Dossier majeur | Textes poétiques
Le Parfum du métropolitain
(extrait)
Cet extrait est reproduit avec l'aimable autorisation de
l'auteure et de sa maison d'édition Le Manuscrit
© Crédit photo : couverture de l'ouvrage
Le Parfum du métropolitain, Éditions Le Manuscrit, 2014
L’escalier mécanique fonctionne : une chance, parce que ses jambes sont vraiment fatiguées. Et ses genoux lui font mal, aussi mal que son dos, aujourd’hui. Et cette drôle de sensation dans son ventre. Mais elle ne saigne plus, plus du tout, tout va bien de ce côté-là.
Mais qu’est-ce que j’ai donc, à avoir mal partout ?
Cette question ! Tu te demandes ce que tu as ? Tu la veux vraiment, la réponse ? Tu es vieille, espèce d’idiote, vieille à faire peur ! La vieillesse, la voilà, ta maladie. Et aucun médecin n’y pourra rien. Les toubibs ? Tous des incompétents, des charlatans qui vous abreuvent de belles paroles et qui finissent toujours par vous laisser là, en tête à tête avec vos maux. Oh bien sûr, ils vous maintiennent, vous prolongent autant que faire se peut, statistique oblige, il faut à tout prix que s’allonge l’espérance de vie. Oui, mais à quel prix…
Elle ne consultera pas, et tant pis pour la statistique. Le trou de la sécu, ce ne sera pas elle qui le creusera, oh que non !
C’est l’heure de pointe, le quai est noir de monde. Jouer des coudes pour s’engouffrer dans un wagon, rester debout, serrée, compressée, bousculée, déséquilibrée à chaque cahot ? Non. Elle laisse passer une première rame.
Maintenant, elle est presque seule sur le quai. Pas longtemps. Les voyageurs recommencent à affluer. Bientôt, la même cohue. Elle laisse passer la deuxième rame aussi. Et la troisième. Elle a le temps, elle a tout son temps. Plus d’une heure encore avant le départ du train.
Le quai est désert, maintenant. Elle est seule, tout à fait seule.
Sur le quai d’en face, une immense affiche annonce les jeux olympiques de Londres : une statue grecque hideuse, un homme nu et difforme, bras tendu, visage bouffi, sexe ridicule qui pendouille bêtement. Un athlète, cette horreur ? Un monstre, plutôt. Ne pas regarder. Respirer. Profiter des derniers instants. Respirer lentement, profondément.
Elle ouvre grand ses narines et hume une dernière fois le parfum qui lui a tant manqué pendant toutes ces années. Elle reconnaît l’odeur du caoutchouc, celle du métal. La sueur n’est encore que vague effluve : c’est le matin, les gens n’ont pas eu le temps de transpirer. Mais le parfum est bien là, qu’elle inhale à grands traits, comme pour s’en faire une réserve qu’elle savourera ensuite à petites exhalaisons, longtemps, longtemps.
La prochaine rame est annoncée.
Elle s’avance. Sous ses pieds, elle sent la bande granuleuse destinée aux aveugles. Elle n’est pas aveugle, pas même malvoyante, mais avec ses lunettes noires, c’est tout comme : elle recule d’un pas.
Elle entend la rame au loin, elle ne va plus tarder.
Tout à coup, grande confusion dans sa tête. Que fait-elle seule sur ce quai, elle n’a jamais voulu être là, n’est jamais venue, elle est dans la chambre, quelle chambre, elle ne sait pas, une chambre vide, porte et fenêtre murées, il fait froid et sombre, on n’entend rien, silence profond comme un puits.
Et puis, tout s’éclaire à nouveau. Elle entend la rame qui approche. Dans quelques secondes, elle sera là.
Ce serait tellement simple. Un pas en avant, un pas dans le vide au dernier moment. Elle fait un pas. S’apprête à en faire un autre encore, le dernier. Deux bras l’enserrent :
Ça ne va pas, madame ? Vous vous sentez mal ?
Non, non, ça va…
Elle se retourne. Le jeune Noir lui sourit de toutes ses dents. Elle a le temps de constater que contrairement aux idées reçues, celles-ci sont bien plus jaunes que blanches. Un jaune d’ivoire vieilli.
Faut pas vous approcher comme ça, vous auriez pu tomber.
Oui, oui, merci…
Vous êtes sûre que ça va ?
Mais oui, oui…
Faites attention, la prochaine fois !
Il n’y aura pas de prochaine fois, se dit Georgette.
La rame est à quai, la porte s’ouvre, elle monte et trouve une place sur un strapontin.
Signal de fermeture des portes.
Crissement du train qui s’ébranle dans un soupir exténué, comme dans un film au ralenti.
Voilà, se dit Georgette, cette fois, c’est bien fini.
Sur le quai, elle a juste le temps de voir le jeune Africain qui court, il crie quelque chose en tendant vers elle un objet qu’elle reconnaît.
– Ma valise, ma valise ! Et puis, tout de suite après, cette réflexion : Quelle importance… elle ne contenait pas grand-chose. Rien en tout cas dont je ne pourrai me passer.
Déjà le métro s’est engouffré dans le tunnel noir.
Assis en face d’elle, absorbé dans sa lecture, un homme au teint clair, cheveux noirs. C’est un journal allemand. En dernière page, une grande photo en couleurs. Elle reconnaît la porte de Brandebourg.
Alors, elle se met à fredonner « Ich habe noch ein Koffer in Berlin ».
Mort trop tôt. Quelle connerie, la guerre. Cette chanson-là, Kurt ne l’a jamais entendue, mais elle sait qu’il l’aurait aimée.
Elle ne comprend les paroles que parce qu’elle en a lu la traduction. Elles sont belles, même en français. Cette chanson, s’il était revenu, ils l’auraient écoutée ensemble, le soir, au coin du feu.
Quelle idiote ! se dit-elle. Comme s’il y avait encore des cheminées…
Elle chantonne toujours. Juste la mélodie, pas les mots, parce qu’elle sait bien que son accent est à pleurer.
L’inconnu lève les yeux vers elle. Il lui sourit.
***
Joan Ott, « Le Parfum du métropolitain (extrait) », Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N°6|Printemps 2017 « Penser la maladie et la vieillesse en poésie » sous la direction de Françoise Urban-Menninger, mis en ligne le 28 avril 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/2017/parfumdumetropolitain.html
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