Article du numéro spécial 2015-2016
Parution imprimée le 31 décembre 2016
La poésie incantatoire d'Aimé Césaire
Françoise Urban-Menninger
Membre de la revue LPpdm et de la SIEFEGP
Responsable de la rubrique Lettres & Arts
Blog officiel : L'heure du poème
Pour évoquer ou essayer d'invoquer modestement et de manière totalement informelle avec ma seule intuition poétique l'écriture flamboyante et cosmogonique d'Aimé Césaire, j'ai choisi de m'appuyer sur la lecture d'un extrait du poème « Les pur-sang » tiré du recueil « Les armes miraculeuses ». J'espère vous faire vibrer avec cette lecture qui donne corps aux mots, qui fait fusionner l'âme et le cosmos. Car Aimé Césaire affirmait lui-même dans une lettre adressée à Lylian Kesteloot que « la poésie surgit du vide intérieur comme un volcan émerge du chaos primitif ». Il ajoutait dans sa missive que « c'est notre lieu de force ; la situation éminente d'où l'on somme ; magie ; magie ». Avant de poursuivre, voici la lecture de l'extrait annoncé…
[...] Le dernier des derniers soleils tombe.
Où se couchera-t-il sinon en Moi ?
À mesure que se mourait toute chose,
Je me suis, je me suis élargi – comme le monde – Et ma conscience plus large que la mer ! Dernier soleil. J'éclate. Je suis le feu, je suis la mer. Le monde se défait. Mais je suis le monde
[...]
Et nous voici pris dans le sacré
tourbillonnant ruissellement primordial au recommencement de tout. La sérénité découpe l'attente en prodigieux cactus. Tout le possible sous la main. Rien d'exclu. Et je pousse, moi, l'Homme stéatopyge assis en mes yeux des reflets de marais, de honte, d'acquiescement
– pas un pli d'air ne bougeant aux échancrures de ses membres – sur les épines séculaires je pousse, comme une plante sans remords et sans gauchissement vers les heures dénouées du jour pur et sûr comme une plante sans crucifiement vers les heures dénouées du soir La fin ! Mes pieds vont le vermineux cheminement plante mes membres ligneux conduisent d'étranges sèves plante plante et je dis et ma parole est paix et je dis et ma parole est terre [...]
Dans ce magnifique extrait tiré des « pur-sang », la magie indubitablement opère. Il y a fusion entre le poète et la terre qu’il personnifie. L’homme devient plante, ses membres « conduisent d'étranges sèves » tandis que la terre est « accroupie dans ses cheveux d'eau vive ». L’âme végétale pousse dans le corps du poète, le traverse, transcende son esprit, explose dans la magnificence des mots. Le poète est ce « passeur » qui dit haut et fort le monde, la vie qui le portent : « et je dis et ma parole est paix et je dis et ma parole est terre et je dis et la joie éclate dans le soleil nouveau ».
Une fièvre, un embrasement s'empare du lecteur de ce poème et provoque une contagion joyeuse car le lecteur est invité sans préambule à entrer dans un rythme incantatoire qui le porte au bord de lui-même. Chacun se reconnaît dans ce « Moi » que le poète Aimé Césaire nomme et auquel il met une majuscule. « Le dernier des derniers soleils tombe. Où se couchera-t-il sinon en Moi ? » Comme tous les grands poètes, Aimé Césaire est « un rêveur de monde ». Il s’ouvre au monde et le monde s'ouvre à lui. Le philosophe Gaston Bachelard a merveilleusement évoqué dans « La poétique de la rêverie » cette « rêverie cosmique » où une seule image cosmique donne une unité de rêverie, une unité du monde.
Gaston Bachelard nous le confie « L’image cosmique est immédiate. Elle nous donne le tout avant les parties ». Et le philosophe de nous offrir en une seule phrase cette clé essentielle : « Les grands rêves de cosmicité sont garants de l'immobilité de la terre ».
Cette immobilité se mue alors en sérénité et c'est bien Aimé Césaire qui écrit « La sérénité découpe l'attente en prodigieux cactus », et plus loin dans le poème, il associe « l’Homme stéatopyge » à une immobilité qui renvoie à un ordre, un savoir séculaire, voire millénaire enfoui dans nos archétypes ». C'est cette poésie surgie des profondeurs telle la lave d'un volcan qui s’apparente à une rêverie cosmique primitive, elle nous permet de renouer avec notre inconscient collectif, avec des mythes où le monde était corps humain, regard humain, souffle humain, voix d'homme. La figure du soleil, essentielle dans le poème que je vous ai lu, est souvent reprise dans d’autres écrits d'Aimé Césaire. Ainsi dans le poème intitulé « Soleil serpent », il associe son œil et le soleil dans ce vers asyndétique : « soleil serpent œil fascinant mon œil » et témoigne ainsi de ce que Bachelard appelait « le théorème de la rêverie de vision ». À savoir que « tout ce qui brille voit ». Et cette rêverie du rêveur solitaire n'a d'autre fin que de s'ouvrir à tous les êtres du monde. Bachelard résume ainsi le propos « Le rêveur parle au monde et voici que le monde lui parle ». Dans le poème que j'ai lu tout à l'heure, l'homme devient une plante, il renoue avec son âme végétale qui le prolonge et le met en phase dans son dialogue avec le cosmos. Aimé Césaire déclarait à ce propos : « Le motif végétal est un motif qui est central chez moi, l'arbre est là , il est partout, il m'inquiète, il m'intrigue, il me nourrit ».
Je voudrais m'arrêter sur cette magnifique image de l'Homme-plante pour évoquer la figure de Suzanne Césaire, son épouse, la femme aimée, la muse qui lui a inspiré de splendides poèmes. Cette femme exceptionnelle, belle de corps, d'âme et d'esprit, nous a laissé elle aussi de somptueux écrits pour la plupart publiés dans la revue littéraire martiniquaise « Tropiques » que le couple avait animée entre 1941 et 1945.
Dans « Le grand camouflage », l’édition établie par Daniel Maximin, créateur du spectacle « Fontaine solaire » élaboré autour des textes de Suzanne Césaire, on trouve un article où elle évoque la théorie du philosophe Leo Frobenius qui pense que « L'homme est l'instrument de la civilisation ». Suzanne Césaire écrit : « L'homme n'agit pas, il est agi, mû par une force antérieure à l'humanité, une force assimilable à la force vitale elle-même, la Païdeuma fondamentale ». C'est dans ce même texte qu'elle nous parle de l'Homme-plante, thème que l'on retrouve dans la poésie d'Aimé Césaire. Et d'ajouter, admirative de l’œuvre de Leo Frobenius : « Il retrouve le sens des cosmogonies et des mythes perdus depuis Anaxagore et Platon ». Cette pensée rejoint celle du grand physicien Hubert Reeves qui dans son livre « Dernières nouvelles du cosmos », nous explique que l'image d'un monde antique baignant dans le chaos n'est pas neutre, elle restitue, écrit-il l'être humain dans ce vaste mouvement d'organisation de la matière à l'échelle cosmique » et de poursuivre en concluant « ...nous ne somme pas étrangers à l'univers. Nous en sommes les enfants ». Voilà comment la pensée scientifique rejoint l'intuition poétique mais cela nous le savions déjà grâce à Platon, à Bachelard et aujourd'hui à Hubert Reeves. Cette intuition de notre appartenance à la terre qui nous porte, Suzanne Césaire l'a exprimée avec force et beauté. Il n'est pas superflu de reprendre la quatrième de couverture du grand camouflage où Daniel Maximin qualifie son écriture de « flamboyante » et déclare qu'elle est « l'initiatrice d'une importante lignée d'écriture féminine aux Antilles ». Mais si, comme je l'ai déjà souligné, « Les mots cosmiques, les images cosmiques tissent des liens de l'homme au monde », il est temps de parler de la langue employée par Aimé Césaire. L'écrivain n'a de cesse dans ses multiples écrits de célébrer la langue française qui, pour reprendre une expression de Guillevic, « le met au monde », il affirme qu’elle est devenue « la langue du pays » et la qualifie « d'atout magnifique » tout en précisant qu'en tant que poète martiniquais « il a un devoir d'originalité ». Dans la poésie d'Aimé Césaire, c'est la langue française qui flamboie, irradie, vibre tout comme chez St John Perse. Personnellement, j'y retrouve le même rythme litanique, une fois embarquée dans le poème. Ce rythme, c'est celui du sang qui roule tambour dans nos artères, celui qui traverse notre nuit depuis nos origines jusqu'à notre finitude. Les métaphores, les chiasmes, les hyperboles génèrent une écriture proprement ensorcelante tout en exubérance qui fait écho aux plus grands poètes. On entend dans les vers d'Aimé Césaire, les voix de Lautréamont, de Baudelaire ou de Rimbaud. Le verbe prolifère telle une plante luxuriante qui envahit le terreau du poème, pousse sur les décombres de la mémoire, pour fleurir et s'ouvrir toujours plus haut dans la pleine lumière d'une liberté qui n'a plus besoin des mots pour se dire, se crier, se chanter. C'est le surréalisme, détaché « des termes conventionnels », selon une expression que Suzanne Césaire emprunte à André Breton, qui permet à « la liberté de se faire chair et de se recréer sans cesse dans le verbe », écrit-elle en 1943 dans Tropiques. Elle ajoute que l'activité surréaliste est une activité totale, la seule qui peut libérer l'homme en lui révélant son inconscient et de mettre en exergue de son article cette phrase belle et lumineuse : « Surréalisme, corde raide de notre espoir ». La poésie d'Aimé Césaire, « libérée de toute entrave » transcende ainsi toutes les frontières, frontières géographiques mais aussi celles qui font référence aux couleurs de la peau, aux croyances religieuses. Car sa poésie est une musique qui touche l'âme universelle, cosmogonique. En 1945, Aimé Césaire écrivait dans la revue « Tropiques » : « En nous l'homme de tous les temps, en nous les hommes. En nous l'anima, le végétal, le minéral. L'homme n'est pas seulement homme, il est l'univers ». J'ajouterai pour conclure que l'usage de la langue française portée aux cimes de la splendeur par Aimé Césaire ainsi que par d'autres grands poètes tels Léopold Sédar Senghor, Léon Gontran ou Daniel Maximin a contribué à faire rayonner la francophonie. Aimé Césaire se plaisait à définir la francophonie comme « un humanisme intégral qui se tisse autour de la terre ».
N'oublions pas pour terminer cette modeste intervention que bon nombre d'auteurs comme Emile Cioran ou Albert Camus ont déclaré « Nous habitons une langue », et affirmé que « Notre vraie patrie est notre langue ». Pour clore mon sujet, je laisse la parole à Aimé Césaire qui définit la poésie tel un cri « jailli des profondeurs ». La fulgurance de ce cri, à n'en pas douter traverse notre nuit, nous ramène au bord de nous-mêmes pour faire chanter en nous cette âme du monde dont nous sommes des fragments, peut-être même des « poussières d'étoiles » comme se plaît à nous le répéter Hubert Reeves.
Écoutons une dernière fois la voix d'Aimé Césaire dans un court extrait de son poème « Le grand midi » tiré du recueil « Les armes miraculeuses ».
Je pars, je pars. Mer sans ailleurs, ô recreux sans départ je vous dis que je pars : dans la clarté aréneuse, vers mon hostie vivace, se cabrent des centaures. Je pars. Le vent d'un museau dur fouine dans ma patience Ô terre de cimaise dénuée terre grasse gorgée d'eau lourde votre jour est un chien qui jappe après une ombre.
Adieu !
Quand la terre acagnardée scalpera le soleil dans la mer violette vous trouverez mon œil fumant comme un tison.
Fournaise, rude tendresse, salut !
Les étoiles pourrissent dans les marais du ciel mais j'avance plus sûr et plus secret et plus terrible que l'étoile pourrissante.
***
Pour citer ce texte |
Françoise Urban-Menninger, « La poésie incantatoire d'Aimé Césaire », Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Lettre n°9 (publication partielle de nos derniers numéros imprimés de 2016) [En ligne], mis en ligne le 30 novembre 2016. Url : http://www.pandesmuses.fr/cesaire.html |
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