Dossier majeur | Textes poétiques
Taon Bis
© Crédit photo : (illustration à venir)
Les personnages
Jacques : septuagénaire portant encore beau.
Clotilde : même âge.
Perruques grises, vieux gilet pour lui, mules rose fluo pour elle.
Le décor
Le plus abstrait possible. Un siège évoquant un canapé, une table basse. Prévoir une entrée-sortie, où l’on veut.
Les accessoires
Un tambour, quelques globes terrestres..
L’époque
Contemporaine.
La mise en scène et la direction d’acteurs
Liberté totale, à condition toutefois de ne pas tomber dans le vaudeville. Quoique...
La musique
Lui : sur scène, bat du tambour.
À la fin, sonnerie aux morts enregistrée.
La lumière
Selon les possibilités offertes par la salle et la créativité de l’éclairagiste.
Dans la mesure du possible, une ambiance chaude, une ambiance froide : chaude au début, puis de plus en plus froide.
On peut finir dans l’obscurité presque totale.
Lui tourne au pas – mais en traînant les pieds – autour du globe-bar placé sur un guéridon, à cour. Il accompagne d’une voix de fausset en tapant sur un très vieux tambour d’enfant sa réplique scandée à la manière d’un slogan de manifestation.
Quand je serai grand
je serai tambour
je f’rai le tour du monde
en chantant en chantant
Quand je serai grand
je serai tambour
ferai le tour du monde
en chantant en chantant
Quand je serai grand…
Elle prend la poussière sur le globe placé sur une colonne, fond de scène. Elle l’interrompt.
Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre !
Lui toujours battant tambour, à cour du grand globe.
En bateau, le tour du monde. Oui, en bateau.
Elle
Arrête un peu de faire l’enfant !
Lui
Peuh !
Elle
Et arrête ce vacarme ! C’est à n’y pas tenir.
Lui
Achète-toi des boules en cire, si ça te gêne.
Elle
Comment peux-tu… À plus de soixante ans…
Lui
J’ai l’âge de mon tambour !
Elle
C’est dire !
Lui
Tu n’a jamais eu aucune notion « du ».
Elle
Moi ? C’est moi qui n’ai pas la notion « du » ?
Lui, voix d’enfant, en accompagnant la phrase scandée à grand renfort de roulements de tambour
L’a pas la notion « du » ! L’a pas la notion « du » !
Elle
Pourtant, il passe. Et nous avec.
Lui
Pas pour moi. Je le tiens. Je m’y cramponne ferme. Il ne m’échappera pas.
Elle
C’est incroyable, cette peur de vieillir. Regarde-moi : est-ce que j’ai peur, moi ?
Lui la rejoint
Tu crèves de trouille. Comme tout le monde. Mais tu la boucles. Tu caches ta peur comme une maladie honteuse, derrière tes crèmes antirides et tes onguents.
Elle
Tu dis n’importe quoi. C’est toi qui crèves de trouille, comme tu dis si élégamment. Pas moi.
Lui
Chantonnant : Parole, parole, parole ! Parlé : Non mais tu t’es vue ? Il touche le cou de Clotilde avec sa baguette de tambour Un hamster, voilà ce que tu es devenue. Un hamster, parfaitement ! Qui grignote, qui accumule dans ses bajoues. Regarde-toi : les mêmes, toutes pareilles, les mêmes, exactement.
Elle
C’est gentil, ce que tu me dis-là.
Lui
Mais oui. C’est joli, les hamsters. C’est doux.
Elle
Et ça fait tourner sa roue à longueur de.
Lui
Il chante Aznavour : Le temps, le temps, le temps et rien d’autre, le temps, le temps…
Elle
Ce n’est pas permis ! Tu n’as pas le droit !
Lui
Si. En chantant, on peut. Ce n’est pas écrit qu’on ne peut pas, alors on peut. On peut tout dire, en chantant. Il continue à chanter : Le temps, le temps…
Elle
Non !
Lui
Comme si tu ne le savais pas, que je t’aime !
Elle
Oui, oui… une vieille habitude.
Lui
C’est bon, les habitudes. Imagine un peu, si je n’étais plus là… ou toi !
Elle
Je préfère ne pas y penser.
Lui
Tu vois bien. La trouille, la trouille, toujours la trouille. Peur de la séparation, peur de vieillir, peur de la mort…
Elle
Tais-toi !
Lui
Et plus jamais envie « DE ». Il ponctue d'un coup de baguette sur le tambour.
Elle
Écoute, à nos âges on a rangé les outils.
Lui
Toi peut-être. Pas moi. Raide, au garde à vous : Plus vert que jamais !
Elle
Vantard !
Lui se rabougrit, et après un temps
De toute façon…
Elle
Quoi encore !
Lui
Tu n’en as jamais voulu.
Il a beau sauter du coq à l’âne, elle comprend parfaitement, elle le connaît par cœur, depuis le temps…
Elle Si. Un. J’avais dit : « Un, pas plus ».
Lui
À l’époque, ça m’était égal.
Elle
Tout t’était égal, à cette époque-là. Ça n’a pas beaucoup changé, d’ailleurs.
Lui
Va-t’en savoir…
Elle
On en a eu un. Un deuxième, qu’est-ce qu’on en ferait ? Tu peux me dire ?
Lui
On ferait comme les autres.
Elle
Les « autres », comme tu dis, en général, ils sont deux.
Lui
Nous aussi, nous sommes deux !
Elle
Deux ? Je vois ça d’ici : « S’il te plaît, s’il te plaît » ! Et bon : admettons que je cède…
Lui battant des mains
Oh oui ! Oh oui !
Elle
J’ai dit « admettons » ! Et puis après, qui est-ce qui s’en occupe ? Qui l’élève ? Qui l’éduque ? C’est exactement comme ça que ça s’est passé, la première fois. Tu l’as voulu, et je l’ai eu.
Lui
Et bien contente. Dès le premier jour, il n’a plus été qu’à toi. Il berce sont tambour. C’est pour ça que j’en voudrais un autre. Il serait peut-être un peu à moi, celui-là.
Elle
Huit jours. Une semaine tout au plus. Et puis tu te lasserais. Comme tous les enfants.
Lui en braillant à tue tête
Devenir vieux sans être adulte…
Elle
Voilà, c’est ça. Tout à fait ça : un vieux beau en culotte courte qui bat du tambour.
Lui
Avant, ça te faisait rire. Je te faisais rire... Tu ris de moins en moins souvent.
Elle
Et pour cause !
Lui
Tu ne me reprochais jamais rien, avant.
Elle le rappelle à l’ordre
Jacques !
Lui
Pardon, mon aimée. Pardon. Il scande en s’accompagnant au tambour : Jamais plus ne le ferai, jamais plus ne le ferai, jamais plus…
Elle le coupe
Tu vois… Tu plaisantes encore. Tu plaisantes toujours.
Lui
Je fais des efforts, pourtant. Je te jure que j’en fais. Mais on ne va pas contre sa nature.
Elle
La tienne…
Lui
Ben oui, quoi ! La mienne, c’est d’être heureux.
Elle
Et derrière ton rire, il y a quoi ?
Lui
Le plaisir : le plaisir de rire, de m’amuser, de vivre, de jouer du tambour en faisant le pitre et même le tour du monde, si ça me plaît.
Fort, style profession de foi : Je ferai le tour du monde mon manège à moi c’est ça ! Il finit les bras en V, baguettes brandies, mais étranglé par le cordon qui les retient.
Elle
Le tour du monde !
Lui
De cette fichue mappemonde, si tu préfères. défaut de mieux.
Elle
Ne parle pas de ma mappemonde sur ce ton. Tu sais ce qu’elle représente pour moi.
Lui
Toute ton enfance ! On le saura ! Tu parles d’une enfance…
Elle
Ni pire ni meilleure qu’une autre, mais c’est la mienne. Elle m’appartient, avec mes souvenirs et tout le reste. Alors, ma mappemonde…
Lui pose le tambour, se place derrière le canapé où elle est assise
Oui, oui… Tous les plaisirs. Tous, tu entends ?
Elle
Quel gamin !
Lui
Et le plaisir de t’aimer. Le bonheur de t’aimer, oui. Parce que tu es la plus jolie, la plus gentille…
Elle
Malgré mes bajoues de hamster.
Lui lui prend les joues, les pince
Pas malgré : à cause ! Je les aime, tes bajoues, je les aime ! Et tes dessous de bras qui font flop-flop, et tes genoux qui se fripent et tes cuisses qui ramollissent, et…
Elle
Suffit ! Comment peux-tu rire de ça aussi ? Ce n’est pas drôle, vraiment pas !
Lui
On peut rire de tout !
Elle
Mais moi, je…
Lui
Toi tu, toi tu, toi tu, turlututu chapeau pointu ! Toi, tu te laisses aimer, et puis c’est tout. Et lui, tu l’oublies.
Elle
L’oublier… Alors que toi, tu es là, à me le rappeler sans cesse !
Lui
Forcément, je suis là. Où voudrais-tu que je sois ? À l'oreille de Clotilde Pas dans ma tombe, tout de même !
Elle
Quelle horreur ! À t’écouter, j’ai les oreilles qui fanent.
Lui
Ce qu’elle peut être idiote, cette expression… Achète-toi des boules, si tu ne veux plus m’entendre. Je te l’ai dit mille fois. Mais non, tu restes là à m’écouter, parce que…
Elle le coupe
Parce que j’aime bien t’entendre malgré tout.
Lui
Ça, c’est bien les bonnes femmes : savent jamais ce qu’elles veulent. Il s'assied à jardin d'elle Mais un à la fois, ça ne fait pas deux. Tu me suis ? C’est logique, non ? Alors, un deuxième, ça ne ferait pas deux ! Et toc !
Elle
Toi et tes paradoxes ! De toute manière, on est trop vieux.
Lui
Trop vieux ! À soixante-dix ans !
Elle
Soixante-treize.
Lui
Quand bien même ! La voisine en a plus de quatre-vingts et elle n’a pas hésité, elle, quand sa petite fille lui a laissé le sien parce qu’elle partait vivre au Mexique. Elle savait qu’en disant oui, elle en aurait au moins pour quinze ans. Ça ne l’a pas empêchée.
Elle
Elle fait ce qu’elle veut, la voisine. Moi, j’ai dit non. Une fois pour toutes. On ne revient pas là dessus !
Lui suppliant, comme un enfant
Bichette…
Elle
Il n’y a pas de Bichette qui tienne !
Lui
Ça me ferait tellement plaisir !
Elle
Oh là là…
Lui
Oh là là troulala oh là là troulala…
Ça me ferait tellement, tellement plaisir, Bichette, ma Bichette à moi !
Elle
Si tu savais comme j’en ai ma claque, de t’entendre ressasser à longueur de temps.
Lui
C’est toi qui l’as dit, cette fois.
Elle
Une fois de temps en temps, c’est permis.
Elle
Et de deux. Trois, même.
Elle
Autant que je veux. C’est toi qui ne dois pas le dire.
Lui enjoué
Tu changes les règles, maintenant ? Alors, moi aussi, je peux !
Elle
Non. Les règles, c’est moi.
Lui
Zut ! Tu n’es vraiment pas drôle !
Elle
Tant pis.
Lui
Et de quatre ! Mais tu as raison : on ne peut pas être drôle tous les jours que le Bon Dieu fait.
Elle
Laisse le Bon Dieu là où il est ! Pour ce qu’on en a à faire… Si je disais oui, je serais morte de peur à l’idée que…
Lui
Tu sais bien que je n’ai pas fait exprès.
Elle
Il ne manquerait plus que ça, que tu l’aies fait exprès !
Lui
C’est le frein à main qui a lâché.
Elle
Tu ne l’avais pas serré assez fort. Et avec la pente du garage…
Lui prend les mains de Clotilde dans les siennes et lui parle comme à une enfant
Tu le garderais à la maison, bien enfermé, tout près de toi, dans tes jupes, sur tes genoux, dans tes bras. Chaque fois que je sortirais ou rentrerais l’auto, tu le garderais près de toi. Comme ça, il ne risquerait rien, rien du tout…
Elle retire sa main
Jusqu’au jour où.
Lui
Mais arrête d’imaginer le pire tout le temps !
Elle se bouchant les oreilles
Encore !
Lui en hurlant
Tout le « TEMPS » !
Elle
S’il te plaît… arrête !
Lui
On l’appellerait autrement !
Elle
Et ça changerait quoi…
Lui reprend la main de Clotilde
Tu oublierais. Tu l’oublieras…
Elle va centre scène
Jamais.
Lui
Mais pense un peu au plaisir ! Pense un peu au bonheur que ce serait !
Elle
Sans lui…
Lui
Il n’est plus là. Il ne sera plus jamais là.
Elle
Plus, plus, plus jamais.
Lui
On finira tous comme lui.
Elle
Mais pas comme ça ! Pas comme ça !
Lui
Qu’est-ce que j’y peux, s’il s’est jeté sous les roues ?
Elle
Le frein à main, voilà ce que tu y peux !
Lui
Tu ne me pardonneras donc jamais ?
Elle
Je ne sais pas. Un jour, peut-être… mais là, tout de suite, non. Je ne peux pas.
Lui
Parce que tu ne crois pas que je m’en veux, moi aussi ?
Elle
Si tu t’en voulais tant que ça, tu n’en voudrais pas un autre. Pas maintenant, pas tout de suite, en tout cas.
Lui debout derrière elle
Ça fait plus de dix ans.
Elle
Quinze. Ça fera très exactement quinze ans après-demain…
Lui
Si tu veux… Mais dix ou quinze, c’est long. Bien trop long. Tu devrais consulter, peut-être.
Elle se détache de lui, va avant jardin
Consulter ! Tu as de ces mots ! Tu me crois folle, c’est ça ?
Lui
Pas folle à enfermer, non, mais ce chagrin, ce chagrin qui ne passe pas… Un temps Si on avait eu un petit vraiment à nous, on n’en serait pas là.
Elle
Tu n’en voulais pas plus que moi.
Lui
Si j’avais su…
Elle
Tu en aurais épousé une autre ?
Lui
Non, bien sûr que non : je n’ai jamais aimé que toi.
Elle
Ce sont les femmes qui font des enfants dans le dos des hommes, pas le contraire. Surtout maintenant, avec les moyens qu’on a.
Lui
Je ne t’aurais pas fait ça, tu penses bien !
Elle
Parce que tu me respectais.
Lui
Tu ne t’en plaignais pas.
Elle
Je ne me plains jamais de rien. Je suis comme ça.
Lui
Tout ce que tu voulais, c’était du plaisir.
Elle
Égoïste, c’est ça ?
Lui
Pas plus que moi. Jusqu’au jour où…
Elle
Ça n’a rien à voir.
Lui
Tiens donc ! Du jour où il est arrivé, tu n’as plus voulu de moi. Et tu n’as plus voulu tout court...
Elle
Il avait besoin qu’on s’occupe de lui. Malade comme il était…
Lui
Des nuits entières ! Des nuits entières, tu passais près de son couffin. Alors que lui, il souriant aux anges en ronflant à poings fermés.
Elle
L’épilepsie, ça se déclenche n’importe quand.
Lui
Tu n’avais qu’à le laisser dormir avec nous.
Elle
C’est malsain !
Lui
Tous les parents le font !
Elle
Et ils ont tort !
Lui
Tu ne voulais pas le partager, voilà la vérité !
Elle
C’est bien pour ça que je n’en voulais pas. Je me connais, figure-toi.
Lui
Tu étais pareille avec moi : tout à toi, tu me voulais.
Elle les yeux dans les yeux
Oui.
Lui
Et moi qui n’ai jamais regardé que toi !
Elle
Jusqu’au jour où on nous a appelés. On est allé le voir et à partir de ce moment-là, tu n’as plus pensé à rien d’autre qu’à lui et au moment où il serait tout à nous.
Lui
Arrête ! Tu sais que ça me fait mal.
Elle
Mal ? Toi ? Allons donc ! Tu chantes, tu bats du tambour, toujours content.
Lui
Toujours content, oui, c’est ce que j’étais. Avant.
Elle
Parce que maintenant ?
Lui va vers le globe fond de scène
Tu me manques.
Elle
Je suis là. Vingt-quatre heures sur vingt quatre, avec toi.
Lui
Vive la retraite !
Elle
Je ne peux pas te manquer, puisque je suis là. Et toc ! Moi aussi, je peux être logique à mes heures, tu vois.
Lui
Mais ce n’est plus comme avant.
Elle
Il n’y a jamais eu d’avant.
Lui
Tu ne te souviens même plus…
Elle
Non. Je ne me souviens pas.
Lui
Tu ne veux pas te souvenir !
Elle
Non. Je ne veux pas.
Lui
Sauf de lui. De lui, tu te souviens parfaitement.
Elle
Mon Petit… Mon Bébé à moi… Comment l’oublier...
Lui
Tu m’oublies bien, moi !
Elle
Il était doux, tellement doux…
Lui
Allons donc !
Elle
Et son sourire…
Lui
Moi aussi, je souris.
Elle
Ce n’est pas pareil.
Lui
Non, évidemment.
Elle
Lui…
Lui
Lui ?
Elle cherche, puis trouve l'idée
Il ne jouait pas du tambour. Et ma mappemonde, il lui fichait la paix.
Lui
Moi aussi, avant.
Elle
Oui, mais lui…
Lui
Du jour au lendemain, il a été tout pour toi. Moi, je n’étais plus qu’un meuble.
Elle
Tout de même pas…
Lui
Très juste ! Je te rapportais mon salaire. Un très bon salaire, chaque mois.
Elle
Pour ce que j’en avais à faire…
Lui
C’est vrai. Même ça… Avant, tu sortais, tu t’achetais des robes, des colifichets, des falbalas. Mais dès qu’il a été là, fini, tout ça !
Elle
Je n’avais plus besoin de plaire. Enfin plus besoin de plaire ! Et surtout, plus besoin de te plaire à toi. Tu peux comprendre ça ?
Lui
Même à moi ?
Elle chante
Wenn ich mir was wünschen dürfte
Möchte ich etwas glücklich sein
Denn wenn ich gar zu glücklich wär'
Hätt' ich Heimweh nach dem Traurigsein
Lui
La nostalgie de la tristesse, ça te va bien ! Ta première ride, je m’en souviens comme si c’était hier ! Cette crise ! Et des larmes, des larmes à n’en plus finir… C’est ce jour-là que tu as dit oui. Tu as dit : D’accord, je veux bien. C’était pour ça, hein ?
Elle
Arrête !
Lui il lui enserre tendrement le cou des deux mains
C’était pour ça, avoue !
Elle
Tais-toi ! Laisse-moi !
Lui
Allons, un petit effort ! Après, ça ira mieux.
Elle
Non !
Lui il lui serre le cou plus fort et la secoue un peu
Tu vas le dire, bon sang de bois ! Lui, c’était pour ça !
Elle se dégage
Oui ! Oui ! Oui ! Et oui mille fois : lui, c’était pour ça. Tu es content, là ?
Lui l'assied sur ses genoux
Mais tes rides, je m’en fichais bien ! Une ride, deux rides, mille rides, un million, qu’est-ce que ça change ? Rien ! Rien du tout ! Tu es ma femme et puis c’est tout. Voilà ! Mais comment faut-il donc que je te le dise, pour que tu me croies ?
Elle
Il n’y a rien à dire. C’est juste que c’est comme ça. Je n’y peux rien.
Lui
Tu es malade, ma pauvre vieille ! Malade ! Voilà, ce que tu es.
Elle
Oui. De vieillesse. La vieillesse : la voilà, ma maladie.
Lui
Mais nous ne sommes pas vieux !
Elle
Oh que si ! Tu viens de m’appeler « ma pauvre vieille ». Si ce n’est pas une preuve, ça…
Lui
C’était un mot d’amour.
Elle
Cause toujours ! Il y a des mots qui ne trompent pas. Je suis vieille et tu es vieux. Avec lui, je n’étais plus vieille. Il s’en fichait bien, de mes rides.
Lui
Mais moi aussi, idiote !
Elle
Moi, je ne me fiche pas des tiennes.
Lui
Je n’en ai pas tant que ça…
Elle se tourne et, toujours assise sur ses genoux, prend la tête de Jacques entre ses mains
Que tu crois ! Tu t’imagines que je ne te regarde plus ? Détrompe-toi ! Chaque jour, je te regarde vieillir. Et c’est insupportable.
Lui
Il y a plein de vieux qui s’aiment. Pourquoi pas nous ? Même dans les maisons de retraite, ils se fiancent. Et parfois même, il y en a qui se marient.
Elle passe derrière le canapé
Et ils font des petits, aussi ? C’est pitoyable. Tu les imagines, dans un lit ?
Lui
Et pourquoi pas ?
Elle
C’est tout simplement dégoûtant.
Lui
Tu aimais ça, pourtant ! Oh oui, tu aimais ça ! Et comment !
Elle revient s'asseoir près de lui, à jardin du canapé. Elle pose sa tête sur son épaule
Nos corps jeunes, nos corps beaux, oui, je les ai aimés.
Lui très tendre, grande déclaration d'amour
Croâ ! Croâ ! Ce que c’est que d’avoir été « Miss Cerise », dans ton fichu super-marché…
Elle fredonne la mélodie du temps des cerises, soudain nostalgique.
Lui pendant qu'elle fredonne
Tu aurais été miss de rien du tout, tout aurait été beaucoup plus simple.
Elle
N’importe quoi !
Lui
Et je vais même te dire une chose ! Une chose que je n’ai jamais dite, ni à toi – elle pose sa main sur lui, dans l'attente de la grande déclaration qui va suivre – ni à personne : c’est ta deuxième dauphine, qui m’avait plu, ce jour-là. Mais elle n’a pas voulu, alors c’est toi que j’ai invitée à danser. En désespoir de cause.
Elle s'écarte de lui, le regarde
Quoi ?!
Lui
Parfaitement, mon amour : en désespoir de cause.
Elle
Elle est raide, celle-là !
Lui
Pas plus que je ne l’étais ce soir-là.
Elle se lève
Et vulgaire, en plus ! C’est complet !
Lui
Grossier, vulgaire, tout ce que tu voudras ! Il l'attire à lui, la fait rasseoir, la prend dans ses bras Mais ce soir-là, je t’ai tenue dans mes bras, et c’est toi que j’ai aimée. Tout de suite, je t’ai aimée. Alors que je ne te trouvais pas belle. Même pas jolie.
Elle
Goujat !
Lui
Une histoire de phéromones, sans doute…
Elle
Quelle horreur ! On n’est pas des fourmis !
Lui
On est comme tous les êtres vivants. Dans la plupart des cas, les phéromones sont volatiles. Mais pour ce qui est de nous, c’est resté là. On appelle ça l’amour, figure-toi. Alors lui, lui… quand il est arrivé, et que ses phéromones à lui ont pris le dessus, tu comprends bien que je n’ai pas supporté.
Elle
Alors, le frein à main…
Lui
Mais non !
Elle
Oh que si !
Lui
Puisque je te dis que non !
Elle le regarde
Arrête de mentir, Jacques ! Tu ne l’as pas serré. Et tu l’as fait exprès.
Lui
Non !
Elle
Tiens donc ! Tu peux me le répéter, les yeux dans les yeux ?
Lui baisse les yeux, les deux mains entre ses genoux
Si tu t'étais contentée du magnétophone dans la cave…
Elle
Ça n'a rien à voir !
Lui
Oh que si ! C'était une présence. Moi, ça me suffisait. Si seulement ça avait pu te suffire, à toi aussi…
Elle
Des roulements de tambour, tu parles d'une présence…
Lui
J'aurais dû ajouter des rires de gosse, peut-être… ou bien des pleurs. Ça aurait fait plus vrai.
Elle le frappe encore de son torchon
Salaud !
Lui
Mais non.
Elle
Mais si. Avoue. Avoue enfin : Tu l'as fait exprès.
Lui
Oui, là ! Je n'ai pas serré le frein à main, et je l'ai fait exprès. Ça te va, comme ça ?
Elle
Je te conseille de prendre un bon avocat.
Lui se tourne vers elle, les deux sont face à face, de part et d'autre du canapé
Ah bon… et pourquoi faire ?
Elle
À ton avis ?
Lui
On ne divorce pas à nos âges !
Elle
Et pourquoi pas ?
Lui
Parce que c’est ridicule. Voilà pourquoi.
Elle
Ridicule, on l’est de toute façon. Alors mieux vaut l’être chacun de son côté.
Lui
Mais je t’aime, moi !
Elle
Moi plus. Il faut croire que ta théorie est juste et avérée.
Lui
Je n’ai jamais eu de théorie !
Elle
Mais si ! Les phéromones qui se volatilisent…
Lui
C’était une image !
Elle
Non ! Tes phéromones à toi se sont volatilisées. Définitivement.
Lui
Et tu comptes faire quoi, quand le divorce sera prononcé ? Avec tes bajoues de hamster et ton cou de dindon, ça m’étonnerait que les prétendants se précipitent…
Elle
Mon cou de dindon ! Tu vois bien…
Lui
Mais je l’aime ton cou, pauvre dinde ! Trouves-en un autre qui l’aimera autant que moi !
Elle
Les candidats ne manqueront pas, crois-moi.
Lui
Heureux les innocents : le paradis des vieilles les attend !
Elle
Tu n’étais jamais blessant, avant. Si tu t’entendais, tu crèverais de honte…
Lui
Je suis blessant parce que je suis blessé.
Elle
Tu l’as bien cherché !
Lui
Et ce sera qui, ce sera quoi, tes prétendants ?
Elle
J’en prendrai un autre.
Lui
Quoi ?!
Elle
Parfaitement.
Lui pris d'un fou rire
Un bichon alors. C’est tout petit et ça ne perd pas ses poils.
Elle
Un bichon ! Quelle idée !
Lui
Mais oui, un bichon tout propre, tout blanc ! C’est toujours heureux, toujours content, ça vous saute aux genoux – pas plus haut, parce que ça ne peut pas, mais ça sourit de toutes ses babines, et ça vous lèche le visage à longueur de temps. Beurk !
Elle
Tu peux bien faire ton dégoûté.
Lui
Tu auras l’air fin, avec un machin de trois kilos et demi tout mouillé.
Elle
Un bichon ! Ça te plairait bien, hein ? Mais ça ne risque pas, crois-moi !
Lui
Dommage ! Ça m’aurait fait bien rigoler !
Elle
Le même. Le même, exactement. Mais je l’appellerai autrement. Ce nom d’insecte…
Lui
C’est qu’il avait le poil dur ! Il piquait de partout, le bougre… On n’aurait pas pu trouver mieux, comme nom. C’est même toi qui l’as baptisé comme ça.
Elle
Quelle importance, de toute façon…
Elle jette au sol le torchon qui depuis le début ne la pas quittée, et sort.
Lui
Va, mon amour, va ! Bon débarras et… autant en emporte le Taon...
Il chante, fort et faux :
Avec le temps… avec le temps va, tout s’en va
On oublie les toutous, on oublie les ouah-ouah…
Il rit. Un temps, puis fort, vers la coulisse où elle vient de disparaître : Deux jours ! Une semaine, tout au plus, et tu seras de retour !
Un temps. Clotilde !
Elle
Adieu, Jacques. On entend la porte qui claque.
Lui
Il réagit comme s’il venait de recevoir une gifle puis se reprend et fanfaronne :
Deux jours. Une semaine tout au plus… le temps d’en trouver un autre, et elle sera de retour. Un temps. Et bien sûr, qu’elle l’appellera pareil ! « Taon Bis », ou « Taon Pis », ou même « Taon Pisse », si ça se trouve. Parce que ce sera un garçon, évidemment. Cette manie qu’ils ont, de lever la patte à longueur de temps, tu parles d’un plaisir ! Une vraie dégoûtation, oui… Un temps. De plus en plus déboussolé, les deux mains entre ses genoux, dos rond : Moi, ce que j’en disais, hein… un autre et tout ça, c’était pour elle, pour la voir sourire encore… Un temps. Il tente un ton résolu qui ne trompe personne, tandis qu’on entend la sonnerie aux morts : Parce que moi, les clebs, les chien-chien, les toutous, les ouaf-ouaf… c’est comme les gosses… j’ai toujours détesté ça.
Il se lève, ramasse le torchon dont il respire le doux parfum tandis que sur la fin de la musique se fait le noir.
Fin
***
Joan Ott, « Taon Bis », Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N°6|Printemps 2017 « Penser la maladie et la vieillesse en poésie » sous la direction de Françoise Urban-Menninger, mis en ligne le 27 avril 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/2017/taon-bis.html
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