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Adieu Philippine
(film de 1962)
https://camilleaubaude.wordpress.com/
C’est magique de voir enfin Adieu Philippine (1962), une merveille de délicatesse et d’intelligence sur ce qu’on appelé à la génération suivante les « rapports homme-femme ». Le rythme des plans, l’emploi de certaines musiques m’ont ravie. Ce film que les enseignants de cinéma de La Sorbonne citaient souvent avec admiration est resté dans les mémoires parce qu’il expose l’avant de l’abominable guerre d’Algérie, le départ d’un jeune homme, chair à canon, qui est amoureux de deux femmes. 1958. Les critiques Serge Daney et Serge Toubiana dont je suivais les cours pour mon diplôme de cinéma à Censier en 1977 construisaient leur théorie de la Nouvelle Vague. Puis Jean Doucet à Jussieu. Des séminaires très à la mode… Et pourtant sans youtube, je n’aurais jamais vu Adieu Philippine, cette construction d’émotions autour du nom d’une femme, aussi vrai qu’inventé. Sans la Toile mondiale, personne ne retrouverait la vision subtile, naturelle et aimante de Jacques Rozier. La liberté et la gratuité se disent de la même façon au pays de Lady Gaga et Mister Google. Mais ne soyons pas dupes, les films « à petits budgets » du cinéma français vont rapporter des abonnés.
Du côté d’Orouët de Jacques Rozier (1973), tourné en Bretagne bien après Adieu Philippine, est une suite de saynètes, comme une suite de pièces de musique dans la même tonalité. Pas de sketchs, pas d’emphase, pas de numéros d’acteurs chauffés à blanc, mais beaucoup de tendresse mêlée à cette nostalgie au sens littéral de « retour ». J’ai éclaté de rire à certaines scènes qui touchent en fait les esprits éduqués à l’analyse de film. Les trois jeunes femmes qui rient pour un rien et orchestrent une variation de sons sur le mot « orouët » sont inoubliables, parfaites, fraîches, aux antipodes de la lourde artillerie des « big » et autres « méga show » qui ont prouvé leur incapacité à affiner le goût. La mièvrerie, les coups de poings à l’estomac de la production culturelle invasive incitent à réfléchir au constat d’E. A. Poe, traduit par Baudelaire : « Autrefois vivaient des êtres harmonieux, mais maintenant, on voit de grandes formes discordantes à travers les fenêtres et une hideuse multitude se rue éternellement, qui va éclatant de rire ne pouvant plus sourire ». (La Chute de la Maison Usher, je cite de mémoire).
Or-rouët, orouuuu-ëtte nous mène en riant à la ferme du Groët, et j’ai encore éclaté de rire au plan de la scène suivante : l’écran noir ( le « schwartz ») avec la lampe torche au milieu braquée sur la caméra. Enfin quelqu’un qui sait ce qu’est le cinéma, et le pratique sans se plier au formatage des circuits commerciaux, même si c’est eux qui gagnent par la force.
J’ai éclaté de rire, hélas, parce que mon indépendance d’esprit est noyée dans ce qu’on nomma au XIXe siècle « le flot de merde industriel », et à présent « l’ère du vide », aux conflits d’intérêts qui encouragent la vulgarité et la médiocrité. J’ai donc une telle béance, qui me fait dériver sur la Toile universelle, que je ne sais plus qu’empiler sans délicatesse les objets culturels, au lieu de m’en nourrir pour être utile. Le fait de bénéficier de mes cours de cinéma à Censier, donc d’un diplôme de cinéma, est un filet de sauvetage, alors que la grande épuisette maniée par les trois femmes du film de Rozier pour pêcher d’inexistantes crevettes sert à prendre l’homme dans ses filets, lui procurant un stress énorme. Après l’ennui, près d’une plage vide, les filets de l’épuisette prônent une injustice ahurissante. Ils dévient les meilleures intentions de l’être humain. Bernard Menez cuisine pour rien, le frigo est vide, et comme nous, spectateurs de youtube, il sait qu’il « est pris pour un imbécile ».
Cette veine artistique sans vanité doit maintenant prouver son ancienneté. Je suis tentée de l’appeler « le poème de la femme », initié par les dessins de vulves de la grotte Chauvet (art de moins trente-six mille ans) au « Chant du grillon de Marceline Desbordes-Valmore » (« laissez chanter mon grillon »). Elle crée les films de Jacques Rozier. Sont-ils promis aujourd’hui à un avenir planétaire, dont les mirifiques jeux de miroir dans les écrans représentent aussi bien une braderie qu’un nouveau commerce ?*
* Les « Chroniques de cinéma de Camillæ » sont publiées par la revue
Le Pan Poétique des Muses (LPpdm) et La Maison des Pages éditions sous le titre Cinévita (Paris, 2020), ainsi que sur le blog :
https://camilleaubaude.wordpress.com
Voir aussi :
Adieu Philippine | Transmettre le cinéma
1960, Paris. Michel Lambert est machiniste à la télévision. Pour séduire deux jeunes filles, amies inséparables depuis toujours, il se fait passer pour un opérateur ayant des responsabilités...
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Pour citer cette chronique
Camille Aubaude, « Adieu Philippine (film de 1962) », texte reproduit avec l'aimable autorisation de l'autrice, Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Événement poétique|Megalesia 2021, mis en ligne le 14 avril 2021. Url :
http://www.pandesmuses.fr/megalesia21/ca-adieuphilippine1962
Mise en page par Aude Simon
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