Dossier majeur | Textes poétiques
La Longueur du temps
Extraits en version pour le théâtre
d’après le roman de Joan OTT
Ces extraits sont reproduits avec l'aimable autorisation de
l'auteure et de sa maison d'édition Le Manuscrit
© Crédit photo : Le visuel de l’affiche du spectacle "La longueur du temps",
adaptation du roman de Joan Ott
Marie est dans une maison de retraite. Elle se raconte sa vie, sous forme de puzzle, vite, vite, avant qu’Alzheimer n’avale son amont.
Elle se réveille et regarde son bras.
Mais qu’est-ce que vous avez fait à mon bras ? Il n’a jamais été comme ça… Cette chose rose et qui colle… C’est sûrement un nœud. Non ? Ce n’est pas comme ça qu’on dit ? Mais comment, alors… Au public Aidez-moi donc, vous autres !
C’est agaçant à la fin, ces mots qui m’échappent, vivement que ça passe, il ne manquerait plus que je devienne gâteuse…
Je n’ai pas l’habitude de me plaindre, ça non, mais je ne tolérerai pas ces nœuds. Ni cette femme qui s’assied dans mon fauteuil la nuit, et qui me regarde sans rien dire. Elle m’observe, elle m’épie. Au public Tout comme vous ! Je suis sûre qu’elle n’attend qu’une chose, que je m’endorme, pour me voler. Tenez, ce matin, j’ai trouvé mon armoire tout sens dessus dessous, moi qui avais tout bien rangé, de belles piles : les sous-vêtements sur les étagères, les vêtements bien proprement suspendus, chacun sur son cintre dans la penderie. Mais la nuit prochaine je veillerai, et quand elle viendra, je la chasserai à coups de canne, et vous aussi, je vous chasserai : le premier qui bouge, attention !
Ou alors je crierai très fort, j’ai encore ma voix, ma voix d’avant, ma grosse voix, celle que je prenais quand il fallait mater les filles, des grandes filles, et pas toujours commodes, ça non ! Mais je savais les tenir, et toutes, elles réussissaient, jamais je n’en ai laissé partir aucune sans son diplôme, il aurait fait beau voir ! C’est que j’étais quelqu’un, les élèves me craignaient et elles me respectaient.
Mais avec les collègues, c’était tout autre chose… un vrai boute-en-train, ah ! ça, pour ce qui était de rire, je n’étais jamais la dernière… ça a duré des années, nos rires, des années. Jusqu’à ma dépression… Il me restait trois ans avant la retraite, mes ces trois années-là, je ne les ai pas faites : la seule vue d’un tableau noir me faisait pleurer.
Heureusement, mes années d’industrie m’ont été comptées, j’ai une pension confortable, je suis à l’abri du besoin.
Si seulement le temps voulait bien se remettre à passer, au moins un peu…
La patience, c’est à Zuydcoote que je l’ai apprise, et à pardonner aussi. La patience, parce que moi, ce n’est pas un week-end, que j’y ai passé, à Zuydcoote, c’est trois années.
Et le pardon… Cette sœur au visage d’ange, et sadique comme pas deux…
Je ne vous dirai pas le pire, on n’est pas là pour s’attrister, n’est-ce pas… Mais ça, peut-être, je peux vous le raconter : quand on mangeait, il ne fallait pas faire de miettes, on faisait bien attention, mais parfois quelques-unes s’échappaient tout de même, la sœur vérifiait, et quand elle avait le bonheur d’en trouver une, tout son visage s’illuminait. Elle nous découvrait et nous jetait par terre. C’est comme ça qu’un jour, mon plâtre s’est cassé. Personne n’a jamais demandé comment c’était arrivé.
Je ne disais rien, à qui aurais-je pu dire, personne ne m’aurait crue, pas même vous… et pas même mon père, quand il venait. Quand il venait… Deux fois en trois ans… C’est vrai que c’était loin, mais tout de même…
[…]
C’est intolérable, ce qui se passe ici. Des cris, des hurlements, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. J’ai appelé pour savoir ce qui se passait, mais bien évidemment, aucun d’entre vous n’a bougé, et les cris ont continué jusqu’à l’aube.
Quand les petites en rose sont venues pour ma toilette, je leur ai demandé ce que c’était que cette foire, toute la nuit, elles ont dit : Mais non, Mademoiselle Marie, tout a été parfaitement calme. D’ailleurs, vous avez très bien dormi.
Et elles mentaient avec un de ces aplombs ! Mais je sais ce que je sais. Ces cris, je ne les ai pas inventés. Et vous aussi, vous savez : On torture des gens dans la cave. Gestapo ! Mais il faut se taire, ne rien dire, c’est la guerre et moi je tiens à ma peau. Si je parle, c’est moi qu’on arrêtera. Je ne veux pas. À mon âge, ce serait trop bête. Je demanderai à Monique de m’acheter des boules en cire pour mes oreilles. Je ne la mettrai pas dans l’embarras si je lui demande ça. Je ne voudrais pas qu’elle ait des ennuis à cause de moi. Ma petite sœur, je ne veux pas qu’on lui fasse du mal, jamais.
Et puis non. Pas même les boules en cire, rien, chut, courber l’échine, attendre que la tourmente passe. Les Alliés finiront bien par arriver. Ce jour-là, j’en aurai, des choses à dire… S’en prendre aux vieux, si ce n’est pas malheureux, mais les Nazis sont comme ça : tout ce qui est inutile, hop, euthanasié les vieux, les fous, les mal foutus, tous euthanasiés.
C’est étonnant que je sois encore là. Mais c’est parce que je suis toute petite, ils ne me voient pas. Pourvu que je ne grandisse pas, pourvu que je ne grandisse jamais, même quand les Alliés seront là, parce que ceux-là aussi, je les connais…
Le jour où ils ont traîné dans notre cave ce soldat blessé…
Les Alliés ont dit : C’est un ennemi, il peut crever. Les brutes, ils ne valaient pas mieux que les autres. Moi, j’ai bandé sa jambe déchiquetée avec un vieux drap, et nous l’avons nourri. Avec notre cochon. Il a mangé de notre Adolphe comme les autres. Ce n’était pas un Nazi, seulement un Allemand, et tout jeune, encore. Un enfant malade, on le soigne, c’est ce que j’ai dit aux Alliés. Et ce jour-là, ils n’ont pas eu de cochon. Ils avaient leur singe, de toute façon.
Saleté de boîtes. J’ai toujours détesté les boîtes, mais celles-là c’était autre chose : un goût d’Amérique, un goût de liberté. Comme les cigarettes, les chewing-gums et le coca-cola. Après la libération, je n’ai plus jamais touché une seule cigarette ni même un chewing-gum : inhaler de la fumée et mastiquer comme un ruminant, c’est tellement stupide… Pardon ? Le coca-cola ? pouah ! ah non, merci ! ça donne des renvois. Mais à ce moment-là, ça me paraissait presque bon.
Et le miel de la guerre, lui aussi je l’avais trouvé bon, cet ersatz de miel fait avec on ne saura jamais quoi, il avait vraiment un goût de miel, pour ça les Allemands étaient doués, ils vous faisaient du pain, du beurre, du miel, du sucre, du café, on aurait presque pu croire que c’était du vrai. D’ailleurs ils ont dû conserver les recettes, parce que le sucre qu’on nous donne ici, il a presque le même goût que celui de la guerre. Mais c’est normal puisque c’est la guerre. Pendant toutes les guerres, le sucre a le même goût.
En grimaçant, elle boit le contenu de la tasse posée à côté d’elle, débordante de comprimés, puis chante le « Panzer Lied ».
[…]
Elle se met à chercher partout.
Mais où ai-je bien pu les fourrer … Au public : Vous pourriez m’aider, tout de même ! Moi qui de ma vie n’ai jamais rien égaré, je commence à chercher les choses, je les pose n’importe où et ensuite je ne les retrouve pas. Mes lunettes, ma canne, je passe un temps fou à les chercher, et maintenant mes clés. Pourtant je les range toujours au même endroit, dans la pochette intérieure de mon sac à main, mais celui-là non plus je ne le retrouve pas. Il me les faut pourtant, j’ai laissé le gaz allumé, et la porte du garage n’est pas fermée.
Mais non, je suis bête, je n’ai plus de chez moi et je n’ai plus d’auto non plus.
Je devenais dangereuse au volant, paraît-il. Dangereuse, moi ? Allons donc ! Jamais un accident, pas un seul en plus de trente ans. Les derniers temps, oui, peut-être un peu, mais pas tellement, et en tout cas, je n’ai tué personne.
S’il n’y avait pas eu cette histoire de feu rouge brûlé… Enfin, brûlé, c’est beaucoup dire, il y avait du soleil, on n’y voyait rien, rouge, vert, comment savoir, ils sont tellement mal fichus, ces feux… Mais quand Monique l’a su, elle s’est affolée. Il faut dire qu’elle a toujours été froussarde, Monique, surtout avec les autos. Elle a dit qu’il fallait la vendre. D’abord, je ne voulais pas, mais c’est une forte tête, Monique. Moi aussi, mais comment faire : trop petite… je ne fais pas le poids.
Pourtant, je l’aimais, mon auto. Et j’y tenais d’autant plus que jusqu’à quarante ans je n’avais pas pu en avoir. Les automatiques, c’était en Amérique, mais chez nous, trois pédales, deux jambes obligatoires et si possible d’égale longueur, et tant pis pour les éclopés, tant pis pour les mal foutus.
Une DAF. Petite, blanche, pas très belle, mais qui roulait comme n’importe quelle autre automobile. Dès qu’elle a été commercialisée, j’ai dit à Monique : C’est exactement ce qu’il me faut. Ni une ni deux, je l’ai commandée. Le cirque que ça a été pour installer les pédales de l’instructeur… À l’auto école, ils ne voulaient pas, mais j’ai insisté tant et si bien qu’ils ont fini par accepter, et mon permis, je l’ai réussi du premier coup. Fini les bus, les cars, les trains et les tramways ! Ah ! j’étais bien fière, au volant de mon auto, je pouvais enfin aller où je voulais, quand je voulais, parfois le soir, je roulais, je faisais des kilomètres et des kilomètres, juste pour le plaisir de me sentir comme les autres, et libre, libre comme je ne l’avais jamais été…
[…]
Mon père, on l’a enterré. C’est dégoûtant, la terre, les vers, et sa femme, ma belle-mère, dans le même trou à peine six mois après, cette promiscuité dans la pourriture, les chairs qui se liquéfient, les humeurs qui se mêlent, quelle horreur ! Mais pas moi, non, pas moi ! Une urne, toute petite, bien proprette, qui me ressemble, voilà ce que je veux. Le dire, oui, penser à le dire à Monique quand elle viendra.
Je me demande bien ce qu’il y aura après. Rien, sans doute. Ou alors…
Seigneur, si jamais tu existes, emmène-moi dans ton paradis, mais s’il te plaît, fais en sorte qu’il soit gai, peuplé de jeunes gens vigoureux et de belles jeunes filles bien d’aplomb sur leurs deux jambes, et qu’en guise de louanges, on y joue des valses, des tangos, et même de ces danses de sauvages que je n’ai jamais aimées.
Je te serai dévouée pour l’éternité, Seigneur, je ferai tout, tout ce que tu voudras, pourvu qu’en ton Paradis il n’y ait pas de vieux !
[…]
Marie s’agrippe à ses bijoux, se débat, puis se lève, fait des va et vient, regarde dans les coins…
Cette fois ça dépasse les limites du supportable. Vous, la vieille qui m’épie la nuit, les cris, les coups, mon armoire sens dessus dessous, passe encore, mais ça ! Ça ! Ma bague et mon collier ! J’ai cherché partout dans la chambre, dans l’armoire, dans ma table de chevet, dans la salle d’eau et jusque sur le balcon, rien, disparus, envolés.
On me les a volés. Oui, volés. Pas étonnant, avec ces filles en rose et ces filles en blanc qui défilent à longueur de temps, jamais les mêmes têtes, toutes ne peuvent pas être honnêtes. C’est que les gens, voyez-vous, ont des bijoux et parfois même des sous, c’est tentant, forcément, alors l’une d’elles aura été tentée, et hop, entre deux coups de balai, ni vu ni connu, pas vu pas pris : dans sa poche, ma bague et mon collier. Ou alors c’était la nuit, mais oui, puisque je ne les quitte jamais. Encore heureux qu’elle n’ait pas coupé Geneviève arrache chaque saucisse et les donne mon doigt, ça s’est vu déjà, le voleur coupe le doigt et.… Oh ! c’est dégoûtant… Mais ça ne se passera pas comme ça ! Oh non ! Cette fois, je porte plainte. Monique va venir. Elle me conduira. Elle s’adresse à une Monique invisble : Monique ! Regarde ce qu’ils m’ont fait ! Ils m’ont tout pris ! Tout !... Monique !... Oh non ! Pas toi ! Pas toi…
Elle aussi… Ma Monique, complice de tout ce qui se passe ici… Elle est venue, elle a regardé ma main et mon cou et elle a dit : « Mais enfin, Marie, regarde : tu vois bien qu’ils sont là, tes bijoux !». Bien sûr, je les vois, ces pacotilles ! J’ai beau oublier des choses parfois, je n’en suis tout de même pas là ! Ils m’ont mis ces imitations ridicules pour que je renonce à porter plainte. S’ils croient pouvoir me berner comme ça…
Elle se rassied, somnole un instant en criant Au voleur ! Georges, arrête-les ! puis se réveille, retrouve ses bijoux.
Elles ont dû avoir peur. Oui, très peur, parce que quand je crie… Et j’ai crié très fort tout à l’heure. Ensuite, je ne sais plus, j’ai dû m’endormir. Mais je leur ai fait peur, ça, c’est certain, parce qu’à mon réveil… mes beaux bijoux étaient de retour.
Oh ! Je n’ai rien dit, inutile de pavoiser ! Mais à l’intérieur, je jubile : Je leur ai fait mordre la poussière, je les ai terrorisées… Je veux bien passer sur beaucoup de choses, je veux bien qu’on me prenne tout ce que j’ai, mais ma bague et mon collier, bas les pattes, pas touche !
Et demain, j’irai faire des emplettes. Il me faut un pleutran, mais un gros, pas comme le fato et l’étonnationnat de la dernière fois. Je le mettrai là, devant moi. Il sera à moi, rien qu’à moi. Personne n’y touchera.
***
Joan Ott, « La Longueur du temps. Extraits en version pour le théâtre d’après le roman de Joan OTT », Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N°6|Printemps 2017 « Penser la maladie et la vieillesse en poésie » sous la direction de Françoise Urban-Menninger, mis en ligne le 30 avril 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/la-longueur-du-temps.html
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