Lettre n°14 | Être féministe | Entretiens
Douze questions
suivies de six poèmes
en guise de présentation
Entretien réalisé par JA (Jacqueline Andrieu)
Entretien
JA — Catherine Andrieu, qui êtes-vous ?
Catherine Andrieu — Je suis une femme qui écrit. Pas un poète, non, juste ça : une femme qui écrit, avec son histoire et sa chair. Bien qu’il y ait souvent une ouverture spirituelle dans mes livres, je reste et veux rester sur un registre émotionnel, parce que je pense que c’est là la note que j’ai à jouer dans l’univers, si chacun en a une. Je suis une grande contemplative, une musicienne de l’onirisme, tout m’est donné par une forme de grâce quand je me relie à plus grand que moi. Mes textes ont la réputation d’être complexes à cause d’une sorte de fantasmagorie symboliste ou néo-surréaliste, mais j’écris aussi des choses parfaitement simples et dépouillées. J’ai deux chats qui prennent beaucoup de place dans ma vie, créatures mystérieuses et inspirantes. Je suis malade psychique et c’est une réalité de mon existence indépassable... Ce que je ne suis pas ? Une personne engluée dans la matière, comme l’avait écrit l’un de mes éditeurs des éditions Rafael de Surtis, Paul Sanda.
JA — L’ouverture spirituelle est en effet très prégnante dans votre œuvre. Comment l’émotion est-elle pour vous une voie vers cette ouverture spirituelle ?
CA — La spiritualité vaut pour moi à titre d’hypothèse poétique, pardon d’être si peu élevée dans ma réponse. Des femmes qui sont violées, des enfants qui crèvent en Afrique noire ou au bas de chez moi, je suis si démunie face à leur souffrance, c’est ce qui m’est inacceptable. C’est une vision naïve que j’exprime là, celle d’une enfant. Mais je n’ai jamais pu m’habituer à rien, c’est ce qui me caractérise. Où que se porte mon regard je ne vois que beauté et souffrance, parce que, pour paraphraser Kundera, le propre de l’homme est de mettre en scène le beau jusqu’au seuil de sa propre mort. L’émotion est à ma portée, elle est humaine, la spiritualité ne l’est pas. Et que dire des témoignages de ceux qui sont « revenus » de la mort ? Pourquoi pas un gros shoot chimique dans le cerveau quelques secondes avant que la vie n’échappe complètement ? Il y a eu des recherches récemment qui allaient en ce sens : le dernier orgasme du mourant... La mort, celle dont personne n’est revenu, personne ne peut en parler en restant honnête d’un point de vue existentiel, c’est ce que je crois. Le sens, pour moi, vient du Cosmos, il a un début et aura une fin, et de l’animal dont les espèces s’éteignent. C’est le sens global de la vie qui m’inspire et m’émeut, le Bigbang, l’originaire. La mort de l’individu n’est sauvée de la pourriture que lorsque celui-ci vit au creux d’un cœur aimant. Je suis fondamentalement une tragédienne, mais une tragédienne libre d’imaginer ce que cette vie pourrait avoir de si magique. J’aime raconter des histoires dans ce théâtre où je ne suis plus seule. Je m’intéresse aux mythes et symboles car ils sont porteurs d’un Sens qui touche bien plus à la vie qu’à la mort, et qui rassemble. Et je suis « sensible aux fantômes », ce qui se traduit par un qualificatif unique en Japonais, c’est à dire que j’admets l’existence d’une grâce et d’un mystère qui échappent malgré tout et que j’ai envie de convoquer dans ce travail d’une écriture qui est avant tout imaginative. Pour répondre, donc, à votre question, l’émotion c’est l’âme, cette âme qui s’éternise au moment présent. Personnellement je n’ai accès à rien d’autre qu’à l’émotion, alors je suis à ma place.
JA — Vous dites que vous n’êtes plus seule. Pourquoi ? Y a t-il une « solitude poétique » ? Quels sont « les autres » que vous convoquez ? Quelle est la nature de la relation que vous entretenez avec eux ?
CA — J’ignore ce que pourrait être une « solitude poétique », parce que je refuse d’être dans la mystification de la poésie qui pourrait être sociale et politique, changer le monde ou autres âneries que l’on entend partout. La poésie, ça ne sert à rien, c’est la définition même de la poïesis, et je n’aime pas l’art « engagé ». La poésie c’est juste un état de conscience modifié, comme l’est la méditation, qui permet d’ouvrir les portes de la perception. La solitude c’est autre chose, c’est existentiel, et ça peut d’ailleurs être un bon terreau à la création. Je crois que mon sentiment de solitude est plus essentiel, et vient de ce que ma conscience est si complexe et mes intérêts épars, que personne ne peut combler ce manque. C’est peut-être ça, la solitude.
C’est intellectuel aussi. Il y a l’Autre, il y a l’Animal, mais l’on est seul, toujours, face à la mort. Je convoque ceux qui peuvent m’entendre crier du fond d’une cave où je me terre (taire ?), car ce sont eux qui me sauvent de ma folie. Il suffit d’un seul lecteur pour être sauvé. L’art (je pratique aussi la peinture), est une échappée dont il faut revenir. L’instant où l’on crée, c’est l’instant où l’on convoque les spectres dans ce voyage à travers la folie. Mais le ticket retour est essentiel, qui inscrit l’art dans sa réalité matérielle. Sinon, c’est l’hôpital psychiatrique. Il suffit, je me répète, d’une ou deux personnes qui soient dans l’intelligence de votre expression artistique comme autant de garde-fous, et vous n’êtes plus seul. Par la suite, c’est pour ces personnes-là que vous écrivez.
JA — Il y a donc quelques « autres essentiels » dans votre vie, lecteurs de votre œuvre. Comment définiriez-vous ce lien qui vous relie à eux ? Sont-ils eux-mêmes poètes ? Sont-ils co-créateurs de votre œuvre ? Qu’est ce qui fait qu’ils entendent quelque chose de ce que vous dites ? Et pourquoi d’autres n’entendent pas votre note ou votre dire ?
CA — J’ai longtemps eu des lecteurs imaginaires (rires) ! Un jour un écrivain et penseur remarquable, Stéphane Sangral, qu’à présent j’affectionne, m’a fait parvenir son dernier livre accompagné d’une lettre d’admiration par le biais de ma maison d’édition. Je venais juste de publier mon second recueil, si ma mémoire est bonne. Ça a été vraiment un choc, j’étais bouleversée : l’un de mes lecteurs à présent avait un nom ; suite à ma seconde lecture publique, il a eu un visage. Pour moi, il était mon premier lecteur, au milieu d’une masse informe d’anonymes. D’ailleurs je me demande encore, à bientôt treize livres publiés, qui peut bien me lire ; je trouve que c’est un petit miracle ! Ma parole est toujours singulière et idiosyncratique, ce qui m’a beaucoup été reproché par un ami et maître philosophe, Max Latgé. Elle ne s’inscrit dans aucun universel mais, à bien y réfléchir, c’est en étant au plus intime de soi que l’on peut toucher quelques autres, car l’on est alors parfaitement authentique, enfin je crois. Vous êtes ma meilleure lectrice, vous ma sœur ! Mais vous êtes artiste vous-même, et vous êtes co-créatrice de mon œuvre, par la lecture originale et qui n’appartient qu’à votre fantaisie que vous en faites. Vous faites mentir l’adage « nul n’est prophète en son pays »... Vous êtes une femme intelligente et ouverte à l’inconscient collectif, aux symboles. Quelques familiers, dont notre mère et notre tante Marie Josèphe de Clermont-Gallerande, artiste peintre et écrivain, quelques amis, Noémie, Claudine, Laetitia, Joël, quelques poètes amis : Daniel Brochard, Éric Dubois, Étienne Ruhaud, la discrète Prisca Poiraudeau, Laurence Bouvet, Julien Boutreux et beaucoup (jamais assez) de personnes dont j’ignore en quoi mes livres trouvent un écho chez elles. Mes amis poètes ne sont pas forcément mes meilleurs lecteurs, je crois qu’ils trouvent mes textes déroutants parce que complexes souvent, pas dans « l’air du temps », lyriques, denses et délirants. Je peux me tromper. Je pense que mon travail sur l’onirisme n’est pas compris. En revanche, mes éditeurs, D’abord Jean Hourlier, directeur de la collection « Le Semainier » aux éditions du Petit Pavé, qui a été, avec le revuiste Jean-Pierre Lesieur (revue « Comme en poésie »), le premier à avoir cru en moi, puis Paul Sanda (Rafael de Surtis), artistes eux-mêmes ou écrivains, sont tombés amoureux de mon écriture. Ce furent de très belles rencontres, à la fois foudroyantes, réciproques et durables, et j’ai vraiment eu beaucoup de chance ! Je ne reprendrai pas le concept de « co-création » que je comprends assez mal finalement. Je suppose qu’il faut que l’œuvre reste assez mystérieuse pour que ses lecteurs puissent y projeter quelque chose d’eux-mêmes, ou quelque chose dans ce goût-là. Quant à savoir pourquoi beaucoup, a fortiori des poètes, restent à l’orée de mon travail, je crois que ça tient à l’imaginaire que je développe et qui nécessite d’avoir gardé un esprit d’enfance. Prisca Poiraudeau a cet esprit d’enfance, il y a une communication entre nos univers. Il y a la cruauté pourtant, et l’érotisme parfois morbide, mais l’on sait depuis Freud que l’enfant est un pervers polymorphe ! Et je pense au tableau de Dali avec un sourire.
JA — Vous pensez que l’artiste est un fou ? Créer serait un jeu d’aller-retour entre la folie et ce que vous nommez la réalité matérielle ?
Comment s’assurer du ticket retour depuis l’état de conscience qui vous permet de créer ? Pourriez-vous ne plus écrire ?
CA — Je veux aussi me garder d’une mystification de la folie, d’un discours romantique sur le fou génial, parce que c’est une erreur, la plupart des fous croupissent au fond des asiles et ont perdu la parole. Ce fut l’objet de ma correspondance, récemment publiée au Petit Pavé, avec le poète ami Daniel Brochard. En revanche, les artistes flirtent beaucoup avec la folie, je le crains, je crois même que le fou est la version « pauvre » de l’artiste, et l’artiste la version mondaine du fou. La plupart de mes amis poètes sont, comme moi, schizophrènes. Créer n’est pas un jeu, ou alors c’est un jeu où l’on risque sa vie : créer est une urgence vitale, une nécessité absolue, la tentative désespérée d’inscrire quelque chose de soi et d’une réalité fuyante dans la réalité des autres et, par là-même, à la marge d’une société qui a aussi besoin de ses artistes. Un aller-retour, oui, pour moi c’est le propre de la création, et le peintre qui jette sa peinture sur la toile le fait à la face du monde une fois la toile peinte, devenue objet, peut-être exposée, voire vendue. L’on ne peut jamais savoir si le voyage à travers la folie aboutira à une inscription dans la vie matérielle, il n’y a pas d’assurance sur la santé mentale. La parole du fou est précieuse et, si quelqu’un la recueille, elle l’empêche de sombrer. Pourrais-je ne plus écrire ? L’écriture m’accompagne depuis ma plus tendre enfance, écrire est la seule chose que je sache vraiment faire. Si cette faculté m’était retirée, je ferais du piano, ou de la peinture, je m’exprimerais quoi qu’il en soit. La Nature est intelligente, elle a ses ruses !
JA — Pourquoi dites-vous que la société a besoin de ses artistes ? Et diriez-vous qu’en contrepartie l’artiste a besoin de la société ? Quelle articulation voyez-vous entre ce qui relève de la société et ce qui relève de l’art ? Qu’est ce qu’un artiste ? Et in fine qu’est ce qui l’engendre selon vous dans la société qui est la nôtre ?
CA — Il y a cette notion de pharmakos, victime expiatoire dans un rite de purification, largement utilisée dans les sociétés primitives et dans la Grèce antique. Comme dans une analyse systémique où l’on découvre que le schizophrène est porteur du « symptôme » de la famille, l’artiste est ainsi désigné comme exilé de la Cité dans un but cathartique. Mais, depuis la marge où il est relégué, il offre des miroirs subversifs à la Cité, il renvoie ce qu’il interroge et critique. Alors seulement il est réintégré à une société qui s’interroge sur elle-même. Le poète, banni de la République de Platon car trop dangereux, trouve ainsi une place à la marge, certes, mais qui l’inscrit dans une réalité sociale, un principe de réalité. L’art fait rêver, penser, s’interroger, choque parfois, j’en sais quelque chose : combien de personnes ont disparu après m’avoir lue ! J’adore l’œuvre de Garouste, quitte à retomber dans le piège du fou génial, j’ai vu ses peintures monumentales il y a une dizaine d’années à la galerie Templon, ça m’a complètement bouleversée. Sa cartographie d’un corps différent, morcelé, démembré, démultiplié, ouvre au questionnement sur l’intégrité corporelle. Garouste a sa piqûre de neuroleptiques chaque mois ! Je crois, pour être simple et concise, qu’un artiste est une personne qui propose une réalité alternative. Il est difficile de répondre à la question de savoir ce qui engendre l’artiste dans notre société, car il faudrait s’entendre sur la notion de « création », dans un monde non plus d’artistes mais de « stars ».
JA — J’aimerais que vous nous parliez de votre œuvre écrite poétique : comment peut-on la qualifier ? Que diriez-vous de ses évolutions ? Vous inscrivez-vous dans un projet d’écriture ? Quelle est selon vous la place de votre œuvre dans le paysage de la poésie contemporaine ? Quel rapport entretenez-vous avec votre lecteur dans l’acte même d’écrire ?
CA — J’essaie de ne pas être dans l’obsession de l’artiste qui crée toujours la même œuvre, alors il m’est un peu difficile de trouver un qualificatif englobant mon travail d’écriture. Je crois néanmoins que l’on peut dire de celui-ci qu’il est un travail sur l’onirisme. C’est volontairement que je dis « travail », car pour beaucoup il est simple fantasmagorie de mon esprit dérangé, alors que je travaille depuis des années sur ce qu’est le rêve pour en comprendre le langage et en faire Œuvre. Ainsi je suis guidée par une « logique » d’abolition des principes d’identité et de contradiction. Ça n’est pas si simple, il faut que chaque personnage soit aussi un peu un autre, dans une réalité évanouissante où l’on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve, comme le dit Héraclite, c’est-à-dire pas même une fois : ça supposerait une identité ! Je suis toujours un peu étonnée d’avoir si peu d’articles sur un travail si symbolique et iconogène, je crois que les commentateurs ont peur (Rires !). L’article de Didier Ayres sur « Des nouvelles du Minotaure » (éditions Rafael de Surtis), publié dans la revue en ligne d’Éric Dubois, le « Capital des mots », fait exception. Ce livre, le Minotaure, qui regroupe en fait cinq de mes textes en prose, me paraît être mon livre le plus abouti, car je m’y enfonce dans l’épaisseur du silence assourdissant d’une forêt faite de symboles, de chuchotements et de magie. Ce texte m’a laissée exsangue. J’ai besoin d’imaginaire, réalité alternative, sinon je crève, le monde m’ennuie profondément. J’aime à dire que je ne suis pas viable, alors que j’ai presque quarante-deux ans, ça traduit bien la façon dont je me sens inadaptée à la vie matérielle. En ce moment je reviens à la poésie en vers libres, comme à mes débuts aux éditions du Petit Pavé, parce que cette forme m’est moins douloureuse émotionnellement. Mais j’ai quand même besoin que ce soit fort, la rencontre un « choc », car j’ai besoin d’intensité. J’essaie de créer une « littérature d’atmosphère », héritage, mutatis mutandis, d’une enfance nourrie par Verlaine, Marguerite Duras, André Gide, Christian Bobin, Samuel Beckett, ces auteurs dont, pour la plupart, Max Latgé disait qu’ils s’adressaient aux adolescents (rires !).
Mon écriture est pure expérience esthétique, elle n’a pas de finalité, elle ne porte pas de message. Elle se nourrit de ma vie. Je crois qu’elle n’a pas d’équivalent dans une poésie que je qualifierais de « jardin Zen » , en raison du dépouillement de ces écritures contemporaines et, parfois, de leur manque de vie. C’est du moins comme ça que je le ressens, peut-être à tort. À dire vrai, je ne lis que peu mes contemporains, à part mes amis bien sûr, ce qui fait déjà pas mal : c’est surtout le cinéma qui m’inspire ! Cela explique peut-être que mon œuvre soit si picturale... Par ailleurs, à mesure que j’avance dans celle-ci, elle devient moins violente. Les lecteurs de mon premier recueil, « Poèmes de la mémoire Oraculaire », étaient fous ou le devenaient. Je n’ai rien fait pour changer ça, à part peut-être dix-sept ans de psychanalyse ; je me regarde de l’extérieur aller vers davantage d’harmonie et de sérénité, de clarté aussi, et d’autobiographie.
JA — Comment présenteriez-vous votre œuvre, pour inviter une personne qui ne vous connaîtrait pas à vous lire. Quels repères faut-il lui donner ?
À quelle expérience l’invitez vous ? Et quelles difficultés pourrait-elle rencontrer, à vous lire ? Qu’est ce qui fait obstacle à votre poésie ?
CA — Je dirais avant tout que c’est une œuvre profondément ésotérique, c’est-à-dire confidentielle, car exigeante, bien qu’elle évolue peu à peu vers plus de clarté. C’est un happy few assumé. Elle présuppose que l’on connaisse l’histoire de la poésie, du symbolisme d’un Baudelaire jusqu’au néo surréalisme, puis qu’on l’ait oubliée. Elle est, en outre, porteuse d’une certaine morbidité, mais aussi d’une forme de grâce. Les éléments, comme l’eau, la mer où j’ai grandi, ou la forêt, sont toujours en toile de fond. C’est une poésie fantasmagorique et picturale. Rien n’y est rationnel. La réalité échappe, comme dans un rêve. L’Animal, mythologique ou réel, du minotaure au chat (cf. « Seuls les oiseaux sont libres », Petit Pavé, 2016), y occupe une grande place. C’est un travail de « rencontre » avec le lecteur au sens spinoziste du terme, c’est à dire de « choc ». Parfois violente et parfois tendre, mon œuvre est profondément iconoclaste et, si elle convoque Dieu, c’est pour mieux le provoquer. La colère gronde. Je suis un peu chamane aussi, et je crois aux forces de la nature et à la magie. J’essaie de créer une « atmosphère », quelque chose d’oppressant. Pour écrire « J’avais bien dit Van Gogh » et « Très au-delà de l’irréel » (publiés tous deux aux éditions Rafael de Surtis), j’ai même travaillé avec des lampes de couleurs : lumière verte pour la forêt, bleue pour la mer. C’est, pour moi, chaque fois, une immersion. Je ne suis pas sûre que cette description puisse « inviter » qui que ce soit à me lire (rires). Je crois que pour entrer dans mon univers, il faut accepter de ne pas comprendre intellectuellement le propos et laisser son inconscient divaguer d’image en image. Ma poésie est un voyage dans l’épaisseur de l’inconscient. C’est, pour moi, plus un travail d’artiste que d’écrivain, c’est peut-être ça l’obstacle, et ce qui me distingue de mes amis.
JA — Vous avez évoqué plusieurs fois une œuvre peinte. Est-elle en lien avec cette œuvre écrite ?
CA — J’ai écrit de ma plus tendre enfance à l’âge de dix-huit ans. Puis j’ai fait de longues études de philosophie qui ont « formaté » mon écriture en quelque sorte, l’ont rendue plus intellectuelle ; et j’y ai perdu ma fraicheur et ma spontanéité. J’allais mal, j’avais besoin d’un retour à la terre, d’expérimentations sensorielles, d’un renouveau. Alors j’ai jeté des couleurs sur du papier comme en un cri, et me suis mise à peindre, nuit et jour. Par la grâce de l’innocence, j’ai fait dès le début un autoportrait qui est l’un de mes plus réussis. Je ne crois pas que je saurais le refaire d’ailleurs (rires). Je n’étais pas inculte en art, mais je n’étais pas impressionnée par son Histoire, naïveté qu’un étudiant en arts plastiques ne peut plus avoir et qui fut, pour moi, un atout. La conscience que je manquais de technique de dessin est venue bien plus tard. Mon point fort était l’expressivité (mes peintres préférés sont Van Gogh et Munch), l’émotion (encore !), j’avais une douleur à transmettre. Et mes tableaux étaient créatifs. Symbolistes au début (l’un de mes tableaux s’intitulait « Lithium anthropophage ou le meurtre d’Ophélie », et il fallait y voir le Lion-Lithium dévorer la partie Ophélienne de chacun, c’est-à-dire sa folie !), ils sont devenus expressionnistes, je les peignais à toute vitesse avec les doigts, des chiffons, des couteaux. Il y avait deux constantes : j’auréolais mes personnages, les nimbais d’une clarté qui signifiait la grâce, et, en même temps j’y ajoutais des tourbillons, figure de mon enfance que je vous ai volée mais qui, pour vous, représentait l’Energie, alors que je m’en sers pour signifier la folie.
Je crois que mon œuvre écrite est entièrement faite de ça... J’étais un peu plasticienne aussi, je faisais des dessins numériques sur photo, une série érotique qui flirtait avec la pornographie et plaisait beaucoup aux galeristes en raison de son apparence ultra contemporaine, et qui a été maintes fois exposée. Pendant cinq longues années je n’ai pas écrit, mais quelque chose était en train de me traverser. Je me suis remise à l’écriture. De la poésie. J’avais des fulgurances, c’était extraordinairement fort et voluptueux. À présent j’écrivais de la façon dont j’avais peint : sensoriellement, médiumniquement. Peu à peu, je suis revenue à l’écriture comme on rentre à la maison.
JA — Je voudrais revenir à la question de l’émotion dans votre œuvre : vous nous avez dit que vous avez une note à jouer en relation avec l’émotion. Est-ce à dire que vous projetez l’émotion comme une donnée incontournable ? Une forme de mission à accomplir dans le monde ? Pensez-vous qu’on ne sort jamais de son passé ou de son histoire ?
CA — Il y a un présupposé dans votre question : l’émotion serait ce qui nous retient à notre passé, notre « histoire personnelle » comme vous dites ; je refuse ce présupposé. L’émotion est une entité psychophysiologique complexe. Charles Darwin, déjà, la définit comme cette faculté d’adaptation et de survie de l’organisme vivant. Il la voit comme innée, universelle et communicative. D’un point de vue comportemental, l’émotion est un « motivateur », ce qui nous é-meut nous met en mouvement, en réponse à un stimulus interne ou externe. Je ne nie pas qu’il puisse y avoir comme une « encapsulation » cellulaire de nos émotions passées, à laquelle notre présent nous renvoie douloureusement ou avec délice. L’inconscient a l’âge de sa blessure ! Mais je crois avant tout que le vivant, c’est l’ému. Pourquoi mes chats sont-ils jaloux lorsque je vous réponds ? Pourquoi se couchent-ils sur l’ordinateur ? Certainement pas à cause d’une histoire mal réglée (rires !) ?!! Je prendrai l’exemple de l’acteur, dont on peut penser que les émotions sont feintes. J’ai moi-même fait du théâtre lorsque j’étais adolescente, à raison de dix heures par semaine. Mes modèles, c’était l’Actors Studio, Marylin Monroe. Ça me détruisait complètement, car je puisais loin dans ma propre histoire pour y retrouver l’émotion juste. J’étais écorchée, je devenais folle. J’étais jour et nuit dans la tragédie. Un jour un comédien m’a enseigné le plus précieux : les émotions ne sont pas qu’à l’intérieur de nous, elles nous entourent, elles sont énergie. Je l’ai ressenti très fort quand j’ai passé des vacances à Paris pour la première fois. À l’époque, j’habitais Aix-en-Provence, et j’étais en mal d’inspiration, alors que je me savais artiste depuis l’âge de six ans. Il y avait cette énergie extraordinaire dans ce lieu d’histoire et de culture. Deux années plus tard j’y emménageais et me mettais à la peinture. Il n’y a aucune mission de rien et je ne suis investie de rien, pour répondre à votre question. Mais oui, je crois que l’émotion c’est la vie, et je veux à la fois capturer et créer cette énergie du vivant. Quant à savoir si l’on peut sortir de sa petite histoire personnelle, oui, je le pense, et vider l’émotion passée aussi, mais c’est un vaste sujet qui intéresse plutôt les psychanalystes (rires) !
JA — Est-ce plus facile pour vous de décrire votre peinture que votre travail d’écriture ? Pourquoi ? Pourriez-vous dire que vous jetez les mots sur la page comme vous jetez la peinture sur une toile ?
CA — La peinture, tout le monde croit y avoir un accès direct, et je n’échappe pas à la règle. On oublie juste que la peinture ne fait référence qu’à la peinture, il faut de la culture pour ça ! Mais l’écriture impressionne. Quand on ne comprend pas un texte, l’on ne peut que s’en rendre compte. L’écriture, pour moi, c’est la liberté absolue, l’horizon sans limite, la contemplation des ciels de mon enfance au bord de la mer, à Collioure. Je courais pieds nus sur les rochers où, parfois, j’écrivais. Mon écriture part de là, et elle n’a aucune limite, elle est ma maison-bateau pour l’éternité. Quand l’écriture arrive, c’est toujours un peu mystérieux, il y a des fulgurances, la poésie permet ça. Je crois qu’au moment où j’écris, l’œuvre est déjà toute entière en mon esprit. L’écriture, ce sont mes profondeurs, ma liberté et ma douleur, je n’ai pas envie de faire de commentaires de textes, l’œuvre est miroir et silence, elle ne m’appartient plus. Et j’entends encore Deleuze dire que ce n’est pas à Spinoza d’expliquer Spinoza...
JA — Pensez-vous qu’un artiste soit contraint à créer « une légende personnelle » pour être pris au sérieux ? Quelle est la vôtre ?
CA — Je ne crois pas que ce soit nécessaire mais c’est généralement le cas, oui. Du point de vue de mon expérience, c’est très vrai dans les arts visuels contemporains : les artistes sont des mystificateurs. Quant à moi, immodestement, je crois être passée par tous les scenarii possibles, de l’artiste maudite à la folle géniale ! C’est très aidant d’avoir une légende personnelle, ça accompagne gestes, paroles et déplacements. Pour ce qui me concerne, la psychanalyse a tout déconstruit : je ne suis rien, et c’est bien comme ça. Je ne suis rien, juste une femme qui écrit…
Poèmes
Ça n’était pas l’été de Haydn
Mais c’était le nôtre.
Il y avait la balancelle
Au fond du jardin ombragé
Nous avions quoi ? Sept, huit ans ?
Je me sentais tellement libre
Il y avait la mare aux poissons
Quand tu t’es penchée quelque chose m’échappe
Quand tu t’es penchée
Pourquoi t’avoir poussée à ce moment précis ?
Un impromptu de Chopin
Puis vite, se fabriquer des larmes.
*
à A.T
Tu es admirable, toi l’universitaire,
Tu portes haut ta pipe éteinte dans les dîners mondains
Au Consulat d’Espagne où je passe pour ton assistante,
Ce qui ne trompe personne : j’ai le pied cambré de la danseuse étoile.
Ta parole ciselée est un ravissement comme le chant des oiseaux.
Chaque fois que tu parles je jouis. Oui, tu es admirable.
Mais tu n’as pas de cœur.
Je me sens si fragile entre tes mains d’argile
Tu m’as façonnée et chaque jour tu me détruis un peu plus
Au prétexte que je mens. Mais je ne mens jamais, c’est ma tête
Qui est percée et laisse s’engouffrer la pluie, le vent, la vie.
J’ai connu l’idiot et le fou échappé d’un tableau de Van Gogh
La marguerite au bec comme d’autres le clope
Son amour et sa bonté sont infiniment supérieurs
À ton génie.
*
Je voudrais me blottir contre toi
Tous deux enveloppés dans ton pyjama bleu
Tu me ferais penser encore aux nuits magiques
Quand ma grand-mère dormait avec moi
Au bruit des vagues se fracassant contre les vitres
Y ajoutant ton ronflement puis le mien
Ça me rendait amoureuse.
Tu es devenu doux et je ne veux plus
Jamais te rendre jaloux, parce que de la tendresse
Il y en avait beaucoup aussi.
Quand je te regarde aujourd’hui tu me plais
Mais tu as plus de trente ans de plus que moi
Mignonne allons voir si la rose j’ai vingt-six ans
Mon vieux Corneille et je t’emmerde en attendant
Chantait Brassens dans cette langue qui n’est pas celle de ta mère
Et que tu maîtrises avec un tel génie ce qui te rend si désirable
À mes oreilles s’il est vrai que mon corps n’appartient à personne
Je te le retire, jouissances fulgurantes et mécaniques
Tu m’émeus infiniment et je t’aime à jamais
Cela sonne comme un very bad end.
*
Les mots d’amour tu les as bus à ma bouche, rien n’est impossible, même seize ans trop tard. J’ai vu le vieil homme que tu es devenu, il y a quelque chose qui me fait mal mais quoi ?.. Tu es doux à mes cils... Ta chevelure est blanche, poudrée putréfaction ignominie du Temps qui dévore ses enfants... Comme toi je décline, j’ai quarante-et-un ans, j’ai dit au revoir à la jeune femme qui si fort doutait d’elle-même et pourtant... Trente-quatre ans d’écart et je couche avec ton squelette... Ne vois-tu pas comme c’est dérisoire ?!! Je n’irai pas à ton enterrement de fossile faux cils éblouis d’une lune trop claire. Je ne boirai pas ton sang... Désormais et depuis onze ans, je m’abreuve à la lumière de l’être le plus pur et le plus idéal, mon vieux chat Paname, qui partira avant toi encore... Tu me parles Éros, je réponds Agapé... Ses yeux jaunes sont ceux de l’homme crucifié réincarné, de sa viande abjecte boucherie et ces yeux sont ceux de mon seul amour terrestre. Pourquoi toi et ta cartographie érotique et le corps encore et encore dans le tombeau encore ?.. Quand Paname plonge son regard dans le mien, je sais qu’aucun autre amour, fût-il charnel, n’est réel, car j’y vois tout l’Univers.
*
À ceux qui pleurent ma beauté perdue
Celle de la nymphette qui jouait Eurydice
Ou Ondine, perdue dans l’espace de ses théâtres
Bon Dieu, j’avais quinze ans à peine
Comparée à celle qui fut moi mais qui est morte
À ceux qui pleurent ma beauté perdue je dis
Soulevez mon cadavre enveloppé dans ses voiles
Somptuaires et mes cheveux en cascade abandonnée
Déchirez-vous, démembrez-moi, que je sois nourriture
Que je sois celle qui est morte, l’autre moi faite pour les rapaces
Tournoyant au ciel et quelle muse pour les faux poètes
J’ai quarante années passées de folie et quelques-unes de création
Regardez-moi donc avec vos oreilles !
*
à N.H
Ce Révolutionary de Chopin par Nikita Magaloff
Je te l’offre, pour toutes les fois où tu n’as pas exigé
De moi que je sorte de mes entrailles, mon univers
Où je me calfeutre bien à l’abri avec mes petits chats.
Parce que tu n’as jamais rien attendu de moi et m’as
Tout donné avec un cœur gros comme Paname
Parce que tu vouvoies mes chats et qu’ils tiennent
Tellement à toi, c’est drôle tu vois,
Pour ce sourire que je viens d’esquisser en pensant à toi
Pour ta grâce subtile et ta délicatesse, pour ton écoute,
Parce que mes amis jadis étaient amoureux
Puis m’ont abandonnée dans mes révolutions
Parce que j’ai peint mes vitres en noir
Parce que je suis si malade et toi tellement là.
***
Pour citer ces entretien et poèmes
Catherine Andrieu, « Douze questions suivies de six poèmes en guise de présentation », Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Lettre n°14|Être féministe, mis en ligne le 26 mars 2020. Url : http://www.pandesmuses.fr/lettreno14/catherineandrieu
Page publiée par le rédacteur David Simon
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