Des Fleurs du Mal de Baudelaire, recueil paru le 28 juin 1857, nous avons fait le choix d’extraire deux sonnets que nous avons décortiqués pour comprendre les caractéristiques de la Douleur chez le poète.
Recueillement
Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.
Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici :
Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant la paix, aux autres le souci.
Pendant que des mortels la multitude vile,
Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,
Va cueillir des remords dans la fête servile,
Ma Douleur, donne-moi la main; viens par ici, Loin d'eux.
Vois se pencher les défuntes Années,
Sur les balcons du ciel, en robes surannées ;
Surgir du fond des eaux le Regret souriant ;
Le Soleil moribond s'endormir sous une arche,
Et, comme un long linceul traînant à l'Orient,
Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.
Le mal comme la Douleur recèle le beau, une beauté sous-jacente qu’il convient de faire ressortir. En défiant les conventions Baudelaire instaure sa propre vision des choses. Il nous donne une autre lecture du mal, le mal peut être source de Plaisir, de jouissance. Le beau n’est pas toujours beau et le mal n’est pas toujours mal.
La douleur est personnifiée, il lui parle comme à une personne, il lui adresse une supplique.
L’emploi de l’impératif est une prière par le tutoiement il établit une relation de proximité, en lui et la douleur qu’il traite comme son égale.
Le Soir est comme un cadeau idéal pour cette Douleur qui l’accapare, s’installe dans son être en lui procurant un plaisir masochiste. Ce soir qui embrasse la ville lieu de Plaisir est pour lui un rendez-vous avec la douleur. La nuit est propice à la Douleur, elle la nourrit. À ce compte il lui réclame un peu de répit.
Le Plaisir a aussi son revers car il est peut être aussi source de remords en étant lourde de conséquences en ce sens qu’il en découle postérieurement des ennuis, des mauvais souvenirs. Il peut donner lieu à une sorte de dépendance récurrente.
Le plaisir peut être également dans la Douleur comme dans le cas du masochisme. C’est dans la douceur et le calme de la Nuit qu’il savoure le plaisir que lui procure la Douleur. Il s’y habitue et l’attend comme un bien-aimé attend sa promise, le soir venu.
Il cultive le paradoxe chez lui en ce sens que le Regret n’est pas seulement bouleversant mais peut avoir également un caractère plaisant en soulevant des émotions fortes, des éclats de rires tantôt joyeux tantôt nerveux !
Le soleil est comme une personne lasse de vivre qui attend avec une longue patience sa dernière heure. Il invite la Douleur à l’écoute, à se mettre à son niveau. Il semble être envahi par le Regret de n’avoir pas assez profité de la vie. Écrit en majuscule, le mot se veut envahissant dans il occupe une place importante dans la vie. Il culmine à un point tel qu’il le ronge comme un ver ronge un cadavre. Le mal comme la douleur recèle le beau, une beauté sous-jacente qu’il convient de faire ressortir. Il défie les conventions et instaure sa propre vision des choses. Aussi le mal peut être source de Plaisir.
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Alchimie de la douleur
L'un t'éclaire avec son ardeur,
L'autre en toi met son deuil, Nature !
Ce qui dit à l'un : Sépulture !
Dit à l'autre : Vie et splendeur !
Hermès inconnu qui m'assistes
Et qui toujours m'intimidas,
Tu me rends l'égal de Midas,
Le plus triste des alchimistes ;
Par toi je change l'or en fer
Et le paradis en enfer ;
Dans le suaire des nuages
Je découvre un cadavre cher,
Et sur les célestes rivages
Je bâtis de grands sarcophages.
Au sens littéraire du terme, l’alchimie désigne la « Transformation de la réalité banale en une fiction poétique, miraculeuse » Baudelaire se sent investi d’une force que lui communique la Douleur comme si elle était son double. Une dualité qui le rend productif en ce sens qu’elle lui sert de muse.
L’or c’est l’évocation de la préciosité, de la richesse mais le fer évoque la dureté au sens propre comme au sens figuré, « dur comme fer » ; pour combattre on croise les fers donc Baudelaire est sans doute investi d’un courage de fer pour affronter sa Douleur. Les heures d’accalmie se révèlent pour lui le paradis mais l’enfer n’est jamais trop loin. Cet enfer est caractérisé par la souffrance qui s’installe et se veut plus durable que les plages de sérénité.
« Hermès inconnu qui m'assistes
Et qui toujours m'intimidas,
Tu me rends l'égal de Midas,
Le plus triste des alchimistes ; »
Cette Douleur joue aussi à l’ambigüité en ce sens qu’elle le dévore et en même temps elle est son inspiratrice car il lui permet de se transcender par la poésie. Il navigue entre heur et malheur entre Hermès le dieu de la chance qui guide les morts et Midas le riche qui finit par se suicider.
« Par toi je change l’or en fer
Et le paradis en enfer ;
Dans le suaire des nuages »
Il aimerait tant parvenir à cette transmutation jubilatoire pour vivre dans la splendeur du jour mais la Douleur l’intimide, elle prend le dessus en lui offrant des visions sépulcrales. Aussi passe-t-il de l’extase à la tristesse :
« Je découvre un cadavre cher, »
Les cadavres ne sont pas banals car ils lui sont si chers qu’il lui faut de grandes étendues comme de « célestes rivages » pour leur ériger des sarcophages à l’instar des rois Égyptiens. Quelle expression de magnanimité, d’élévation, de sublimité que celle qu’inspire la Douleur !
Selon Gaston Bachelard « La langue de l'alchimie est une langue de la rêverie, la langue maternelle de la rêverie cosmique. » Baudelaire rejoint bien cette assertion quand il écrit :
« Et sur les célestes rivages
Je bâtis de grands sarcophages »
La Sépulture symbolise l’enfermement donc l’enfermement dans la Douleur qui est une prison à vie.