Lettre 13 | Hors-série 2018 | Critique & réception | Poésie & Cinéma |
Chroniques cinématographiques
LES ANNÉES DE PLOMB
(Die bleierne Zeit)
Camille Aubaude
Sites officiels : http://www.camilleaubaude.com/
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Blog officiel : https://camilleaubaude.wordpress.com/
FICHE TECHNIQUE
R.F.A. – 1981 – 106 minutes – 35 mm – Couleurs – Réalisation de MARGARETHE VON TROTTA – Scénario et dialogues de MARGARETHE von TROTTA – Caméra de FRAM RATH – Musique de NICOLAS ECONONOV – Montage de DAGMAR HIRTZ – Productions EBERHARD JUNKERSDORF pour BIOSKOP FILM (Munich Distributions GAUMONT).
FICHE ARTISTIQUE
Distribution
Jutta LAMPE (Juliane Klein), Barbara SUKOWA (Marianne Klein), Rüdiger VOGLER (Wolf), Luc BONDY (Werner), Patrick ESTRADA-POX (Jan), Vérénice RUDOLP (l’amie médecin), Ina ROBINSKI (Juliane adolescente), Julia BIEDERMANN (Marianne adolescente).
MARGARETHE VON TROTTA
Née à Berlin le 21 février 1942, Margarethe von Trotta étudie à Munich et à Paris dans les années 1950, les « années de plomb » Elle suit des cours d’art dramatique qui la mènent au cinéma. Actrice depuis 1968, elle s’engage dans la réalisation aux côtés de son mari Volker Schlöndorff avec qui elle tourne son premier film, L’Honneur perdu de Katharina Blum (1975). C’est la clé de voûte d’une recherche cinématographique sur l’éthique sociale. Les Années de plomb marquent l’aboutissement de cette interrogation politique.
Filmographie
– Actrice
1967 : Tränen trocknet der Wind
1969 : Spielst Du mit schrägen Vögeln : Helga
1970 : Les Dieux de la peste (Götter der Pest) : Margarethe
1970 : Pourquoi monsieur R. est-il atteint de folie meurtrière ? (Warum läuft Herr R. Amok?)
1970 : Le Soldat américain : Une femme de chambre
1971 : Prenez garde à la sainte putain de Rainer Werner Fassbinder : une secrétaire
1972 : Un crime ordinaire (Die Moral der Ruth Halbfass)
1974 : Le Sentiment d’Anderchs
1975 : L’Honneur perdu de Katharina Blum (Die verlorene Ehre der Katharina Blum oder Wie Gewalt entstehen und wohin sie führen kann)
1976 : La Traversée de l’Atlantique à la nage
1976 : Le Coup de grâce (Der Fangschuß) de Volker Schlöndorff : Sophie de Reval
1977 : La Guerre de la bière : Frau mit Kind
1981 : Haut les mains
– Réalisatrice
1975 : L’Honneur perdu de Katharina Blum
1978 : Le second éveil de Christa Klages
1979 : Les Sœurs (Schwestern oder Die Balance des Glücks)
1981 : Les Années de plomb
1983 : L’Amie (Heller Wahn)
1986 : Rosa Luxemburg (Die Geduld der Rosa Luxemburg)
1988 : Felix
1988 : Trois Sœurs
1990 : L’Africana
1993 : Le Long silence
1995 : Les Années du mur (Das Versprechen)
2003 : Rosenstrasse
2006 : Je suis l’Autre (Ich bin die Andere)
2009 : Vision – sur la vie de Hildegard von Bingen
2012 : Hannah Arendt
Distinctions
Lion d’or de Venise en1981 pour Les Années de plomb
Sélection officielle pour l’Ours d’or de Berlin pour L’Amie (Heller Wahn)
Deux sélections officielles à Cannes pour Paura e amore (1988) et Rosa Luxemburg (1986)
SCÉNARIO
1) Le commencement
La nuit du 18 octobre 1977 est connue comme « Nuit de la Mort ». Dans la prison de Stammheim, près de Stuttgart, en Allemagne de l’Ouest (R. F. A.), trois détenus, Andreas Baader, Jan-Carl Raspe et Gudrun Ensslin, membres de l’Armée Rouge, se suicident.
En voyant les photographies de leur enterrement prises pour le film collectif L’Allemagne en automne, Margarethe von Trotta remarque Christiane Ensslin, la sœur de Gudrun. Cette femme l’attire. La réalisatrice travaillait alors à l’histoire de deux sœurs, Schwestern oder Die Balance des Glücks – Les Sœurs. Sa rencontre avec Christiane Ensslin produisit une impression si forte qu’elle généra des scènes imaginaires, sans qu'il soit encore question de tourner un film.
Les visites que Margarethe von Trotta rendait à des amis incarcérés dans la prison de Kaisheim en Bavière ont inspiré des scènes. L’une d’elle est la matrice au film : la sœur prisonnière refuse de voir au parloir son aînée venue lui rendre visite.
La relation sororelle est fondée sur l’attirance et le rejet, deux attitudes morales vécues de façon conflictuelle, donc inconfortable. Les actions terroristes reconduisent à ces forces antagonistes, rouvrant des complexes énormes, des trous béants qui demandent réparation. Le terrorisme est vieux comme l’Histoire. Cette façon d’agir efficace et dure à contrer influe sur le moral. Le but est humainement défendable mais la cruauté des moyens d’action dénote l’absence de pensée démocratique. Il y a confusion, confusion presque délirante entre les interventions terroristes atrocement violentes et la cause à défendre. On tue sans être en guerre.
C’est le point de vue d’Erich Ruckmich, directeur anti-terroriste du BU de Wiesbaden : « Les terroristes, en général, sont plus intelligents que les autres criminels. Fils de la bourgeoisie, ils ont reçu une éducation solide souvent d’un niveau supérieur. Ils sont plus doués, ils savent faire des plans, des analyses. Autre différence, ils n’agissent pas pour de l’argent, ce sont des idéologues. Ce n’est pas un éloge, mais plutôt le début d'un organigramme... » (entretien au Matin).
En montrant des sentiments qu’elle maîtrise parfaitement, Margarethe von Trotta établit le constat de cette idéologie très prégnante dans l’Allemagne des années 1970 : maintenir la terreur. Elle expose le principe du terrorisme : chacun peut un jour y être confronté. Elle va plus loin, chacun d’entre nous peut avoir cette révolte contre la société, sans devenir un assassin.
2) Le point de non-retour
Bien que jalonnée par une série de drames, l’histoire est simple. Deux sœurs, Juliane et Marianne ont grandi dans l’Allemagne de l’après-guerre, une nation vaincue où le passé nazi n’est pas dit, autant par honte que par peur. Les deux sœurs ont suivi des voies antagonistes pour contester l’ordre établi. Juliane, l’adolescente rebelle, milite pacifiquement et étanche sa soif de compréhension dans un journal féministe où elle écrit. Marianne a abandonné son mari, Werner, et son fils, Jan, pour s'engager dans l’action terroriste et participer à une série d’attentats.
Les deux sœurs se retrouvent hantées l’une par l’autre chaque côté d’un mur de prison. Devenues étrangères l’une à l’autre, séparées par une vitre, un mur invisible, elles parlent, et se rapprochent. Juliane, la féministe, la journaliste rend visite régulièrement à sa sœur emprisonnée. Elle veut tout mettre en œuvre pour essayer d’atteindre sa sœur terroriste, qui critique durement ses modes de vie. Paradoxe qui ne manque pas de sel : Juliane revoit son enfance dans une famille protestante très stricte, en une scène où elle manifeste une révolte spectaculaire, et la future terroriste est d’une douceur et d’une docilité effarantes.
Après que la vie sociale de Juliane a été bouleversée par l’arrestation de sa sœur, tout bascule au moment du suicide de la sœur en prison. Juliane s’acharne à réfuter point par point la version officielle du suicide, à laquelle personne ne croit. Elle reconstitue l’acte de pendaison avec un mannequin qu’elle a cousu de ses mains. Mais son action ne peut menacer le système, ses valeurs propres et intrinsèques. Elle échoue dans sa quête de vérité.
Juliane recueille le petit Jan. Il s’agit de lui raconter l’histoire de sa mère. Juliane entend démontrer que Marianne était une femme d’exception. Elle veut lui rendre sa dignité en prouvant qu’elle a été assassinée. Elle veut en faire un personnage héroïque. Est-ce possible ?
3) Les bouleversements
Les scènes clefs des Années de plomb ont une unité intrinsèque. Elles interrogent la morale sociale, sa nature et ses degrés. Le film résout ce questionnement par des procédés narratifs qui visent à accroître la tension jusqu’à son paroxysme. Puis vient le « spleen ». Les moyens de sortir de la crise sont quasi inexistants. Tout est savamment dosé en des séquences qui se répondent, introduisant le calme avant la tempête et donnant les moyens de comprendre le sens de la mort, de la passion et de la destruction.
La première scène clef montre la rencontre des deux sœurs dans un musée. Marianne est filmée de dos, entourée de grandes statues en plâtre. Puis l’on découvre un visage expressif mais intimidé. La discussion se crispe à mesure qu’apparaissent leurs divergences politiques.
Vient l’annonce du suicide de Werner. Marianne ne comprend pas que quelqu’un puisse mettre fin à ses jours. Elle rejette la proposition de parents adoptifs pour son fils. Le ton monte. Juliane accuse sa sœur de vouloir lui imposer sa façon d’agir. Puis elles recouvrent leur complicité, illustrée par un flash back sur un repas familial.
Trois heures du matin. Juliane et Wolf sont tirés de leur lit par des coups de sonnette répétés. Marianne fait irruption dans leur appartement, escortée de deux « terroristes ». Le contraste est frappant entre sa dureté et l’aspect petit bourgeois de Juliane et de Wolf encore endormis. Marianne met l’armoire de sa sœur à sac. Elle ne trouve rien qui lui aille, ce qui la laisse désemparée.
Après l’arrestation de Marianne, Juliane décide d’aller lui rendre visite en prison. Fouille intégrale, longue attente dans un parloir sordide où une gardienne lui apprend que sa sœur refuse de la voir. Stupeur ! Wolf lui dira plus tard qu’il avait deviné ce refus. Des retours en arrière montrent les jeux d’enfant de Julianne avec Marianne.
Nouveau flash-back : le bal, qui exprime le choc qu’a ressenti Juliane. Les deux sœurs sont devenues adolescentes. Marianne joue du violon tandis que Juliane lit un ouvrage sur Sartre. Ensuite, elle revit l’histoire de la robe de bal interdite par son père, furieux parce qu’elle va à l’école en « jeans ». Durant le bal au milieu des lycéens et des parents guindés, Juliane valse seule, sous le regard médusé de Marianne, choquant ainsi toute l’assistance.
Le père projette devant une salle d’adolescents un documentaire sur les charniers nazis, Nuit et Brouillard. Juliane se lève avant la fin, suivie aussitôt par Marianne. Révulsées, elles pleurent et vomissent dans les toilettes, tandis que le commentaire continue en voix off à porter les accusations contre le régime nazi.
Plus tard, elles voient un film sur le Viêt-Nam dont la projection suscite chez Marianne de violentes réactions.
Pendant leurs vacances en Italie, Juliane et Wolf apprennent le suicide de Marianne. Juliane est effondrée. Devant le cercueil et en découvrant le visage horriblement mutilé de sa sœur, elle a une crise de nerfs et est hospitalisée.
Wolf ne supporte plus de voir Juliane absorbée dans sa recherche de preuves. Ils se disputent et il la frappe. Juliane seule fabrique un mannequin, qu'elle va pendre à une fenêtre. La scène est pour elle insoutenable.
Jan est à l’hôpital, atrocement brûlé. Quelqu’un a versé de l’essence dans la grotte où jouait l’enfant. Juliane décide de le prendre chez elle.
PERSONNAGES ET ACTEURS
Le groupe des personnages constitue des structures génératrices de fiction. Fonctionnant par paires, ils se définissent dans leurs rapports les uns avec les autres par un dispositif en miroir. Ces rapports sont extrêmement obsessionnels, induits par la lente agonie de Marianne, à laquelle sa sœur ne se résigne pas.
Juliane et Marianne : l’une incarne la détresse, l’autre une détermination tragique renforcée par une beauté hors du commun.
Juliane revit le passé de sa sœur en des images nimbées de lumière crépusculaire. C’est une vie ordinaire, éclairée sublimement de couleurs orangées ou bleutées. Ce souvenir rapproche les deux sœurs, mais fait aussi de Juliane le fantôme d’elle-même et l’ange sacrifié par les épreuves que sa sœur – son double – lui inflige contre sa volonté. Les normes de la vie de Juliane, ses combats pour le féminisme, sa vie de couple avec Wolf et son travail d’intellectuelle allemande cèdent le pas à la sauvegarde de la personnalité de sa sœur et à la défense de sa mémoire. « Inversion totale des personnalités », a dit Margarethe von Trotta. C’est en plus le passage de Marianne dans l’appartement de Juliane qui provoque l’arrestation.
Les visages des deux sœurs se superposent lors de la dernière visite dans la nouvelle prison aux fenêtres sans barreaux mais aux vitres opaques où Marianne a été transférée. La vitre qui les sépare dans le parloir annonce la disparition. En même temps que les visages disparaissent, les voix s’éteignent, annonçant la fin de la visite. Cette image démoralisante amorce le changement qui va avoir lieu chez Juliane après la mort de sa sœur : abnégation et besoin de transmettre, réhabilitation de Marianne, qui se considérait comme une guerrière.
Le personnage de Juliane est interprété par Jutta Lampe, qui a joué dans Schwestern. Elle tient le rôle de médiatrice, tantôt sûre d’elle, tantôt désorientée, et incarne le choix de la réalisatrice, qui revêt un sens singulier, sans se confondre avec un système de valeurs ni un modèle à suivre.
Marianne, très dure et méprisante envers sa sœur et Werner, ordonne et impose. Même affaiblie par les conditions de détention, elle fait passer un message dans lequel elle ordonne à Juliane de réagir, de mobiliser la presse et les intellectuels. Le crime est pour elle une action d’éclat qui fait sentir sa supériorité.
Les échanges épistolaires entre les deux sœurs jouent un rôle narratif essentiel. C’est en illustrant une lettre envoyée de Beyrouth que l’on voit Marianne radieuse, circulant dans une jeep au milieu de villages libanais où des enfants la poursuivent à cause de ses cheveux blonds.
Si la révolte de Juliane respecte les lois de la société dans laquelle elle se trouve, celle de Marianne a lieu dans la clandestinité (d’El Fatha, Bande à Baader) et l’illégalité. L’injustice qu’elle a ressentie dans les petits boulots qu’elle a pu accomplir l’a convaincue d’avoir raison en ne reconnaissant pas les lois sociales. Le contraste entre les deux personnages est saisissant.
Barbara Sukova, aperçue dans Lola, une femme allemande de Fassbinder, révèle dans le rôle de Marianne un talent extrêmement particulier, un mélange d’émotions et de froideur, qui rend le personnage convaincant. Je signale que Margarethe von Trotta a interprété le rôle de Gudrun Ensslin dans Brandstifter de Klaus Lemke, en 1969.
Wolf et Werner : l’un est le compagnon de Juliane depuis dix ans, l’autre le mari de Marianne. Ils sont d’une certaine manière des victimes de Marianne et essaient vainement d’échapper à cette influence toxique. Leurs horizons sont limités, leurs limites, très subjectives, et ils sont dépourvus d’engagement. Toute idée subversive menace leur environnement banal.
Wolf, interprété par Rüdiger Vogler (cf. Alice dans les villes) est architecte. Son bien-être est détruit par l’intransigeance de Marianne, devenue l’objet de disputes entre lui et avec Jan, ce qui lui est insupportable. Victime d'une violence absurde, Jan est amené à détester sa mère. Mais représentant une nouvelle génération, il symbolise les prémices d’une ouverture, un nouvel espoir.
UN PASSÉ CONDAMNÉ À L’OUBLI
De l’art de la société de l’Allemande de l’Ouest dans les années 1950, que reste-t-il ? L’expression « die bleierne Zeit » (traduite par « les années de plomb »), extraite d’un poème de Hölderlin, s’est imposée à la cinéaste. Elle désigne la période pendant laquelle une génération gelait ses relations au temps et à la mort. Oubli collectif, refoulement pour masquer un sentiment de culpabilité insupportable. C’est contre cette morale partagée par tous que s’éleva le cinéma allemand des années 1970.
« Il n’y a qu’en semant le doute qu’on peut parvenir à prendre son destin en main » a déclaré Margarethe von Trotta (interview de Fabienne Pascaud dans Télérama). Ce destin confère leur singularité aux films allemands de l’époque. Qu’on se rappelle l’œuvre magistrale de Hans Jürgen Syberberg ou le regard que porte Helke Sanders sur les années 1960 en évitant toute identification. Nul besoin de prise de position politique ou intellectuelle pour évoquer une situation dont personne à l’époque ne pouvait imaginer l’aboutissement.
Les terroristes des années 1970 rejetèrent la fausse conscience de l’Allemagne d’après guerre. Ils disaient que les Allemands étaient tous d’anciens nazis, cette assertion se vérifiant dans la réception des livres d’Ernst Jünger, dont la participation à l’élaboration du fascisme allemand est notoire, ou par le libération des criminels de guerre après quelques années de prison.
Impossible de faire table rase. Des voix s’élèvent, qui interrogent sur la complaisance et le savoir-faire des institutions, ainsi que sur les responsabilités et les moyens de comprendre. Lorsque Marianne est complimentée par son enseignante pour avoir récité sagement un poème de Rilke, c’est sa sœur Juliane, la future intellectuelle, qui réagit avec insolence à cet enseignement « rangé ». Les références à Brecht, un vocabulaire trivial et précis, sont rejetés Juliane, et c’est elle qui est mise à la porte. Le discours qui sort de la norme perturbe puis est stigmatisé.
Face à ces questions sans réponse, on a beau avoir une maîtrise du discours, et la volonté d’entretenir une mémoire occultée par les bonnes mœurs, on se heurte, comme Juliane, à la réponse du journaliste auquel elle propose les preuves du meurtre de sa sœur : « C’est bon pour les poubelles de l’Histoire. » Dans Hiroshima mon amour, Marguerite Duras a l’intelligence d’ironiser en parlant d’« une histoire de quat’sous ».
Les Années de plomb établissent un diagnostic de ce qui a été, en cherchant à comprendre. Le scénario se fonde sur deux temps et deux lieux – enfance/vie adulte ; monde libre/univers carcéral –, sans se réduire à ce schéma. Il ne cesse d’interroger les formes de représentation. Seul le visage de Marianne ne change pas.
Juliane se livre à un travail de fossoyeur qui est celui que doit faire l’Allemagne de l’Ouest. Elle va jusqu’à ne plus se nourrir que par un tuyau dans la bouche, pour savoir ce que ressent Marianne « sur le plan mental » pendant sa grève de la faim. Troublée par cette femme qui assume des actes criminels, Juliane veut donner un sens élevé au travail de mémoire. Elle choisit les souvenirs qui mènent à la paix. La mort médiatisée par une société révoltée par les actes terroristes est refusée pour interroger la nature profonde de cette société. « Nous sommes périssables, il se peut, mais périssons en résistant. Et si le néant nous est réservé, ne faisons pas que ce soit une justice » (Sénancour, Oberman).
De sorte que la metteure en scène a préféré suggérer le vacarme et la souffrance plutôt que les montrer par des images crues. Son expérience individuelle nourrit de façon douce et claire sa création ancrée dans la réalité contemporaine. Elle la mène progressivement à des phénomènes d’aliénation, qui sont l’aboutissement des questions abyssales posées sur la violence de la guerre.
Cette biopsie familiale annihile le temps. C’est le temps de la mémoire, qui ne porte pas l’avenir, ni les actions du passé mais fait vivre la vérité. Cette façon d’investir les soubassements du temps, discontinue, greffée de fantasmes et de lieux montrés de façon précise (le Liban, l’Italie) éclaire le destin collectif de la R. F. A. Le présent sert à accomplir les pulsions qui ont existé dans la mémoire d’un peuple. Dans la scène du musée, Juliane fait comprendre à Marianne qu’en fait rien n’a changé. Quand on est en guerre, on tue l’ennemi. Les terroristes font le même raisonnement, une logique qui ne tient pas compte du passé, et ressortit au fanatisme.
DES MOMENTS DE CONNIVENCE
Chaque plan est conçu en fonction des moyens d’éclairage. La lumière sert à noter les affects ambivalents, à marquer les contrastes, les divergences, et à souligner l’alternance entre douceur et violence.
Le film s’ouvre sur un dégradé de gris, un paysage vu à travers une fenêtre. Un travelling arrière fait découvrir l’intérieur du bureau de Juliane. Le ton est donné : amertume et travail. Le gris de l’extérieur – le film se déroule en hiver – rappelle l’atmosphère uniforme de la prison. La cour et le parloir aux couleurs crasseuses constituent des décors sordides, la face noire de l’humanité. Il est envoûtant de suivre cette esthétique visuelle lorsque ce gris pesant se nuance au fil du déroulement dramatique. Ainsi l’exaspération contenue est-elle manifestée par l’obscurité. Le blanc est la couleur du drame et de la voiture de Werner stationnée dans un champ enneigé ; la nouvelle de la mort de Marianne circule dans la luminosité intense d’un petit port italien ; la grotte où Jan a été brûlé est montrée sous la neige.
Les mouvements de caméra servent de code aux dialogues, ils soulignent les tensions. Dans l’espace dépouillé du parloir, les plans changent rapidement pour rendre compte de l’agitation des deux sœurs, de leur complicité, et des réactions des surveillantes, de illustrant l’implacable routine du monde carcéral.
La musique joue un rôle dramatique, en donnant de l’importance aux contrastes. Tantôt « elle chasse les peurs » dit la mère de Juliane, et la musique s’arrête après ce constat. Tantôt, elle porte la peur à son paroxysme, comme l’air d’opéra qui accompagne Juliane dans les couloirs de l’hôpital.
CONCLUSION
Film de sensations, Les Années de plomb consacre un nouveau talent de cinéaste par le choix de ses thèmes. Traitée d’une manière aboutie, l’action terroriste est envisagée sous l’angle d’un phénomène de société. Elle devient un moyen d’interroger les rapports entre les gens et de dénoncer un système de censure. Pour ne pas se réduire à l’idée rebattue de « dénonciation », Les Années de plomb montre comment une action est perçue avant même d’être pensée. Le spectateur éprouve des sentiments troubles et des interrogations complexes. C’est la beauté première de cette œuvre.
Nous publions cette série de chroniques cinématographiques en feuilleton
***
Pour citer cet épisode de CINEVITA
Camille Aubaude, « LES ANNÉES DE PLOMB (Die bleierne Zeit) », Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Lettre n°13 & Hors-série 2018, mis en ligne le 24 février 2018. Url : http://www.pandesmuses.fr/2018/2/die-bleierne-zeit
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