N°13 | (Auto)Portraits poétiques & artistiques des créatrices | Revue Matrimoine | Revue culturelle d'Europe
Les femmes de l'ombre à la lumière
Article de
Photographie du tableau de
Hélène de Beauvoir prise en photo par
© Crédit photo : Hélène de Beauvoir, "Femmes au Maroc" (femmes au Maroc) par prise en photo par Claude Menninger lors de l'exposition au musée Würth à Erstein. Image fournie par l'autrice.
L'Histoire témoigne de ce que derrière chaque homme célèbre se cache l'intelligence méconnue d'une femme, épouse, fille, collaboratrice... Jules Renard n'affirmait pas autre chose quand il écrivait « Dans l'ombre d'un homme glorieux, il y a toujours une femme qui souffre ».
L'anthropologue Wiktor Stoczkowski, chercheur au Collège de France, révèle que l'historien Léopold Delisle, administrateur de la Bibliothèque nationale de 1874 à 1905, doit en grande partie sa réussite à son épouse Laure Delisle qui fut son assistante et sa collaboratrice. Il cite de nombreux couples qui ont « fonctionné » selon ce schéma comme les Lavoisier ou encore les Durkheim.
Il est en effet établi de nos jours que Louise, l'épouse du sociologue Emile Durkheim, relisait et corrigeait ses manuscrits.
Il en fut de même avec Emma, l'épouse de Charles Darwin qui a corrigé « L'origine des espèces ». Quant à leur fille Henrietta, elle a également contribué à faire connaître les travaux de son père. N'oublions pas Jenny von Westphalen, aristocrate, sociologue qui fut l'épouse de Karl Marx et qui, pour le suivre, a accepté le déclassement, la misère, les expulsions successives et même les humiliations ! Pourtant Victor Fay dans un numéro spécial de « L'Homme et la société » dédié au 150 e anniversaire de la mort de Marx, expliquait que Jenny Marx fut la secrétaire, la copiste le bras droit de son époux ! Il rapporte une phrase prononcée par Engels : « Sans Jenny, le travail de Marx n'aurait jamais pu être ce qu'il était ». On ne peut être plus clair !
Et bien évidemment, si certains hommes ont officiellement témoigné leur reconnaissance à une figure féminine, d'autres les ont laissées à dessein dans l'ombre tandis qu'ils brillaient sous les feux de la rampe.
Janet Browne dit de ces femmes oubliées qu'elles sont « des fantômes patients derrière la quête infinie de la perfection ».
Mais aujourd'hui bon nombre de femmes voient leurs talents enfin mis en lumière !
© Crédit photo : Alma Mahler en 1899, portrait photographique capturé de Wikipédia par l'autrice.
On songe d'emblée à Alma Mahler née Schindler qui fut tour à tour l'épouse de Gustave Mahler, de Walter Gropius puis de Franz Werfel après avoir été la compagne d'Oskar Kokoschta. Appelée « la Veuve des quatre arts » car elle avait connu l'amour avec un musicien (Mahler), un architecte (Gropius), un peintre (Kokoschta) qui avait réalisé plus de 400 portraits de celle qui fut sa muse, un écrivain (Werfel), cette femme magnifique cumulait tous les talents.
En épousant Gustav Mahler qui avait 19 ans de plus qu'elle, Alma avait renoncé à la musique alors qu'elle avait commencé très jeune à composer des Lieder. À ce jour, on en connaît 14 ou 16, or une centaine sont encore inédits !
D'autres femmes ont pu accéder à la littérature en s'affranchissant de la tutelle masculine. Ce fut le cas de Colette qui servit de « porte-plume », selon l'expression de d'Eliane Viennot, jusqu'en 1923 à son mari surnommé « Willy ». Et que penser de Catherine Pozzi trahie par son amant Paul Valéry qui puisa une part de son inspiration dans un écrit de sa maîtresse qui porte le titre éminemment poétique de « Peau d'âme » ?
Aujourd'hui les femmes tentent de mettre ou de remettre en lumière, celles qui sont restées trop longtemps dans l'ombre et, qui pourtant, ont contribué à la mise en avant d'un homme entré dans l'Histoire.
© Crédit photo : Suzanne Césaire, portrait photographique capturé de Wikipédia par l'autrice.
Suzanne Césaire en est un exemple, l'épouse et muse du grand poète Aimé Césaire, fut une autrice à part entière que l'on fête aujourd'hui dans les Antilles où elle est devenue l'initiatrice d'une importante lignée d'autrices féminines.
Belle de corps et d'esprit, Suzanne Césaire a animé avec son époux la fameuse revue « Tropiques » de 1941 à 1945. Dans « Le grand camouflage », édité par Daniel Maximin et qui donna lieu au spectacle « Fontaine solaire », on redécouvre la pensée de Suzanne Césaire en lien avec les théories du philosophe Leo Froebius qui affirmait que « l'homme est l'instrument de la civilisation », elle y renoue avec le beau mythe de « L'Homme-plante » et nous donne à lire des textes d'une étonnante modernité témoignant d'un esprit libre et d'avant-garde.
Que penser également du destin de Louise Colet dont on redécouvre les poèmes exceptionnels jugés naïfs par Flaubert et les flaubertistes ?
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© Crédit photo : Auguste Charpentier, "George Sand", 1838, peinture capturée de Wikipédia par l'autrice.
L'on comprend dès lors qu'il n'était pas aisé pour une femme de signer ses écrits en tant que telle. L'on songe à Amantine, Aurore, lucile Dupin qui rédigea son premier livre avec Jules Sandeau intitulé « Rose et Blanche » qu'ils signèrent du nom de Jules Sand. Le succès étant au rendez-vous, Aurore Dupin choisit un nom de plume masculin à l'instar de la tenue vestimentaire qu'elle avait adoptée pour être plus à l'aise lorsqu'elle allait à la chasse. George Sand était née !
Sa démarche novatrice fut suivie par d'autres femmes qui se l'approprièrent comme Marie d'Agoult qui prit le pseudonyme de Daniel Stern ou encore Delphine de Girardin qui écrivit sous le nom de Charles Launay.
Mais le domaine des arts et de la littérature n'a pas le monopole des figures féminines enfouies dans les oubliettes de l'Histoire.
Une importante exposition itinérante initiée par le Mémorial de la Ville de Nantes, dédié aux traites négrière, à l'esclavage et à son abolition, a remis dernièrement à l'honneur des femmes oubliées, méconnues, voire inconnues qui ont contribué à faire abolir l'esclavage.
On y redécouvre la figure de Sanité Belair d'origine haïtienne qui combattit avec courage sous l'uniforme aux côtés de l'officier Toussaint Louverture lors de la Révolution haïtienne, elle fut arrêtée avec ce dernier mais ne pouvait être passée par les armes en tant que femme...
Cependant, le bourreau ne réussissant pas à la décapiter, elle fut fusillée tout comme Toussaint Louverture et accéda ainsi, bien malgré elle, à ce que l'on appelle la parité !
Une autre icône de la cause noire, Héva, une esclave maronne a inspiré par son courage de nombreuses oeuvres littéraires. Claire en Guyane française, suppliciée puis pendue devant ses enfants, Dandara au Brésil qui se jeta dans le vide pour échapper à sa condition, la mulâtresse Solitude, torturée et mise à mort le lendemain de son accouchement, sont autant de femmes exceptionnelles.
Cudjoe Queen Nanny est vénérée en Jamaïque pour avoir aidé les esclaves à se libérer avec la technique des guérilleros. La dévotion est telle à son égard que son portrait figure sur un billet de banque !
L'abolitionniste américaine Sojourner Truth gagna le premier procès intenté par une femme noire pour récupérer son fils ! Elle montait dans les tramways interdits aux noirs bien avant Rosa Parks et prononça un discours emblématique en 1851 intitulé « Ne suis-je pas une femme ? » à la National Women's Right's Convention.
Anne Zinga, la superbe reine au caractère bien trempé du Ndogo et du Matamba de 1582 à 1664, l'actuel Angola, disposait d'un pouvoir absolu. Elle tint tête aux Portugais et agit en fine stratège, elle refusa de leur livrer les 13000 esclaves qu'ils réclamaient et évita ainsi la colonisation de son pays.
On connaît également le rôle d'avant-gardiste d'Olympe de Gouges, membre de la société des Amis des Noirs, dans son combat pour l'abolition de l'esclavage. Auteure de la Déclaration des Droits des Femmes, elle dénonça l'esclavage dans une pièce intitulée « Zamore et Mirza » qui lui valut l'opprobre de certains politiques, voire des menaces de mort…
N'oublions pas le destin exceptionnel d'Harriet Tubman que le président Barack Obama souhaitait honorer en créant un billet de banque à son effigie. Mais arrivé au pouvoir, Donald Trump en décida autrement, considérant cette proposition « politiquement non correcte » ! Or, celle que l'on appelle encore aujourd'hui « La Moïse Noire », aida plus de 70 esclaves à s'évader. Elle-même avait réussi à s'échapper lors de la guerre de Sécession pour se retrouver en Pennsylvanie où elle fut soutenue en 1840 dans son action par un réseau de sympathisants de la cause Noire « L'Underground Railroad ».
Cette exposition itinérante en France a apporté sans nul doute un éclairage essentiel sur l'esclavage et mis en avant des femmes discriminées parce qu'elles étaient femmes, esclaves et noires et qui ont payé un lourd tribut pour défendre leur liberté et leurs idées.
L'une des figures britanniques emblématiques fut sans conteste Emeline Pankhurst qui fut indéniablement la pionnière pour la lutte des droits des femmes en créant le Woman's Social Political Union (WSPU). Son combat acharné avec les suffragettes permit aux femmes d'acquérir le droit de vote en 1948.
Mais si de nombreuses femmes manquent encore d'éclairage et restent dans l'ombre d'un homme célèbre, il en existe quelques unes qui ont vécu ou souffert dans l'ombre d'une autre femme !
S'il faut en fournir un exemple, l'on peut citer derechef la compagne de Marguerite Yourcenar, Grâce Frick qui fut à la fois chercheuse, traductrice et compagne de la première femme à entrer à l'Académie française.
Dans le livre de Bruno Blancheman « Grâce une seconde » on découvre la traductrice des « Mémoires d'Hadrien » avec laquelle Marguerite Yourcenar partit vivre aux Etats-Unis en 1934. Cette relation fusionnelle est explorée aussi bien sur le plan littéraire que relationnel et permet de comprendre le rôle essentiel de Grâce Frick dans l'oeuvre de Marguerite Yourcenar.
Bien d'autres femmes ont pris toute la lumière aux dépens d'une compagne, d'une sœur...Il en est peut-être ainsi de Simone de Beauvoir dont il est inutile de répéter ici, en quoi elle a changé le destin des femmes de par le monde.
Son injonction, « On ne naît pas femme, on le devient », résonne dans tous les esprits, revient dans tous les combats.
Mais qui s'intéresse à l'oeuvre d'Hélène de Beauvoir, sa soeur peintre, qui lorsque je l'ai rencontrée à la fin des années 90 à Goxwiller en Alsace, se disait oubliée des siens, de Paris, de l'art officiel ?
Hélène de Beauvoir souffrait visiblement du manque de reconnaissance de sa propre sœur qui jugeait « mauvaise sa peinture » et ne supportait plus d'être la sœur de...Fort heureusement, ses œuvres ont été présentées dans une grande exposition rétrospective au musée Würth situé à Erstein en Alsace.
Hélène de Beauvoir a enfin retrouvé sa place de combattante et de militante pour les droits des femmes car c'est elle, m'a-t-elle confié, qui a influencé Simone de Beauvoir en ce qui concerne les problématiques de la condition féminine.
Malheureusement lors de son vivant, Hélène est restée l'éternelle « Poupette » croisée dans les « Mémoires d'une jeune fille rangée » rédigées par sa soeur et n'a pas acquis la notoriété de cette dernière… Mais l'Histoire change parfois de cours et apporte au fil du temps un nouvel éclairage et une autre lecture !
Autant dire que les femmes de l'ombre ont un bel avenir devant elles car un grand mouvement pour leur reconnaissance est actuellement en marche. Des publications, des expositions, des revues, des colloques ou des sites comme celui du Pan Poétique des Muses, ont pour vocation de leur redonner la parole et de leur offrir cette lumière qui relève de notre devoir de mémoire.
© Françoise Urban-Menninger
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Pour citer ces texte & image inédits
Françoise Urban-Menninger, « Les femmes de l'ombre à la lumière » avec une photographie du tableau de l'artiste Hélène de Beauvoir prise par Claude Menninger, Le Pan Poétique des Muses | Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N°13 | PRINTEMPS 2023 « (Auto)Portraits poétiques & artistiques des créatrices », mis en ligne le 19 février 2023. URL :
http://www.pandesmuses.fr/no13/fum-femmesdelombre
Mise en page par Aude
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