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Un vent mémoriel conté
Professeure agrégée de Lettres Modernes
Crédit photo : Rajasekharan, Running horse, peinture à l'huile, capture d'écran d'image de Commons par LPpdm.
Des chevaux et du vent est un beau roman paru aux éditions Picquier en 2023. Écrit en 2015 par Akiko Kawasaki, il a été traduit en français par Patrick Honnoré et Yukari Maeda. L'autrice y raconte le lien qui unit une famille (sur six générations) aux chevaux de l'île d'Hokkaidô, le Hokkaido washu.
À travers l'histoire de cette famille, qui s’étend de l’ère Meiji à nos jours, c'est l'histoire de l'élevage puis du réensauvagement des ces chevaux qui nous est ici contée. De l'aïeul mystérieusement né du sang d'un cheval, de ses enfants devenus éleveurs aux générations suivantes s'étant détournées du métier, pour enfin aboutir à une jeune étudiante à la recherche du dernier cheval endémique de l'île d'Hanajima : tout semble former un cycle qui amène les lecteur·rices à penser le lien qui nous unit au vivant.
Que devons-nous aux animaux ? Tout ou presque. Comment rembourser cette dette à l’origine même de la famille dont il est question ? Tel est le refrain que l'aïeul éleveur apprend à sa petite fille : « Nous devons notre vie aux chevaux. Il faut bien la rembourser, cette dette… Il faut bien la rembourser… »
C’était comme une incantation, que Kazuko prit pour elle tout en enfilant une double paire de gants de laine et en doublant également ses chaussettes. Puis, elle se précipita hors de la maison, passa à l’écurie prendre une lampe et une corde, et s’engagea dans le chemin qui menait au pâturage. » (p. 116)
Cette transmission du grand-père à l’enfant est à prendre au pied de la lettre : sa mère ensevelie sous la neige avec son cheval lors d’une tempête dut la vie à Ao qui la réchauffa de son corps et la nourrit grâce à sa chair, tailladée dans le vif, après que celle-ci ait donné ses propres cheveux à brouter au cheval : « Miné sentit un air froid sur sa nuque. Il n’y avait aucun vent à l’intérieur de la congère, mais la perte de ses cheveux longs et abondants lui faisait ressentir l’air froid avec plus d’acuité.
Elle se serra contre le cheval, au creux de son épaule et de son ventre. […] Ils se nourrissaient l’un de l’autre, maintenant, l’humaine et le cheval, et ils iraient ainsi vers la mort sans que personne n’en sache rien. » (p.63)
Et si le réensauvagement accidentel des chevaux bloqués sur l'île d'Hanajima, vécue comme une catastrophe économique pour la famille, qui se trouve démunie, était justement le moyen de rembourser la dette ? Fusion, coopération dans la domination, séparation, coexistence : telle semble être l'évolution qui nous est racontée.
La romancière mélange avec brio les registres dans cette grande saga familiale. En effet, on suit l’évolution de la société japonaise aux prises avec les conditions climatiques, économiques et environnementales dans une démarche réaliste qui se nourrit d’un fort substrat historique. On apprend ainsi comment dans certaines îles, le maintien des races équines fut un acte politique, un acte de résistance à la planification, l’État ayant décidé de croiser les races à des fins productivistes : « Certaines exceptions se sont également produites à Hokkaidô. Les chevaux vivaient en semi-liberté dans la nature et n’étaient utilisés que de façon saisonnière. Aussi ne suffisait-il pas que l’ordre soit promulgué de rassembler et de castrer tous les étalons pour que les citoyens obéissent bien sagement. » (p.134). De même, c’est avec un grand réalisme que le travail ancestral de ces petits chevaux destinés à tirer les filets à algues laminaires est décrit. Et c’est encore avec le même souci du vrai que la romancière, dans la dernière partie du roman, s’attache à montrer l’énergie de la jeune scientifique Hikari qui tente de convaincre son université de la laisser aller étudier le dernier cheval de l’île de Hanajima.
Toutefois, ce réalisme ne chasse pas le conte, bien au contraire. Il s’unit à lui, fusionne dans une temporalité qui échappe à la linéarité. L'écriture souvent subtile est très belle dans les descriptions de la forêt, par exemple lorsqu’une enfant part chercher un cheval égaré, en pleine nuit de tempête, véritable trajet initiatique dans lequel souffle l'écho des contes mais d’où le réalisme n’est pas chassé. Les registres se mêlent car ils ne s’excluent pas, le récit est pluriel. Ainsi en est-il de la rencontre de la petite fille, Kazuko, et d’un grand-duc qui l’effraie tout d’abord dans cette forêt plongée dans la nuit : «Perché sur une branche, les ailes repliées, il faisait probablement plus de la moitié de la taille de Kazuko. Et s’il déployait ses ailes, son envergure était plus grande que ses deux bras ouverts en croix. A la lumière de la lampe, ses plumes claires et foncées formaient d’étranges motifs. Il fixait Kazuko de ses yeux dorés, nullement impressionné. Il ne montrait aucune curiosité ni aucune agressivité.
Le grand-duc de Blakiston habite les forêts de cette région depuis plus longtemps que les humains. Leur nombre est très faible par rapport à la superficie qu’ils contrôlent. Ils nichent sans rien demander à personne, et comme ils sont essentiellement piscivores, ils ne sont pas vraiment en concurrence avec les humains. […]
Néanmoins, il semblait que le grand-duc avait approché Kazuko avec une intention précise. Et soudain, elle comprit ce que le grand-duc lui voulait. Elle le comprit spontanément. Car ses yeux, qui ne montraient aucune animosité mais aucune bienveillance non plus, semblaient dire quelque chose sans parler.
Pars. Pars d’ici. Cet endroit n’est pas fait pour les êtres vivants tels que toi. C’était à la fois un avertissement et une démonstration. » (p.122-123)
Narration de la conteuse et narration de l’ornithologue se mêlent dans un étrange continuum qui passe de la temporalité du conte onirique au réalisme informatif pour dire la relation et les interactions des êtres vivants.
De même, la vie sur l’île est rythmée par le vent, véritable motif récurrent qui unit toutes les époques entre elles, tisse les époques, les registres et unit les personnages, en particulier les femmes de la famille. La tempête de neige initiale inscrit dans la légende la naissance de l’aïeul et le vent final qui souffle dans les cheveux et dans la crinière des "dernières" de la saga vient clore le cycle : « mais le vent continuerait de souffler dans la mémoire de Hikari » (p.255).
Ce vent mémoriel inscrit l’histoire des animaux humains et non humains dans un tout cyclique, un continuum indivisible.
© Claire Tastet, août 2023.
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Pour citer ce texte inédit
Claire Tastet, « Un vent mémoriel conté », Le Pan poétique des muses | Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N° 14 | ÉTÉ 2023 « Les conteuses en poésie » & Revue Orientales, « Conteuses orientales & orientalistes », n°3, volume 1, mis en ligne le 28 août 2023. URL :
http://www.pandesmuses.fr/periodiques/orientalesno3/no14/tastet-vent
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