir de ce moment, l’unité de la poésie et de la foi devient le pilier des Cinq Grandes Odes que justifie « La Muse qui est la Grâce » (Claudel 1966 : 73-90) en début du recueil. De cette conception, la distinction des formes, du fait de la découverte de l’essence poétique, est à la fois dépassée et acceptée pendant que se réalise une réconciliation entre la poésie et les autres genres. La poésie apparaît alors comme une réception de l’esprit puisque, avec Michel Blay l’Homme possède la pensée en propre (Blay 2013 : 373), ce que Martin Heidegger nomme dans Lettres sur l’Humanisme les « lois organiques de l’Être humain » (Heidegger 1970 : 49). L’Être de l’Homme se compose de deux principes : le corps comme la partie « animale » et l’esprit qui renferme la sensibilité et la raison. La coexistence de ces postulats dualistes autorise cette définition de l’humanité de l’Homme en laquelle se trouve sa substantialité poétique. Ainsi considérée, son humanité plonge sa racine dans la culture, l’idéal vers lequel se sont tournés les humanismes Grecs et Romains. Le génie de Paul Claudel provient donc de sa disposition à recevoir le souffle ; ce que confirme Stanislas Fumet en ces termes : « Nul n’a été plus accueillant à l’inspiration » (Fumet 1968 : 205) traduisant ainsi la dominance du lyrisme dans son recueil.
Le lyrisme est appréhendé, ici, comme une manière d’être et de parler qui assure l’homogénéité des diverses formes poétiques où il s’incarne. La nature rythmique de la parole poétique et de la pensée, du cœur, de l’esprit et de la voix, agit, comme par osmose, sur l’expression littéraire. Le lien entre la spiritualité et la littérature se justifie, en conséquence, chez Paul Claudel. Les structures de sa rhétorique suivent la pulsation spirituelle au plus profond de son être. Du coup, la contradiction existant entre l’éloquence et l’authenticité s’éteint dans l’harmonie du rythme. Dès lors, à l’esthétique de la surabondance rythmique, répond l’universalité du lyrisme claudélien, un lyrisme « défait, ridicule comme un outil brisé à côté de ces versets (…). Ils sont parents » (Claudel 1966 : 7-8) ; cela se réalise dans l’expression d’un enthousiasme mythique. La vision claudélienne de l’universel étend à tout le cosmos et à toute la création la loi rythmique qui est la loi de l’esprit créateur, en Dieu et dans l’âme du poète. Cela constitue en lui l’unité de la poésie et de la foi ; il est l’imitateur de Dieu, et la poésie, l’imitation de la Création : « C’est entre les deux pinces de ce dilemme négatif que je me suis trouvé toute ma vie et, ma foi, somme toute, aujourd’hui encore » (Claudel 1982 : 482). La puissance du lyrisme et de l’illumination et l’exploration du mystère divin se sont alors accrues, méritant le vibrant hommage que lui rendait Saint-John Perse dans « Hommage à la mémoire de Paul Claudel » :
Richesse aussi de l’homme : également partagé entre sa force animale et sa charge d’intellect.
La rectitude de sa foi, entre ces deux forces adverses, s’affirme impérieusement sans complaisance spirituelle (Saint-John Perse 1982 : 484).
Puis, d’ajouter dans ce verset : « Honneur à la grandeur qui passe sans tristesse sur les chemins enténébrés de l’homme » (Saint-John Perse 1982 : 485).
Les deux sources de son lyrisme sont, en effet, le credo de l’Église catholique et la personnalité psychologique du poète, fondus dans l’unité de sa manière d’être et de parler : « O credo entier des choses visibles et invisibles, je vous accepte avec un cœur catholique ! » (Claudel 1966 : 42). Il existe une harmonie entre le lyrisme de recueil et la personnalité de l’homme-poète. Le verset claudélien n’est alors ni versification, ni prose rythmée ; ce qui laisse entrevoir une parenté entre sa parole et le mouvement de la mer : le verset est la transcription indispensable de « la dilatation de la houle » (37) à travers la liberté organisée de son langage : « je joue, je resplendis ! Je partage la liberté » (38). Le rythme cosmique est, par conséquent, libéré de toutes conventions et de toutes régularités ; cependant, son caprice en obéit plus aux lois de la Nature et de l’Esprit qui se retrouvent dans les figures des lois organiques du ciel, du vent, de la mer, et aussi de la respiration humaine.
Aussi, le verset ne discipline pas les enthousiasmes, les mots, les images et les réalités. Paul Claudel se place, de ce fait, à l’antipode de Paul Valéry pour qui le verset en épouse le jaillissement naturel ; les rythmes du monde, de l’Homme et de Dieu sont une variété métrique et tonale. Le verset devient le langage de l’inépuisable. Au lieu de nier la métrique, le poète la dilate plutôt dans « la déflagration de l’Ode soudaine ! » (Claudel 1966 : 20) où la rime peut se conserver ou se transformer en assonance ou en rime intérieure.
Au-delà des formes fixes, de la rime, le verset claudélien opère une libre et parfaite harmonie entre le rythme vital ou cosmique et la forme métrique. À l’instar du Monde et de l’Homme, de même que Dieu, il est le rythme créateur perpétuellement nouveau, une forme d’écriture au service de la pensée ; Paul Claudel le choisit, parce qu’il répond à son idéal de liberté et de renouvellement esthétique pour atteindre l’Homme entier. Réconcilier la poésie avec les autres genres par l’adoption du verset, revient à réconcilier tous les éléments du cosmos et avec Dieu.
2. La poésie totale, une conquête de l’Être
Tout langage poétique porte sur l’homme absolu, dans toute son amplitude. Il cherche à atteindre la totalité de l’être dans le drame de son existence. La poésie devient totale, parce qu’elle emploie l’Homme dans son entièreté, dans la conquête de l’humain. Celle de Paul Claudel apparaît comme un organe opérateur de la conquête de la totalité de l’Être, c’est-à-dire l’émanation et l’instrument de la conquête de l’intégralité de l’Homme. L’auteur des Cinq grandes Odes conçoit le poète comme celui qui a le pouvoir et le devoir d’interroger l’être dans sa totalité, une totalité dont il est, c’est-à-dire qui interroge ainsi son appartenance à l’être : « Moi l’homme (…) je suis au monde, j’exerce de toutes parts ma connaissance. Je connais toutes choses et toutes choses se connaissent en moi. » (Claudel 1967 : 238).
Cet aspect de la réflexion institue, à l’instar du doute cartésien, le Cognito claudélien. Pour déboucher sur son Ergo sum, qui signifie « donc j’existe », le poète part, à l’inverse du philosophe, c’est-à-dire du cartésianisme classique, de la question « Où suis-je ? » ; ce qui témoigne de sa non inscription spatio-temporelle. Le Cogito devient donc pour lui « Je suis quelque part, à cette heure ; donc je suis », puisque « l’Homme commence à exister à partir du moment où il est situé par rapport au monde ; et le monde lui-même commence à exister dès qu’il est centré sur l’homme » (Vachon 1965 : 244). Une telle position justifie l’affirmation selon laquelle « Nous ne naissons pas seuls. Naître, pour tout, c’est co-naître. Toute naissance est une connaissance » (Claudel 1984 : 78). Le Cogito ergo sum se saisit alors comme l’attitude de l’homme qui revendique une forme de pensée contraire à celle des autorités de l’Église et proclame son droit à l’existence par la pensée. Ces idées existent, certes, avant l’Art poétique, mais ici, Claudel leur attribue une expression plus précise et plus méthodique.
De la poésie totale à la totalité de l’Être, le poète trace sa voie, qui est purement claudélienne. Cette posture du poète conseille à l’homme de s’assurer de la solidité de ses connaissances ; pour y parvenir, il lui faut trouver, une bonne fois pour toutes, un fondement inébranlable à partir duquel il pourra déduire tout le reste.
Plus que la forme, le verset est une figure de la poésie contemporaine qui se trouve « Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau » (Baudelaire 1972 : 177). Arthur Rimbaud, se souciant aussi peu de son sort matériel que de sa personne, affirmait son altérité dans la crise du sujet lyrique que « Je est un autre » (cité par Marchal 2011 : 103). Ce contre-cogito pose le poète comme un Prométhée, le vrai voleur de feu qui se charge de l’humanité, puisqu’il distingue de son être apparent le moi profond, capable de sonder l’inconnu. L’inconnu, le nouveau, l’autre, et l’ailleurs du romantisme allemand ou nervalien témoignent d’une exigence spirituelle de la poésie totale restée inassouvie. Or, inscrite dans les techniques du verset comme dans l’universalité de l’inspiration, la soif du nouveau et de l’inépuisable ne supporte pas, chez Claudel, l’idée d’échec : « Il s’agit de ne pas être ce que j’ai vu être ce malheureux Verlaine, ou Villiers de l’Isle-Adam, que j’avais rencontré chez Mallarmé, c’est-à-dire un vaincu. Je veux être un vainqueur » (Claudel 2001 : 158). La poésie est donc un acte de volonté qui accomplit l’acte de lucidité.
Quant à la révolte, solution et illusion du romantisme, du néo-romantisme, du surréalisme, « elle ne conduit nulle part » bien qu’elle soit, au dire de Claudel, « la meilleure poésie du XIXe siècle » (Claudel 1934 : 98). La seule issue victorieuse au drame de la condition humaine réside dans la conquête de la totalité de l’Être. La poésie se pose, dès lors, comme l’organe opérateur de cette conquête : elle est le tout de Dieu, le tout du monde, le tout de l’Homme, le tout du langage. C’est pourquoi, Claudel attribue ses vers et sa dilatation de la forme métrique à la Mnémosyne : « Pour toi, Mnémosyne, ces premiers vers, et la déflagration de l’Ode soudaine ! » (20). Dans son inspiration, dans son contenu, et dans son rythme, elle équivaut aussi à une philosophie de l’Être, c’est-à-dire celle qui a pour intérêt l’Homme. Elle incluse donc dans son dynamisme homogène, le sens, la sensibilité, l’intelligence et l’intuition mystique ; cette poésie et son langage sont le lieu d’épanouissement des deux valeurs fondamentales de l’Être que sont l’inépuisable et l’homogène.
Or, il est une interprétation de Dieu, de l’Homme et du monde, interprétation poétique par excellence qui, seule, annule le risque de défaite ou de révolte pour produire l’idée de création. Elle est la caution de la totalité de l’œuvre claudélienne, le moteur de la victoire poétique, puisqu’elle implique la continuité de l’Être et de son action, et l’analogie du poète et de Dieu dans la participation au poïein, c’est-à-dire du « faire » universel (Aquien 1993 : 217). Cette continuité et cette action justifient le refus et l’absence de mouvement, qui sont le propre de la poésie, comme le proclame Saint-John Perse : « Fierté de l’homme en marche sous sa charge d’éternité » (Saint-John Perse 1982 : 445). René Char s’accorde en définissant la poésie comme un passage : « La poésie est de toutes les eaux claires celle qui s’attarde le moins aux reflets de ses ponts. Poésie, la vie future à l’intérieur de l’homme requalifié » (Char 1965 : 267).
Si la Création est, cependant, un ordre dont le reflet se rencontre dans les figures de la poésie, cet ordre même inclut un désordre dont le siège est dans le cœur de l’Homme ; la totalité poétique, à son tour, assume ce désordre, et c’est alors que la poésie se fait théâtre, car dans l’inépuisable continuité interne de la Création, le désordre humain introduit la structure dialectique du drame, selon une sorte de clair-obscur où les ténèbres de l’Homme se heurtent à la luminosité de Dieu. Haine et amour, mort et vie, douleur, souffrance et paix, peine et joie, désespoir et espoir, doute et espérance, pleur et rire, cette dualité qui constitue tout le drame humain, contenu dans son existence, est liée à son sort d’humanité. La religiosité de ses textes se justifie à ce niveau. Cette existence qui découle de l’énigme du berceau à l’énigme du cercueil est « un esprit qui marche de lueur en lueur (…) [commençant] par un sourire, continue par un sanglot, et finit par un bruit du clairon de l’abîme » (Hugo 2008 : 25-26) : telle est la vie de l’homme, sa destinée, la totalité de son être que cherche à atteindre Paul Claudel.
Pour accomplir la totalité de sa vocation, par la suite, le poète inscrit dans son œuvre le mouvement d’une double postulation de l’âme, concernant sa dualité. Puisque l’histoire de l’Homme se situe dans l’ordre de la Terre et du Ciel, pour être donc totale, la poésie doit figurer cette simultanéité. L’Homme est lié, dans cette histoire, à son propre destin, à la cruauté du sort. Victor Hugo clarifie cette dimension en déclarant que le malheur de l’Homme « c’est d’être né », « d’être un homme », « d’être un forçat qui promène / Son vil labeur sous le ciel bleu » (Hugo 2008 : 325). Dans le « sombre univers, froide, glacé, pesant » (381), sa conquête dont se livre Paul Claudel, sa félicité, se fera dans la spiritualisation et l’idéalisation globale pour une poésie totale. « La sublimation de l’être par la flamme, / De l’homme par l’amour » (Hugo 2008 : 381) : rien de plus humaniste que cet acte poétique.
Cette opportunité offerte à l’Homme dans un cadre poétique est susceptible de l’affranchir du hasard. La poétique claudélienne est un moyen de saisie du monde, global et globalisant (Aristote 1990 : 29) dans la connaissance.
3. Les enjeux de la pratique poétique de Paul Claudel
La poésie claudélienne interroge l’homme dans sa célébration : la profondeur de son rythme, l’oscillation de la question et de la réponse fondent la structure de l’acte poétique. Une telle pratique de l’écriture des Cinq Grandes Odes convoque des enjeux majeurs.
Le poète est celui qui peut dire, le seul capable de s’adresser à Dieu : « J’interroge toute chose avec vous » (Claudel 1966 : 61). Elle soustrait donc l’Homme du hasard. Stéphane Mallarmé pensait, dans « Préface à une émission radiophonique » en 1951, qu’en présence de n’importe quel objet, la question que l’on doit obligatoirement se poser est : « Qu’est-ce que cela veut dire ? » (Mallarmé 1965 : 266). Pour Paul Claudel, en reprenant l’interrogation mallarméenne, il est convenable de restaurer la pleine signification du langage qui est, ici, celle du verbe vouloir, car pour lui, résident en tout et partout une volonté et une intention, c’est-à-dire une liberté ; la poésie est créatrice, selon qu’elle communie avec cette volonté. Elle poursuit l’accomplissement et l’épanouissement dans la formulation verbale : de là, résulte la signification du jeu de mots sur Co-naissance et connaissance ; alors le poète écrit : « Je connais toutes choses et toutes choses se connaissent en moi » (Claudel 1966 : 40), puisque « Je suis au monde, j’exerce de toutes parts ma connaissance » (39). On retrouve le génie claudélien sous ce pan de l’humanisme ; ce qui amène Yves Bonnefoy à expliquer que « […] le génie, c’est précisément, au moins en matière de poétique, d’être fidèle à la liberté » (Bonnefoy 1961 : 39).
Claudel reste fidèle à sa liberté d’homme d’action. Désormais, il ne laisse, en conséquence, aucune place pour le hasard, parce que tout possède un sens, le monde et l’homme étant réciproquement sauvés par leur ressemblance en Dieu (« Je suis en vous et vous êtes à moi et votre possession est la mienne » (Claudel 1966 : 44) ; la ressemblance de l’homme et du monde constitue, aussi, le thème originel de la poésie claudélienne d’où jaillissent toute la thématique. Tandis que le lyrisme chante cette victoire décisive et ses péripéties, le théâtre déploie de son côté le drame, souvent cruel, de l’acheminement vers la victoire, à travers les défaites et les sursauts provisoires d’une humanité complexe dans sa nature et simple dans sa vocation.
C’est ce que l’interprétation poétique de l’homme et du monde, dans un cadre humaniste, se développe à partir de l’intime communion entre le visible et l’invisible, au-delà des illusions et des tourments que produisent le hasard et le destin humains : le « grand poëme de l’homme […] soustrait au hasard » (Claudel 1966 : 78) dans la « Quatrième Ode » fait, en effet, l’éloge des correspondances réciproques du visible et de l’invisible. L’esprit de la poétique claudélienne est le grandium de veritate, la joie du contact avec la vérité.
Pour le poète, le monde sans Dieu manquerait d’achèvement ; il serait soumis au désordre, c’est-à-dire à un non-sens, sans aucune existence. Dès lors, il est possible de comprendre chez Claudel comment la religiosité côtoie le désir de la liberté de penser, la volonté de réforme sociale et humaniste. L’amour et la connaissance constituent des piliers d’un nouvel humanisme situé au cœur de toute poésie. Claudel partage la position, puisque dans son « Argument », « [l’] Embrassement du devoir poétique (…) est de trouver Dieu en toutes choses et de les rendre assimilables à l’Amour » (1966 : 53). Il devient ainsi le Poète-Prométhéen qui « apportant Dieu, entre dans la Terre Promise » (53). C’est pourquoi, dans le « Magnificat », son âme exalte le Seigneur (53). La poétique claudélienne est, en définitive, une révélation, au sens dynamique du mot.
Redéfinir la poésie dans une perspective humaniste devient pour le poète un enjeu qui fonde son écriture et son univers. L’entreprise poétique d’abolition du hasard, déclarée impossible par Mallarmé, est solidaire de la « déflagration » (1966 : 20) du dynamisme verbal avec pour mission d’achever la Création ; une Création où le hasard ne peut produire l’illusion de sa fatalité que si l’homme continue à ignorer que Dieu l’a laissée « in-terminée » pour confier à l’homo poeta la poursuite positive de sa perpétuelle floraison. Lorsque la discorde s’instaure entre l’apparence du chaos et la vérité du sens, on débouche inévitablement sur le drame humain ; le lyrisme triomphe ainsi dans la découverte du sens à travers le symbolisme du chaos, parce que si le visible n’est pas restitué à l’invisible qui lui confère une réalité et une signification, alors il est livré à l’anarchie du hasard.
La vocation propre de la poésie serait l’instauration victorieuse de ce rapport, que résume l’ambition de Claudel par sa formule : recevoir l’être et restituer l’éternel (Claudel 1966 : 45) ; c’est le mystère de la parole poétique. La poésie claudélienne se révèle ainsi comme une voie à l’affranchissement de l’homme du hasard ; elle constitue, de ce point de vue, une voie victorieuse dans le drame humain liée à sa propre existence. C’est l’enjeu qui sous-tend toute l’écriture poétique de Paul Claudel. Que de fierté, que de richesse d’être claudélien et persien, dans une vision partagée de l’homme et de l’écriture poétique.
Conclusion
Au terme de l’analyse, l’écriture de Paul Claudel, par sa spécificité de dilatation du verset, s’impose comme une voie dans le drame humain. La poétique claudélienne cherche à réconcilier l’homme et les éléments du cosmos avec Dieu au terme d’une conquête de la totalité de l’Être. Elle débouche ainsi sur la poésie totale. Son œuvre poétique, malgré la diversité de son expression formelle, comporte une unité structurelle, rythmique et tonale. Que ce soit dans l’enthousiasme de sa communion avec le monde et Dieu sur un mode lyrique des Odes, que ce soit l’évocation de son expérience humaine, il est toujours possible de saisir la double structure originelle de la parole qui est le dialogue et le monologue. Être à l’école de Claudel, c’est être à la recherche de la totalité de l’Être, de l’humain ; par la puissance de ses versets, il devient un principe et un commencement. C’est d’ailleurs à ce niveau que se situent les enjeux de la pratique du verset poétique claudélien.
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Notes