Il ne faut plus courir à travers les bruyères,
Enfant, ni sans congé vous hasarder au loin.
Vous êtes très petit, et vous avez besoin
Que l'on vous aide encore à dire vos prières.
Que feriez-vous aux champs, si vous étiez perdu ?
Si vous ne trouviez plus le sentier du village ?
On dirait : Quoi ! si jeune ! il est mort ! c'est dommage
Vous crîriez*... De si loin, seriez-vous entendu ?
Vos petits compagnons, à l'heure accoutumée,
Danseraient à la porte, et chanteraient tout bas ;
Il faudrait leur répondre, en la tenant fermée :
« Une mère est malade ; enfant, ne chantez pas !
Et vos cris rediraient : « Ô ma mère ! ô ma mère ! »
L'écho vous répondrait, l'écho vous ferait peur.
L'herbe humide et la nuit vous transiraient le cœur.
Vous n'auriez à manger que quelque plante amère ;
Point de lait ! point de lit !… Il faudrait donc mourir !
J'en frisonne ! et vraiment ce tableau fait frémir !
Ma tendresse pour vous réveille ma mémoire,
Et d'un petit agneau me rappelle l'histoire.
« Il était un berger, veillant avec amour
Sur des agneaux chéris, qui l'aimaient à leur tour.
Il les désaltérait dans une eau claire et saine ;
Les baignait à la source, et blanchissait leur laine ;
De serpolet, de thym, parfumait leurs repas ;
Des plus jeunes agneaux guidait les premiers pas ;
D'un ruisseau quelquefois permettait l'escalade ;
Si l'un d'eux, au retour, traînait un pied malade,
Il était dans ses bras tout doucement porté ;
Et, la nuit, sur son lit, dormait à son côté ;
Réveillés le matin par l'aurore vermeille,
Il leur jouait des airs à captiver l'oreille ;
Plus tard, quand ils broutaient leur souper sous ses yeux,
Aux sons de sa musette, il les rendait joyeux.
Enfin il renfermait sa famille chérie
Dedans la bergerie.
Quand l'ombre sur les champs jetait son manteau noir,
Il leur disait : « Bonsoir,
« Chers agneaux ! sans danger reposez tous ensemble ;
« L'un par l'autre pressés, demeurez chaudement ;
« Jusqu'à ce qu'un beau jour se lève et nous rassemble,
« Sous la garde des chiens dormez tranquillement ! »
Les chiens rôdaient alors, et le pasteur sensible
Les revoyait heureux, dans un rêve paisible.
Eh ! ne l'étaient-ils pas ? Tous bénissaient leur sort,
Excepté le plus jeune ; hardi; malin, folâtre,
Des fleurs, du miel, des bleds et des bois idolâtre,
Seul il trouvait que son maître avait tort.
Un jour, riant d'avance, et roulant sa chimère,
Ce petit fou d'agneau s'en vint droit à sa mère,
Sage et vieille brebis, soumise au bon pasteur.
« Mère ! Écoutez, dit-il : d'où vient qu'on nous enferme ?
« Les chiens ne le sont pas, et j'en prends de l'humeur.
« Cette loi m'est trop dure, et j'y veux mettre un terme.
« Je vais courir partout, j'y suis très résolu.
« Le bois doit être beau pendant le clair de lune !
« Oui, mère ! dès ce soir je veux tenter fortune :
« Tant pis pour le pasteur ! c'est lui qui l'a voulu. »
« – Restez, petit agneau, dit la mère attendrie ;
« Vous n'êtes qu'un enfant, bon pour la bergerie ;
« Restez-y près de moi ! Si vous voulez partir,
« Hélas ! j'ose pour vous prévoir un repentir ! »
– « J'ose vous dire non ! cria le volontaire..... »
Un chien les obligea tous les deux à se taire ;
Quand le soleil couchant au parc les rappela,
Et que par flots joyeux le troupeau s'écoula,
L'agneau sous une haie établit sa cachette ;
Il avait finement détaché sa clochette ;
Dès que le parc fut clos, il courut alentour,
Il jouait, gambadait, sautait à perdre haleine.
« Je voyage, dit-il, je suis libre à mon tour !
« Je ris, je n'ai pas peur ; la lune est claire et pleine :
« Allons au bois ! dansons ! broutons ! » Mais, par malheur,
Des loups pour leurs enfants cherchaient alors curée :
Un peu de laine, hélas ! sanglante et déchirée,
Fut tout ce que le vent daigna rendre au pasteur.
Jugez comme il fut triste, à l'aube renaissante !
Jugez comme on plaignit la mère gémissante !
« Quoi ! ce soir, cria-t-elle, on nous appellera,
« Et ce soir... et jamais l'agneau ne répondra ! »
En l'appelant en vain elle affligea l'Aurore ;
Le soir elle mourut en l'appelant encore. »
Je vous peins ce malheur tel qu'il me fut rendu ;
Pour vous, petit enfant, qu'il ne soit pas perdu !
* Attention, il s'agit de "crieriez", Marceline Desbordes-Valmore a usé de deux licences poétiques en écrivant "crîriez" à la place du verbe conjugué vous "crieriez". La première concerne la surpression de la lettre "e", quant à la deuxième, elle se manifeste par l'accent circonflexe qui apparaît sur la première voyelle "i" (note ajoutée par l'éditrice Dina Sahyouni).