Dossier majeur | Textes poétiques
Extrait de
SI jamais tu partais
version pour le théâtre
d’après le roman de Joan OTT
Cet extrait est reproduit avec l'aimable autorisation de
l'auteure et de sa maison d'édition Le Manuscrit
© Crédit photo : Le visuel de l’affiche pour le spectacle "Si jamais tu partais",
adaptation du roman de Joan Ott.
Lucie, devenue une vieille dame, se souvient. Ceci est la toute fin de la pièce.
Les enfants sont restés longtemps à la maison : des diplômes en veux-tu en voilà, mais pas de travail, la crise… Ils ont tout de même fini par se caser. Alors ils sont partis eux aussi. Ils se sont mariés sur le tard, et ils ont fait des petits : un chacun. J’espère bien qu’ils s’arrêteront là parce que plus, je ne sais pas si j’aurais la force. Les avoir tous les trois le mercredi, ça me fait bien plaisir, et leur raconter des histoires – leur héros préféré, c’est Licou le Protecteur. Chaque semaine, ils me réclament une nouvelle aventure, une qui fait bien peur… alors je recycle mes vieilleries : la panthère noire, le méchant loup, les dames Grenouilles et Piquedoux… ça me fait bien plaisir. Mais ça me fatigue un peu aussi. C’est que je vieillis. Elle se regarde dans le miroir. Finalement, c’est quoi, une vie ? Pendant des années, on attend d’être grand, et puis un jour on est grand, alors on commence à s’agiter, on s’émeut, on crie, on pleure, on rit, oui, on rit aussi, on aime parfois, oui on aime, au moins une fois : on se rencontre, on se quitte, on se retrouve, on se perd, on travaille, on gagne des sous, un peu, beaucoup, qu’importe, on fait des enfants, on les regarde grandir, et puis les enfants des enfants, et on ne se voit pas vieillir, jusqu’au jour où on est bien obligé de voir, on ne peut plus faire autrement, alors on se dit : C’est ça, ma vie ? C’est rien du tout ! Pas même de quoi en faire une chanson. Et le bonheur ! Ce fichu bonheur ! Quand donc les gens comprendront-ils enfin que ça n’existe pas ? L’amour, oui, peut-être, mais le bonheur… Au miroir : Oui, oui, j’arrête ! Mais tout de même… je vieillis… même si ça ne se voit pas… Elle lisse son visage, tentant d’effacer les rides, puis se tire la langue enfin… pas trop encore… je vieillis. Mais je n’ose pas dire non. Je ne voudrais pas passer pour une décatie, une plus bonne à rien, alors je dis oui pour les mercredis. Et comme la maison est grande, je dis oui pour les vacances aussi.
Elle va s’asseoir : Quand ils ne sont pas là, c’est bien aussi.
J’ai tout mon temps. Du temps à revendre… Alors, je me souviens…
Elle enlève ses chaussures qui tombent au sol avec un bruit mat
Musique : Les Mots d’amour, version Paul Motian
Souvenirs du temps où j’étais déesse, et danseuse étoile, et chanteuse. Souvenirs du temps où je faisais des romans… Mais non… pas l’ombre d’un… pas même une ligne. Rien. Des livres, j’en ai lu pourtant : libraire pendant plus de quarante ans… J’ai été une bonne épouse et une bonne mère, enfin… j’ai fait comme j’ai pu… Maintenant j’essaie d’être une bonne grand-mère.
Elle se lève, fait des demi-pointes maladroites devant le miroir en fredonnant.
S’ils me voyaient !
Elle pouffe dans sa main.
Mais ils ne me voient pas. Je suis bien sage, toujours bien sage, quand ils sont là.
Elle se remet à danser
Et j’espère que je pourrai dire oui quelques années encore, pour les vacances et pour les mercredis. Parce que des petits dans une maison, c’est encore de la vie…
Sur la fin de la musique, lentement le NOIR descend.
Fin
***
Joan Ott, « Extrait de SI jamais tu partais, version pour le théâtre d’après le roman de Joan OTT », Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N°6|Printemps 2017 « Penser la maladie et la vieillesse en poésie » sous la direction de Françoise Urban-Menninger, mis en ligne le 28 avril 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/2017/si-jamais.html
© Tous droits réservés Retour au n°6|Sommaire ▼