1. Le concert d’applaudissements de quelques voisins en hommage aux infirmières mobilisées en première ligne contre le coronavirus, m’arrache, comme chaque soir à vingt heures, à ma lecture. Rare opportunité de se faire un signe de la main, à travers les fenêtres, entre otages du confinement. Je revisite, pour un nombre de fois que je n’ai pas compté, l’être et le néant (1943) de Jean-Paul Sartre : « L'histoire d'une vie, quelle qu'elle soit, est l'histoire d'un échec. Le coefficient d'adversité des choses est tel qu'il faut des années de patience pour obtenir le plus infime résultat… Il faudrait nous comparer à un condamné à mort qui se prépare bravement au dernier supplice, qui met tous ses soins à faire belle figure sur l'échafaud et qui, entre temps, est enlevé par une épidémie de grippe espagnole… » Et pourtant, « On peut toujours faire quelque chose de ce qu’on a fait de nous ». Écrire par exemple, raconter l’épreuve endurée, la transfigurer en création. Les bonnes références apportent, en période désolation, des jouissances intellectuelles nouvelles, des interrogations vivifiantes, des réflexions tonifiantes. Et s’il ne fallait garder qu’un seul ouvrage pour traverser la crise sanitaire, à supposer qu’on en sorte indemne, ce serait La Divine Comédie de Dante Alighieri (1265 – 1321), incomparable psyché de la condition malheureuse. Le virus est l’enfer, le confinement le purgatoire.
2. Entre écriture, peinture et lecture, le temps s’arrête. Les journées s’écoulent sans traces dans l’agenda. Ainsi en va-t-il de l’enfermement, certains redécouvrent leur vacuité, d’autres retrouvent leur plénitude. Mon livre, Haïm Zafrani, Penseur de la diversité, vient de paraître. Les premières ventes, prometteuses, devaient être suivies d’articles, de reportages, d’entretiens, de signatures, de rencontres, de séminaires. L’exposition de mes peintures au Square de l’Opéra – Louis Jouvet, entre le théâtre de l’Athénée et le Théâtre Edouard VII, est reportée sine die. Arrivent rythmiquement les annulations pour raison de force majeure. Les excuses circonstancielles, scrupuleuses, précautionneuses, se succèdent comme des résipiscences. Le présent s’écrit à la gomme.
3. Privilège du poète, du philosophe, de tout être doté de bon sens, quand la libre circulation est défendue, quand le temps est suspendu, on pérégrine dans le rêve éveillé, dans la méditation émerveillée, dans les étendues inépuisables de l’imaginaire et de la pensée. Je relis Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre (1763 – 1852) : « J’ai entrepris et exécuté un voyage de quarante-deux jours autour de ma chambre… Un bon feu, des livres, des plumes, que de ressources contre l’ennui !... Les heures glissent alors sur vous, et tombent en silence dans l’éternité, sans vous faire sentir leur triste passage… Depuis l’expédition des Argonautes jusqu’à l’assemblée des Notables, depuis le fin fond des enfers jusqu’à la dernière étoile fixe au-delà de la voie lactée, jusqu’aux confins de l’univers, jusqu’aux portes du chaos, voilà le vaste champ où je me promène en long et en large, et tout à loisir, car le temps ne me manque pas plus que l’espace » (Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre).
4. Les synchronisations thématiques se bousculent dans ma tête. Je ressors des livres, les dépoussière, les réveille. Retrouvailles providentielles. L’événement, obscurci par les projectures médiatiques, s’observe en clair-obscur, dans ses multiples contrastes. Le manuscrit en cours de rédaction se coule dans des bifurcations inattendues. Notre serin Fuji, en liberté dans la maison sauf courts intervalles de confinement dans sa cage, le temps d’ouvrir grandes les fenêtres pour aérations ordinaires, se faufile dans la bibliothèque où il s’est secrètement aménagé des cachettes introuvables. L’intrépide chanteur est capable de passer des heures sans piper un son. Nous l’imaginons, à chaque fois, échappé par une embrasure indécouvrable et tombé dans l’impitoyable bec d’un horrible corbeau. Il arrive que Fuji, dans un envol inopiné, renverse plusieurs livres, qui se retrouvent par terre et me supplient de les rendre à leur tranquille étagère. La gentille remontrance se transforme en gratitude infinie quand saute à mes yeux un titre depuis longtemps recherché. Comment souffrir du confinement quand la compagnie d’un tel ange gardien rappelle à chaque instant qu’il n’est d’autre raison d’être que la nature et la vie qu’elle génère.
5. Étrange parenthèse existentielle. Tout ramène au vocable confinement, hautement anxiogène pour le commun des mortels, qui remue des images de peste, de déliquescence, de dégénérescence, de décrépitude, de détresse solitaire, de morbidité fatale. S’y greffe des idées de disqualification, de relégation, de bannissement. Confinement, du latin confinia, extrême limite d’un territoire, ligne de démarcation, expulsion de l’individu hors de son habitus. Terrible punition collective, assortie de sanctions sévères. Peu de personnes sont mentalement préparées à supporter l’esseulement, le face-à-face avec la part refoulée, la part maudite, le guet-apens de la mort, les idées noires. « Tour le malheur des hommes vient de leur incapacité à demeurer en repos dans une chambre » (Blaise Pascal, Pensées).
6. La formule belliqueuse « Nous sommes en guerre » se répète dans les discours officiels comme un appel de clairon et dans les cerveaux confinés comme une alerte macabre. La loi sur l’état d’urgence sanitaire, calquée sur les sinistres dispositions d’avril 1955 pendant la guerre d’Algérie, donnent des pouvoirs exorbitants à la machine répressive, systématisent la surveillance et le contrôle des individus, interdisent toute manifestation protestataire. Le néo-autoritarisme sévit sans gants, sans masque, sans casaque chirurgicale. L’exception se normalise. La dépression se généralise. Obligations d’auto-séquestration, de séparation, d’invisibilité, de silence, vérifications des emplois de temps, des déplacements, des occupations, couvre-feux, dérogations spéciales, délits de désobéissance, d’insubordination, de refus d’obtempérer, d’outrage à agents publics, gardes à vue, incarcérations, nouvelles sanctions pénales, des mesures extrêmes, adoptées sans débat par les assemblées délégatives. Le gouvernement s’autorise de légiférer par ordonnances, dans l’opacité totale. Se combinent les vieilles méthodes discrétionnaires, les prouesses des nouvelles technologies, les techniques de l’information et de la communication, pour servir exclusivement le néolibéralisme.
7. Le néolibéralisme se prétend la seule organisation fiable, sans alternance et sans alternative. Reviennent en fanfare, sous conduite des technocrates robotisés, le capitalisme sauvage, la transformation de toute chose en marchandise, la réification générale, la métamorphose de l’être en automate téléguidé. Les recettes archaïques s’écoulent dans des emballages technologiques. Les apprentis sorciers des places boursières commandent ouvertement les gouvernements et les instances internationales. L’humaine humanité est anesthésiée à coups d’analgésiques, d’anesthésiques, de neuroleptiques. La société entière est subrepticement psychiatrisée.
8. Le pouvoir politique est la pire drogue inventée par le genre humain. Il change de forme selon les époques, les sociétés, les cultures, il se libéralise, se socialise, se déguise, se modernise, se technologise, se mercatise, se drape d’apparences séductrices, mais garde partout, intrinsèquement, la même nature despotique. « Regarde la bête, lancée dans le monde, courir les honneurs. Vois, avec quelle gravité, elle marche parmi les hommes. La foule s’écarte avec respect et personne ne s’aperçoit qu’elle est toute seule. C’est le moindre souci de la cohue au milieu de laquelle elle se promène de savoir si elle a une âme ou non, si elle pense ou non… Il est rare que l’abomination reconnaisse sa laideur et casse le miroir… En vain les glaces réfléchissent avec une exactitude géométrique la lumière. Au moment où les rayons pénètrent dans l’œil de l’infamie et la peignent telle qu’elle est, l’amour-propre glisse son prisme trompeur entre son image et elle-même, et elle se voit divinité » (Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre).
9. Les questions sanitaires sont captées comme alibis. Détournements des émotions collectives, des peurs communicatives, des abnégations combatives. Le risque se transforme en menace. L’incertitude se théâtralise. L’épidémie se qualifie de maladie émergente, de malfaisance pernicieuse, invisible, insaisissable, qui mène une guerre asymétrique. La stratégie ne vise plus le traitement des malades, mais l’éradication du spectre patibulaire et, ce faisant, l’expérimentation d’un assujettissement de l’humanité à grande échelle. Le professeur de médecine Marc Gentilini, créateur en 1968 du service des pathologies tropicales et parasitaires à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière de Paris, pointe les incohérences du confinement : « Le coronavirus cause des morts, mais sa dramatisation sera encore plus meurtrière. 98 % des cas liés au coronavirus sont des cas bénins. Même si la létalité est importante. Même si un mort, c’est toujours de trop. Le macabre décompte quotidien des morts par le directeur général de la santé est inutile et traumatisant. Les conséquences psychiques, sociales du confinement, y compris en termes de morts, seront plus lourdes que les pertes humaines engendrées par le virus ». La tragédie pandémique, ses dévastations spectaculaires, ses ravages apocalyptiques, bouleversent toutes les données planétaires. Mais, leur mise-en-scène politique, à l’échelle mondiale, semble obéir à des scénarios savamment, préliminairement, modélisés. Les éléments de langage, les argumentaires, les mots-clés, les équivoques préméditées, les ambiguïtés concertées, sont trop concordantes pour être de simples coïncidences.
10. Michel Foucault explicite l’articulation entre l’instrumentalisation politique d’une épidémie, l’institution d’un dispositif disciplinaire et la restructuration de l’espace urbain à des fins totalitaires. « Cet espace clos, découpé, surveillé en tous ses points, où les individus sont insérés en une place fixe, où les moindres mouvements sont contrôles, où tous les évènements sont enregistrés, où un travail ininterrompu d’écriture relie le centre et la périphérie, où le pouvoir s’exerce sans partage, selon une figure hiérarchique continue, où chaque individu est constamment repéré, examiné et distribué entre les vivants, les malades et les morts, tout cela constitue un modèle. La ville pestiférée…, immobilisée dans le fonctionnement d’un pouvoir extensif qui porte de façon distincte sur tous les corps individuels, c’est l’utopie de la cité parfaitement gouvernée. La peste, c’est l’épreuve au cours de laquelle on peut définir idéalement l’exercice du pouvoir disciplinaire. Pour faire fonctionner selon la pure théorie les droits et les lois, les juristes se mettent imaginairement dans l’état de nature. Pour voir fonctionner les disciplines parfaites, les gouvernants rêvent de l’état de peste » (Michel Foucault, Surveiller et punir, éditions Gallimard, 1975).
11. Des centres de recherche lancent des enquêtes à chaud sur le web pour mesurer l’évolution du vécu émotionnel, affectif, comportemental. Les enquêtes directives, quantitatives, statistiques, consolident les orientations technocratiques sans apporter des solutions pratiques. S’algorithmisent des données en vrac pour alimenter, en études contradictoires, les rhétoriques institutionnelles et les pédanteries médiatiques. « Le soupçon à l'égard des sens est resté le cœur de l'orgueil scientifique jusqu'à ce qu'il devienne de nos jours une source de malaise. L'ennuyeux est que nous découvrons que la nature se comporte si différemment de ce que nous observons dans les corps visibles et palpables de notre entourage qu'aucun modèle formé d'après nos expériences ne peut jamais être vrai. C'est alors que la liaison indissoluble entre notre pensée et notre perception sensible prend sa revanche, car un modèle qui laisserait l'expérience sensible complètement hors de compte et, par conséquent, serait complètement adéquat à la nature dans l'expérience, est non seulement pratiquement inaccessible, mais même impensable » (Hannah Arendt, La Crise de la culture, éditions Gallimard 1972).
12. Les professions prudentielles tirent désespérément les sonnettes d’alarme. Le concept de prudence, forgé par Aristote, implique la recherche de pratiques inédites, d’actions opérantes, quand les connaissances scientifiques acquises s’avèrent inefficaces face à une situation complexe, inexpérimentée, inexplicable. L’imprévisible se compense par une amplification injustifiable. Les gouvernances politiques dissimulent leurs incompétences sous des démonstrations de force. Se déclare la guerre. Se mobilisent les réserves militaires. Les morts se comptabilisent comme des troupiers tombés sur le champ de bataille. Les personnels soignants sous-équipés, débordés, sont contraints d’effectuer des choix thérapeutiques abominables, des sélections déchirantes. Se délibèrent les méthodes sans discerner les répercussions. En ces temps cataclysmiques « la nature, indifférente au sort des individus, remet sa robe du printemps et se pare de toute sa beauté autour des cimetières. Les arbres se couvrent de feuilles. Les oiseaux chantent dans les branches. Les abeilles bourdonnent parmi les fleurs. Tout respire la vie dans les séjours des morts… Tous les malheurs de l’humanité ne comptent pour rien dans le grand tout… L’homme n’est rien qu’un fantôme, une ombre, une vapeur qui se dissipe dans les airs… » (Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre).
13. Les idées philosophiques, contrairement aux théories scientifiques présumées réfutables, voyagent dans le temps, remontent et redescendent l’histoire, éclairent les problématiques nébuleuses. « Les mystères de la nature sont cachés aux morts comme aux vivants… Dépouillez-vous de ce reste d’esprit de corps que vous avez apporté du séjour des mortels puisque les travaux de mille générations et toutes les découvertes des hommes n’ont pu allonger d’un seul instant leur existence, puisque Charon passe chaque jour une égale quantité d’ombres, ne nous fatiguons pas à défendre un art qui, chez les morts où nous sommes, ne serait pas même utiles aux médecins. Ainsi parlait Hippocrate. (Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre). Les familles sont exclues des funérailles. Charon, le nocher des enfers choisit ses passagers sur les berges-frontières, fait payer ses services rubis sur ongle et ne se laisse point attendrir par les lamentations des morts désargentés. Ainsi voit-on des revenants, voilés de noir, errer sur les bords de la Seine, la nuit tombant.
14. La crise sanitaire exacerbe les inégalités sociales. Les parisiens nantis quittent la capitale pour leur propriété champêtre. Selon une statistique d’un opérateur téléphonique, géolocaliseur de tout ce qui bouge et de tout ce qui s’immobilise, informateur accrédité du pouvoir, un million de franciliens ont quitté la région parisienne dans les jours qui ont précédé le confinement. Les beaux quartiers se vident. Les grandes avenues se désertent. Une jeune romancière, gâtée par le succès, invitée à publier son journal du confinement dans un quotidien national, se félicite idiotement de prolonger ses vacances dans sa maison. Le confinement devient campement, surpeuplement, étouffement, bidonvilisation quand la cellule familiale se serre dans un logement réduit. La confiscation des responsabilités individuelles dépossèdent les êtres d’eux-mêmes. Rien n’est plus mortifère que le sentiment d’impuissance. La honte de devoir décliner une attestation sur l‘honneur sur le motif de ses sorties vitales, de se soumettre au contrôle des policiers à chaque coin de rue, rappelle des traumatismes terribles. La réclusion sanitaire multiplie à la longue les fêlures psychiques, les frayeurs anticipatives, les perturbations affectives. Les confinés font l’expérience douloureuse, stigmatisante, du désœuvrement, de la frustration, du découragement, se sentent en décalage avec le monde extérieur, perdent l’intérêt pour les petits plaisirs du quotidien, tombent dans une adynamie insurmontable quand ils n’ont que le téléphone portable, l’ordinateur et la télévision pour échappatoires.
15. Quand Giovanni Boccaccio (1313 – 1375), dit Boccace, narre, dans le Décaméron, la terrible peste de 1348, ses propos pourraient tout aussi bien se rapporter au Coronavirus. « La science, ni aucune précaution humaine, ne prévalait… quand le fléau déploya ses douloureux effets dans toute leur horreur… De ces choses et de beaucoup d’autres semblables, naquirent diverses peurs et imaginations parmi ceux qui survivaient, et presque tous en arrivaient à ce degré de cruauté d’abandonner et de fuir les malades et tout ce qui leur avait appartenu, et, ce faisant, chacun croyait garantir son propre salut. D’aucuns pensaient que vivre avec modération et se garder de tout excès, était la meilleure manière de résister à un tel fléau. S’étant formés en sociétés, ils vivaient séparés de tous les autres groupes. Réunis et renfermés dans les maisons où il n’y avait point de malades et où ils pouvaient vivre le mieux, usant avec une extrême tempérance des mets les plus délicats et des meilleurs vins, fuyant toute luxure, sans se permettre de parler à personne, et sans vouloir écouter aucune nouvelle du dehors au sujet de la mortalité ou des malades, ils passaient leur temps à faire de la musique et à se livrer aux divertissements qu’ils pouvaient se procurer » (Boccace, Le Décaméron, 1350 – 1354).
16. En décrivant, dans le livre II de La Guerre du Péloponnèse, la peste d’Athènes qui sévit entre 430 et 426 avant J.C, Thucydide signale d’emblée : « Les médecins étaient impuissants, car, ils ignoraient au début la nature de la maladie. Toute science humaine était inefficace. En vain, on multipliait les supplications dans les temples. En vain, on recourait aux oracles. Tout était inutile. Finalement, vaincu par le fléau, on y renonça… On colporta le bruit que les Péloponnésiens avaient empoisonné les puits ». L’humanité bascule, depuis toujours, entre la science et la religion, la connaissance partielle et la croyance transférentielle, la certitude déclamatoire et la résignation rédhibitoire. Les réactions populaires, les frayeurs, les terreurs, les paniques, les fuites des millénaires précédents se reproduisent aujourd’hui à l’identique. Et l’on rejette à chaque fois la faute sur des boucs émissaires. Les chinois, souffre-douleurs désignés d’aujourd’hui, subissent les mêmes procédés discriminatoires, les mêmes regards suspicieux, les mêmes quolibets xénophobes.
17. Thucydide détaille les manifestations cliniques de l’épidémie avec une implacable précision, fournit une méthode narrative reprise par les chroniqueurs depuis deux mille ans. « On était atteint, subitement, sans signe précurseur. On éprouvait de violentes chaleurs à la tête. Les yeux étaient enflammés. Le pharynx et la langue saignaient. La respiration devenait irrégulière… À ces symptômes succédaient l'éternuement et l'enrouement. Peu de temps après, la douleur gagnait la poitrine et s'accompagnant d'une toux violente. Quand le mal s'attaquait à l'estomac, il provoquait des troubles, des souffrances aiguës et toutes sortes d'évacuation de bile. Presque tous les malades étaient pris de hoquets non suivis de vomissements, mais accompagnés de convulsions. Chez les uns, ce hoquet cessait immédiatement, chez d'autres, il durait fort longtemps… La peau était rougeâtre avec des éruptions de phlyctènes et d'ulcères. Le corps était si brûlant qu'il ne supportait pas le contact des vêtements... Les malades restaient nus. Ils se jetaient dans l’eau froide sans être apaisés. Ils étaient tenaillés par la soif. Ils n’étaient pas pour autant soulagés, qu’ils aient beaucoup bu ou peu. Ils ne pouvaient ni dormir, ni se reposer…. La plupart mouraient au bout de neuf ou de sept jours, consumés par le feu intérieur… Si l'on dépassait ce stade, le mal descendait dans l'intestin. Une violente ulcération s'y déclarait, accompagnée d'une diarrhée rebelle, qui faisait périr de faiblesse beaucoup de malades… ».
18. « La maladie, impossible à décrire, sévissait avec une violence qui déconcertait la nature humaine… Sans parler de bien d'autres traits secondaires de la maladie, selon le tempérament de chaque malade, telles étaient en général ses caractéristiques... On mourait, soit faute de soins, soit en dépit des soins prodigués. Aucun remède, pour ainsi dire, ne se montra d'une efficacité générale, car cela même qui soulageait l'un, nuisait à l'autre. Aucun tempérament, qu'il fût robuste ou faible, ne résistait au mal… Ce qui était le plus terrible, c'était le découragement qui s'emparait de chacun aux premières attaques. Immédiatement les malades perdaient tout espoir et, loin de résister, s'abandonnaient entièrement. Ils se contaminaient en se soignant réciproquement et mouraient comme des troupeaux. C'est ce qui fit le plus de victimes. Ceux qui, par crainte, évitaient tout contact avec les malades périssaient dans l'abandon. Plusieurs maisons se vidèrent ainsi faute de secours. Ceux, qui approchaient les malades, périssaient également, surtout ceux qui se piquaient de courage. Mus par un sentiment de l'honneur, ils négligeaient toute précaution. Ils soignaient leurs amis… Ceux, qui avaient échappé à la maladie, se montraient les plus compatissants pour les mourants et les malades, car ils connaissant déjà le mal et ne craignaient plus rien pour eux-mêmes. En effet, les rechutes n’étaient pas mortelles. Enviés par les autres, dans l'excès de leur bonne fortune présente, ils se laissaient bercer par l'espoir d'échapper à l'avenir à toute maladie… La violence du mal était telle qu'on ne savait plus que devenir. On perdait tout respect pour le divin. Toutes les coutumes, en vigueur auparavant pour entourer les sépultures, étaient bouleversées… » (Thucydide, La Guerre du Péloponnèse).
19. L’idéologie sécuritaire transforme le risque en menace et la prévoyance en privation de liberté. Il n’est pas anodin que la dernière idéologie en vogue soit l’inclusion. La vieille notion coloniale d'intégration ayant épuisé ses effets discriminatoires, c'est le concept inclusion qui prend le relais dans la rhétorique des gouvernances à la mode. Les concepts ne sont jamais neutres. Ils sont les outils de transformation du réel quand ils sont dynamisés par une volonté d'action. Avec l'inclusion, intériorisée comme un signe de progrès social, il s'agit, ni plus ni moins, d'un retour, sous habits neufs, de l'équation obsolète insertion-intégration-assimilation. Se dissimule sous apparence attractive, une tentative de revendre une façade ravalée, parée de faux avant-gardisme, la reproduction de la société pyramidale inégalitaire. Il est utile de rappeler, tout d'abord l’origine du substantif inclusion, du latin inclusio, qui se traduit par emprisonnement, enfermement, avec la même charge sémantique que réclusion. La théorie de l'inclusion sociale se développe dans les pays anglo-saxons comme un ersatz mercatique pour récupérer, dans les minorités ethniques, les enfants surdoués comme serviteurs gratifiés des élites dirigeantes. Le cas du président Barak Obama en est le cas le plus récent et le plus spectaculaire. Il aura servi d'anesthésiant le temps de renverser la vapeur.
20. L'inclusion sociale a été théorisée par le sociologue allemand Niklas Luhmann (1927 - 1998), dans le cadre des rapports entre individus et système dominant, entre singularités subjectives et structure culturelle cloisonnée, d’où il ressort que les particularités culturelles endogènes et exogènes, notamment l'ethnos et l'habitus des immigrés, doivent s’acculturer, se dépersonnaliser, se couler dans le moule hégémonique, se conformer au fonctionnalisme unidimensionnel. Les critères de cette sélection sociale sont suffisamment éloquents : aisance matérielle, opportunités de développement humain, implication dans les projets régénérateurs de l’ordre établi. Il suffirait ainsi d'assouplir les structures écrasantes, de baliser les trajectoires promotionnelles, de réglementer les plateformes promotionnelles, pour absorber les contradictions institutionnelles et surmonter le dilemme désintégration-continuation.
21. L'universitaire Niklas Luhmann était fonctionnaire au début de sa carrière. C’est ainsi qu’il a pris conscience des dysfonctionnements endémiques du système. Il s’est, dès lors, donné comme mission de façonner des curations palliatives, neutralisatrices des initiatives citoyennes. La vie sociale ne réduit pas aux mécanismes performatifs du système légal, ne se contente pas de replâtrages réformistes. L'hermétisme luhmannien recèle, en vérité, une redoutable stratégie technocratique de robotisation sociétale. Sa métathéorie enchevêtre les problématiques conceptuelles pour dissoudre la complexité des résistances réelles.
22. Le filtrage des initiatives émanant de la base, libérées de leur gangue étouffante par l'émergence de la révolution numérique, se profile ainsi comme ultime recours d'un ordre hiérarchique en survie, qui ne retient de la submersion télématique que les récupérations mercantiles et les combinaisons logarithmiques de contrôle. La communication est envisagée, dans cette perspective, comme interface abrogative de la pensée libre. L'intelligence critique est considérée comme une contingence parasitaire. Le sens de l'existence n'est, dans cette logique, qu'un moment éphémère où une possibilité programmatique s'actualise, se concrétise, et planifie les virtualités successives. Le paradigme technocratique trouve, dans cette théorie, sa consécration définitive. Le contrôle des possibilités, par la multiplication des barrières sélectives, dévoile ainsi son idéologie tacite, le conditionnement des attentes selon des objectifs prédéterminés et l'élimination des risques par la conformation générale aux normes prédestinés.
23 - Dans cette conception, le système, identité distincte close sur elle-même, et son environnement, sélectivement structuré, interagissent mécaniquement, selon leur code binaire procréatif. Cette construction débouche sur une société dichotomique, fondée sur la bipolarité inclusion-exclusion, et sur une communication automatique, sans intervention humaine. La société inclusive, prise en charge systémique de toutes les interconnexions sociétales, est un non-sens sociologique et une aberration éthique. Dans le pathos dirigiste, le vocable viral inclusion contamine les insignifiances cognitives et les grandiloquences politiques. La centralité refoule les interférences hors frontières. Ainsi s’instituent et se généralisent les fabriques d’assentiment. L'institutionnalisation des relations sociales, sur le seul critère de la régulation pyramidale, leur ôte toute spontanéité vivifiante, toute imprévisibilité tonifiante, toute créativité signifiante. La vie est anti-systémique par nécessité dynamique.
24. L’histoire du confinement est vieille comme l’humanité. La quarantaine se pratique systématiquement depuis des millénaires. Le nombre symbolique de quarante serait le fait d’Hippocrate, au cinquième siècle avant J.C, qui aurait défini ainsi la durée les infections aigües. Les chrétiens ont repris cette mesure pour leur carême. L’influence théologique sur les mesures sanitaires était patente aux époques où les hôpitaux étaient des hospices, où les pèlerins et les voyageurs étaient perçus comme des porteurs potentiels de maladies contagieuses. Le confinement est en relation direct avec la distinction du pur et de l’impur, du licite et de l’illicite, du rémissible et de l’inexpiable. La morale publique se fonde sur les spectacles de pénitence, d’expiation, de purification. La transgression de l’interdit vaut châtiment. Le sentiment de culpabilité s’inocule en même temps que l’épidémie. Quiconque ne se soumet pas devient lui-même un tabou, censuré, ostracisé, interdit de contact, poursuivi pour attitude déviante. L’épidémie est politiquement reconstruite comme une névrose obsessionnelle collective. Quand s’éteint l’épidémie, demeurent les retombées psychopathologiques.
25. Dès le quatorzième siècle, la séparation sociale et la mise au ban des lépreux sont imposées par la loi. La lèpre est considérée par les religieux comme une maladie de l’âme qui se manifeste par une dégradation du corps. L’ordonnance royale du 21 juin 1321 dicte la persécution et l’exécution en masse des lépreux afin de « débarrasser la surface de la terre d’une pourriture aussi infecte ». «Tous le lépreux, hommes, femmes, enfants de plus de quatorze ans, seront donc saisis et jetés en prison. On les interroge au plus tôt. Ceux qui avoueront leur maléfice seront brûlés. Ceux qui refuseront de faire des aveux seront mis à la torture, et l’aveu obtenu, ils seront brûlés comme les premiers. Les enfants de moins de quatorze ans, garçons et filles, seront enfermés pour la vie. Les femmes enceintes resteront en prison moins longtemps. Elles en sortiront le jour où leur enfant pourra être sevré et se passer d’elles. Mais ce jour là, elles seront torturées et brûlées ».
26. Des rafles méthodiques sont organisées. Les biens des victimes sont confisqués. « Comme les lépreux sont au plus haut chef coupables de lèse-majesté et d’attentat contre la chose publique, leurs biens demeureront dans la main du roi jusqu’à nouvel ordre, et seront affectés, en partie à la nourriture des lépreux incarcérés, en partie à celle des frères, sœurs et autres personnes qui en jouissaient déjà précédemment, c'est-à-dire aux gardes-malades ». Les lépreux sont nourris au début de l’internement, puis, « on s’occupe de les désinfecter. Pour cela, on les garrotte, et, après leur avoir fait prendre du vin afin de soutenir leurs forces, on les enfume. Avec des crocs, qui les torturent en les tenant à distance, on les questionne pour les contraindre à avouer leur crime ». « Enfin, on les brûle vifs, ou, comme il arrive quelquefois pour les lépreuses, on les emmure. Ces rigueurs sauvages étaient conformes aux prescriptions royales » (Robert Villepelet, Histoire de la ville de Périgueux et de ses institutions municipales jusqu’au Traité de Brétigny (1360), éditions Imprimerie de la Dordogne, Périgueux, 1908).
27. La peste noire fait vingt-cinq millions de victimes en Europe entre 1347 et 1352 et perdure de manière sporadique jusqu’au début du dix-neuvième siècle. Ibn Khaldoun évoque dans sa Mouqaddima (Prolégomènes) la perte de ses parents et de plusieurs membres de sa famille à cause de cette malédiction. « Une peste terrible vint fondre sur les peuples de l’Orient et de l’Occident. Elle maltraita cruellement les nations, emporta une grande partie de cette génération, détruisit les plus beaux résultats de cette civilisation. Elle se montra quand les empires étaient dans une époque de décadence et approchaient du terme de leur existence. Elle brisa leurs forces, amortit leur vigueur, affaiblit leur puissance, au point qu’ils étaient menacés d’une destruction complète. La culture des terres s’arrêta faute d’hommes. Les villes furent dépeuplées. Les édifices tombèrent en ruine. Les chemins s’effacèrent. Les monuments disparurent. Les maisons, les villages, restèrent sans habitants. Et tout le pays cultivé changea d’aspect » (Les prolégomènes d’Ibn Khaldoun, 3 tomes, traduction Mac Gukin de Slane, éditions Imprimerie Impériale, 1863).
28. La médecine médiévale s’avère impuissante à combattre la peste. La théorie miasmatique, expliquant le fléau par un poison contracté par respiration ou par contact direct, se combine avec la médecine galénique fondée sur les humeurs. Le poison, substance en putréfaction, provient des profondeurs de la terre, se répand dans l’air, à cause d’un orage ou un tremblement de terre, et retombe sur les humains. La médecine, la religion, la magie, la divination s’amalgament dans les explications hermétiques. On utilise comme remèdes les fumigations de bois, les plantes aromatiques, les cataplasmes à base de matières charogneuses. On croit que les parfums empêchent la pénétration du poison et les mauvaises odeurs facilitent sa sortie. Des alchimistes confectionnent des fragrances contre les sortilèges, les sorts, les envoûtements, les mauvais esprits, les démons, les dragons, les incubes et les succubes. Les malades sont encore plus affaiblis, parfois achevés, par les saignées destinées à évacuer le sang corrompu. On use et on abuse des laxatifs et des purgatifs. Les bains chauds, les rapports sexuels sont interdits parce qu’ils provoquent la sudation, ouvrent les pores et rendent les corps plus vulnérables aux venins aériens. La médecine galénique prescrit des régimes alimentaires. La putréfaction étant de nature humide et chaude, il faut ingérer des aliments secs et froids.
29. L'Église organise des incantations, des conjurations, des exorcisations, des processions pieds nus, des autoflagellations, des mortifications. « Si vous vivez selon votre chair, vous mourrez. Mais, si par l’Esprit vous faites mourir les œuvres du corps, vous vivrez » (Paul de Tarse, Épîtres aux romains).
Les moines donnent l’exemple, portent des tuniques de crin, pratiquent l’ascétisme, le jeûne prolongé, les privations volontaires. Le fétichisme fait commerce de talismans, d’amulettes, de médaillons, d’anneaux, de bagues serties de pierres précieuses, toujours portées à la main gauche. Pour expliquer l’inexplicable, on se réfère aux causes métaphysiques. « La mort par pestilence » sanctionne le vice et le péché. Guy de Chauliac, médecin avignonnais écrit : « On meurt sans serviteur. On est enseveli sans prêtres. Le père ne visite pas son fils, ni le fils son père. La charité est morte, l’espérance anéantie ».
30. Jean de La Fontaine synthétise la vision déterministe. « Un mal qui répand la terreur / Mal que le Ciel en sa fureur / Inventa pour punir les crimes de la terre / La Peste, puisqu'il faut l'appeler par son nom / Capable d'enrichir en un jour l'Achéron / Faisait aux animaux la guerre / Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés / On n'en voyait point d'occupés / À chercher le soutien d'une mourante vie / Nul mets n'excitait leur envie / Ni Loups ni Renards n'épiaient / La douce et l'innocente proie / Les Tourterelles se fuyaient / Plus d'amour, partant plus de joie / Le Lion tint conseil, et dit : Mes chers amis / Je crois que le Ciel a permis / Pour nos péchés cette infortune / Que le plus coupable de nous / Se sacrifie aux traits du céleste courroux / Peut-être il obtiendra la guérison commune / L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents / On fait de pareils dévouements / Ne nous flattons donc point / Voyons sans indulgence / L'état de notre conscience / Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons / J'ai dévoré force moutons / Que m'avaient-ils fait ? Nulle offense / Même il m'est arrivé quelquefois de manger / Le Berger / Je me dévouerai donc, s'il le faut / mais je pense / Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi / Car on doit souhaiter selon toute justice / Que le plus coupable périsse / - Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon Roi / Vos scrupules font voir trop de délicatesse / Eh bien, manger moutons, canaille, sotte espèce / Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes Seigneur / En les croquant beaucoup d'honneur / Et quant au Berger l'on peut dire / Qu'il était digne de tous maux / Étant de ces gens-là qui sur les animaux / Se font un chimérique empire / Ainsi dit le Renard, et flatteurs d'applaudir/ On n'osa trop approfondir / Du Tigre, ni de l'Ours, ni des autres puissances / Les moins pardonnables offenses / Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins / Au dire de chacun, étaient de petits saints / L'Ane vint à son tour et dit : J'ai souvenance / Qu'en un pré de Moines passant / La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et je pense / Quelque diable aussi me poussant / Je tondis de ce pré la largeur de ma langue / Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net / À ces mots on cria haro sur le baudet / Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue / Qu'il fallait dévouer ce maudit animal / Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal / Sa peccadille fut jugée un cas pendable / Manger l'herbe d'autrui ! Quel crime abominable ! / Rien que la mort n'était capable / D'expier son forfait : on le lui fit bien voir / Selon que vous serez puissant ou misérable / Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir » (Jean de La Fontaine, "Les Animaux malades de la peste").
31. L’art s’empare des thèmes fatalistes, l’apocalypse, le jugement dernier, la fin des temps, le Christ sur la croix au paroxysme de ses souffrances. Se représente le corps de Saint Sébastien criblé de flèches aux endroits où la peste inscrit ses marques. L’omniprésence de la mort se retrouve dans la poésie, qui chronique le fléau avec une exactitude notariale. « Quand Dieu vit de sa maison / Du monde la corruption / Qui partout était si grande / Nul étonnement s’il eut envie / De prendre cruelle vengeance / De cette grande désordonnance / Si bien que sans plus attendre / Il fit sortir la mort de sa cage / Pleine de fureur et de rage / Et par le monde elle courait / Tuait tout et tout supprimait / Autant qu’il s’en présentait contre / Nul ne pouvait aller à l’encontre » (Guillaume de Machaut (1300 - 1377), Le Jugement du roi de Navare, extrait).
32. Le capitalisme triomphant s’est doté au dix-neuvième de théories prophylactiques en urbanisme, en médecine, en diététique, alibis scientistes du sécuratisme à l’intérieur et du colonialisme à l’extérieur. L’épidémiologie s’utilise comme optimisation de l’exploitation et minimisation des coûts sociaux. Les constructions de fer et de verre, qui bloquent l’humidité et laissent passer la lumière, se développent. Le sport et le thermalisme, d’abord réservés à la haute société, sont les moyens privilégiés de se maintenir en bonne santé. Rien n’échappe à l’assainissement. Le souci de la salubrité impose une architecture scientifique, inspirée des sanatoriums. On dompte la nature. On développe les villes en attendant le grand nettoyage par le vide des guerres mondiales.
33. Avec sa découverte du rôle des microbes, dans les contagions et les contaminations, Louis Pasteur fournit l’argumentaire imparable pour asseoir « le principe de rentabilité combustive et réorienter les valeurs données à la nourriture, aux boissons, à l’air respiré, au travail, au repos, à la propreté d’un corps censé laisse passer l’oxygène par la peau » (Georges Vigarello, Le sain et le malsain, éditions du seuil, 1993). L’interdit nécessaire à la servitude volontaire passe donc par l’école, l’éducation, la pédagogie, le dressage des comportements, le préconditionnement des manières d’être et de vivre. La maladie, considérée comme une avarie biologique, une tare sociale, est confinée dans les hôpitaux, expulsée de la vie, la mort confiée aux pompes funèbres.
34. Les infections passent aussi par l’assiette, par un légume porteur d’une bactérie mortelle. L’élevage intensif favorise la transmission des substances funestes. La crise de la Vache Folle dans les années quatre-vingt-dix était inconcevable. L’épizootie est provoquée par une alimentation criminelle, des farines animales fabriquées avec des cadres d’animaux, qui développent l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB), responsable de la destruction du système nerveux central. Des centaines de milliers de bovins sont infectés. Les scientifiques découvrent que le virus fatal est transmissible à l’être humain. La maladie fait plusieurs centaines de victimes humaines présentant des symptômes proches de la maladie de Creutzfeldt-Jacob. Cette catastrophe est à l’origine du principe de précaution, qui diminue peut-être les risques, mais n’apporte aucune guérison. Le cynisme financier transforme des animaux herbivores en bêtes carnivores. Quand le remède subit la loi du marché, la maladie se niche dans le tiroir-caisse.
35. La société de consommation fait des produits d’entretien, surchargés de nocivités chimiques, un fond de commerce prospère. Les odeurs naturelles sont phobiquement traquées comme des signes de souillure. Les corps subissent, du matin au soir, les agressions prophylactiques, les savons, les shampooings, les dentifrices, les déodorants, les crèmes, les onguents, à base d’antifongiques, d’antibactériens, de triclosan fragilisant les défenses immunitaires et perturbant le système endocrinien. L’hygiénisme atteint un tel excès que le biologiste et botaniste Marc-André Selosse préconise d’entretenir un certain degré de contamination et une saleté propre. Il s’agit, en l’occurrence, de comprendre et d’admettre le rôle des micro-organismes dans les interactions entre molécules hétérospécifiques et symbioses bioécologiques. Vivre dans un environnement aseptique et stérilisant nous prive des bactéries bénéfiques. (Marc-André Selosse, Ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les civilisations, éditions Actes Sud, 2017).
36. La ville hygiénique idéale est décrite par Jules Verne dans son roman Les Cinq cents millions de la Bégum (1879). Les rues sont régulières, rectilignes. Les maisons sont en briques creuses pour assurer une bonne isolation sonore et thermique. Les tapis et les papiers peints, nids de microbes, sont proscrits. Les enfants sont éduqués à la propreté dès l’âge de quatre ans. « Ils considèrent la moindre tache sur leurs vêtements comme un déshonneur ». Afin de prévenir toute contagion, les malades sont confinés, distanciés, dans des hôpitaux décentralisés, n’hébergeant qu’un petit nombre de malades. Ces établissements sont construits en bois et brûlés chaque année pour les expurger de toute trace de maladie. Les maisons pourvues d’un jardin, largement espacées, ne dépassent jamais deux étages pour permettre la libre circulation de l’air et de la lumière. « Les fumées sont dépouillées des particules de carbone ». Les allées sont plantées d’arbres. Chaque carrefour dispose d’un square. Les existences oisives ne sont pas tolérées. Les étrangers, les jaunes, les noirs ayant participé à la construction sont éloignés. Les blancs avec les blancs. Le racisme se complait dans son propre confinement. Parfait modèle des banlieues pavillonnaires de l’entre-deux guerres.
37. L’hygiénisation méthodique a débouché sur son contraire, l’industrialisation de l’agriculture, la pesticidisation de la nature, la désertification des campagnes, la pollution généralisée. L’être humain, greffé, implanté, appareillé d’organes artificiels, se cybernistise, se bionise, se transgénise, se robotise, s’invulnérabilise, se transhumanise. Il se confine dans ses tentacularisations sans limites. L’être réparé, truffé de capteurs biométriques, débarrassé des maladies et des handicaps, s’achemine vers l’être augmenté, un golem désocialisé évoluant dans « la convergence NBIC », univers régi par les nanotechnologies, les biotechnologies, l’intelligence artificielle et les neurosciences. (Hervé Chneiweiss, L’Homme réparé, éditions Plon, 2012. L’Humain augmenté, sous la direction d’Edouard Kleinpeter, éditions du CNRS, 2013).
38. L’être interconnecté tous azimuts, démentalisé, réduit à ses fonctions motrices et cognitives, se transforme en kit modulable à volonté. Les imprimantes 3D préfigurent l’ère du cybernanthrope. Les organes abîmés d’un humain seront remplacés par des substituts confectionnés avec ses propres cellules. On imprime et on vascularise déjà sur des souris des morceaux microscopiques de peau, d’os, de foie, de veines. Les membres bioniques sont désormais contrôlables par la pensée à travers des électrodes implantées dans le cortex. Le système nerveux, par une simple injection dans une artère du cou, se câble à n’importe quel support extérieur, inerte ou vivant. Ces recherches et ces expériences sont principalement financées et réalisées par les armées, en Amérique par l’Agence pour les projets de recherche avancée de défense (Darpa) du Pentagone, également à l’origine de l’invention d’Internet. Les russes s’arrogent l’excellence pour le développement des armes bactériologiques.
39. Il s’agit désormais de fabriquer des superhommes, des soldats invincibles, sans peur, capables de ne jamais dormir, de recevoir des balles ou des éclats de bombes et de cicatriser aussitôt, de dialoguer avec leurs implants cérébraux. Les objets connectés sont devenus des accessoires quotidiens, permettent, par exemple, de surveiller en permanence la pression artérielle et le rythme cardiaque. On envisage, grâce aux nanorobots, de réparer et d’entretenir le corps de l’intérieur, de remplacer les anticorps et d’empêcher le vieillissement des cellules. On prévoit même de télécharger la mémoire et la conscience sur support numérique et de vivre ainsi éternellement. L’humain n’aura plus besoin d’émotions, de sentiments, de désirs pour se sentir exister. Les électrodes stimuleront ses sensations. L’intelligence artificielle guidera sa pensée. Quand la vie s’immortalise, elle devient machine.
40. Nous ne serons ni les premiers ni les derniers à voyager dans notre chambre. N’est-ce pas le lot d’une partie de l’humanité condamnée par la maladie, la pauvreté, ou quelque étrange châtiment, au confinement provisoire ou prolongé ? N’est-ce pas le quotidien des artistes, des écrivains, des philosophes attelés dans leur retraite solitaire, modeste ou fastueuse, à la réalisation de leur œuvre ? N’est-ce pas le choix des ermites, des ascètes, des anachorètes convaincus que la vérité des choses se dissout dans la compagnie des hommes politiques ?
*Nouveau livre : Mustapha Saha, "Haïm Zafrani, Penseur de la diversité", éditions Hémisphères / éditions Maisonneuve & Larose, Paris, 2020.