17 mai 2017 3 17 /05 /mai /2017 11:17

 

Dossier majeur | Articles

 

 

« Ô temps contre lequel il n’est repaire »

 

 

 

La poésie de la vieillesse de

 

 

 

Giovanna Bemporad

 

 

 

Giovanna Bellati

 

Università di Modena e Reggio Emilia

 

Les poèmes de Giovanna Bemporad sont reproduits et traduits par Giovanna Bellati avec l'aimable autorisation des ayants droit à qui nous adressons nos sincères et chaleureux remerciements.

Illustration de l'artiste

 

Henri de Lescoët

 

 

 

© Crédit photo : Henri de Lescoët, +½t-6bC.

 

Ce dessin a été spécialement réalisé par l’artiste pour Françoise Urban-Menninger, il est reproduit avec l'aimable autorisation des ayants droit et de Françoise Urban-Menninger à qui nous adressons nos sincères et chaleureux remerciements.

 

Une vie pour la poésie

     

    Giovanna Bemporad est une figure attachante de la poétesse, récemment disparue à l’âge de 85 ans1. Dans les pages de sa biographie et de son œuvre, elle apparaît comme un de ces êtres rares dont l’existence est littéralement absorbée par l’art, à tel point que tout autre aspect de l’expérience perd d’intérêt pour eux. Sa vie entière a été consacrée à la poésie depuis sa première jeunesse, telle une offrande sur l’autel de la « parole », ainsi qu’elle l’expliquera elle-même :

     

     

    Je n’ai eu ni jeunesse ni adolescence,

    je n’ai donné d’importance à ce que les hommes

    appellent la vie, je n’en ai donné qu’à la poésie,

    à la parole, à la recherche de la parole juste.

    Cela a été ma seule raison de vie2.

     

     

    Toutefois, cette vestale de la poésie n’écrivit jamais qu’un seul livre de vers, modestement baptisé du nom d’Esercizi (Exercices), qu’elle publia d’abord en 19483, republia en 19804 et puis encore en 2010, avec un titre légèrement modifié5 : chaque nouvelle édition a été justifiée par le nombre de variantes, de réécritures, d’adjonction de nouveaux textes.

    La consécration de Giovanna Bemporad à la parole passa d’ailleurs également par son activité de traductrice, qui fut, elle, copieuse et variée, s’appliquant à des œuvres dont l’hétérogénéité surprend, des poèmes de l’Antiquité (Homère et Virgile, mais aussi les Vedha indiens et le Cantique des Cantiques de l’Ancien Testament) aux classiques modernes (entre autres, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Mallarmé, Byron, Goethe, Novalis, Hölderlin). L’extrême jeunesse de la traductrice rendait encore plus extraordinaires ses premiers essais, dont les résultats lui avaient attiré, à l’époque, l’attention de plusieurs éditeurs. L’œuvre qui marqua à jamais son existence de traductrice fut l’Odyssée, à laquelle elle travailla toute sa vie : depuis les années 1960 jusqu’au début de ce siècle, elle ne cessa jamais de reprendre, de remanier et de retraduire le poème d’Homère, dont la version fut publiée inachevée et à plusieurs reprises, sans que la poétesse n’ait probablement jamais considéré aucune édition comme définitive.

    La vie même de Giovanna Bemporad semble s’écouler dans une autre dimension, entourée d’une aura poétique. Née à Ferrare en 1928 dans une famille d’origine juive, elle fait des études irrégulières à cause de la guerre, mais développe dès sa première adolescence une passion exclusive pour les anciens poèmes et pour les vers classiques, qui l’amène à traduire – à l’âge de treize ans et dans l’espace d’un peu plus d’un mois – toute l’Enéide de Virgile. Précocement séparée de sa famille, pendant la guerre elle fait la connaissance de Pier Paolo Pasolini, avec qui elle passera des nuits entières à lire des poèmes, et qui restera toujours pour elle un ami fraternel. Après la guerre, elle vivra pendant quelques années une vie de bohème à Venise, dans un logement de fortune, nourrie par des amis et par quelques dames bénévoles ; c’est dans ce dénuement total, cependant, qu’elle compose les Exercices, publiés pour la première fois en 1948 par un éditeur vénitien. Une place de journaliste lui permit, dans les années suivantes, de sortir de la misère, jusqu’à ce que son mariage avec le futur sénateur et ministre Giulio Cesare Orlando, en 1957, lui fasse connaître la quiétude aisée d’une existence bourgeoise.

     

     

    Le livre des Exercices

       

       

      La dernière édition des Exercices, publiée en 2010, se compose de quatre-vingts poèmes, dont un peu moins d’une trentaine sont inédits. L’ensemble est divisé en un certain nombre de sections, dont la première, intitulée « Diari » (« Journaux intimes »), est la plus nourrie et ne comporte presque que des textes déjà présents dans les premières éditions ; dans une autre, « Aforismi » (« Aphorismes »), le nombre des textes est, en revanche, plus que redoublé. Toutes les autres sections contiennent quelques poèmes nouveaux, et deux d’entre elles sont entièrement inédites : il s’agit de « Saffiche » (« Saphiques »), qui, ne comportant que trois textes, reste la moins importante, et de « Poesie degli anni tardi » (« Poèmes des vieux jours »), celle qui a surtout retenu notre attention et sur laquelle nous reviendrons plus loin.

      Quelques images récurrentes dans l’ensemble des poèmes méritent d’être considérées à part : il s’agit avant tout, en ce qui nous concerne, de la métaphore de la voile, qui revient avec une fréquence révélatrice aussi bien dans les poèmes de la jeunesse que dans les dernières créations. Elle désigne la vie du poète, l’inspiration, l’élan poétique prenant son essor, le génie créateur, tantôt sillonnant la haute mer, tantôt incapable de quitter le rivage ; cette figure, porteuse d’une instance primordiale en elle-même, nous a paru d’autant plus significative qu’elle est placée en ouverture du recueil :

       

       

      Déjà ma voile, maîtrisée par l’ombre,

      l’impudence du jour laisse au rivage,

      et le cortège de ses feuilles mortes6.

       

       

      On la retrouve, plus loin, dans un poème dédié à Baudelaire et intitulé « Al mare – frammento » (« À la mer – fragment ») :

       

       

      Je sens l’appel de ton génie amer,

      tel le cri fou de l’albatros, au large

      des estuaires ; […]

      servante du silence, sur toi glisse

      ma voile entre des gouttes bleues et vertes7.

       

       

      Si dans les textes que nous venons de citer le symbole de la voile semble indiquer à la fois la vie du poète et son inspiration – dans une superposition qui apparaît d’ailleurs tout à fait cohérente –, dans les poèmes « des vieux jours » la métaphore se présente dans une relation plus évidente avec la puissance créatrice du poète, surtout dans un texte au titre transparent : « À l’inspiration retrouvée », qui ouvre la section. C’est sous la variante métonymique du bateau – probable réminiscence rimbaldienne – que nous retrouvons cette image, dans ce cas manifestement associée à celle d’un nouvel essor et d’une capacité renouvelée de répondre à l’invitation au voyage poétique8. Dans « Midi à la mer », au contraire, la situation est inversée, et la poétesse contemple les voiles qui, au large, rivalisent dans leurs évolutions et compositions artistiques, alors que la sienne, impuissante, reste immobile dans l’air mort du rivage9.

       

      En corrélation avec la voile, la barque ou le bateau, la mer est une image récurrente dans les Exercices, ainsi que, de manière plus générale, le milieu et le paysage aquatiques, avec les innombrables composants de ce champ lexical – vagues, gouttes, marées, pluies, brumes, naufrage ; des poèmes entièrement consacrés à la mer, avec ceux que nous avons cités ci-dessus, sont encore « In riva al mare », « Mare d’inverno », « Al mare » (« Au bord de la mer », « Mer en hiver », « À la mer »).

      Une autre image poétiquement illustre, qu’on retrouve souvent dans le recueil, est celle de la lune. Giovanna Bemporad lui consacre quelques-unes de ses compositions les plus suggestives, qui ne sont pas sans évoquer, entre autres, les vers immortels de Giacomo Leopardi, auquel l’un de ces textes est expressément dédié. Nous donnons ci-après la traduction de quelques fragments de ces poèmes « lunaires », car ils ne sont pas compris dans la section qui nous intéressera plus directement.

       

       

      Mélancolique image, elle est partout,

      la lune ; déchirant comme une flûte

      gémit le vent, farouche dans le ciel

      presque estival. […]10.

       

      à Leopardi

      Blanche, la lune monte à l’horizon

      après l’adieu du jour ; elle console

      routes, arbres, champs. […]11.

       

      Surgit la lune comme rouge aurore,

      silencieuse ; des campagnes au loin

      elle éclaire les vastes fixités,

      pure ; le globe du fanal repousse

      la solitaire affligée. […]12.

       

      Soir de fête

      […]

      La nuit descend, toute chanson se tait,

      dans un ciel de fête la lune brûle

      sans fleurs dans les cheveux et sans musique,

      amante désolée, seule et perdue13.

       

       

      Pour sa brièveté, nous citons intégralement un texte tiré des « Aphorismes », le seul poème explicitement dédié à la lune :

       

       

      à la lune

      N’es-tu pas lasse d’errer solitaire

      toujours changeante comme l’œil navré

      qu’un objet digne de fidélité

      ne trouve en terre ?14

       

       

      Le thème de la mort est également omniprésent dans l’œuvre de Giovanna Bemporad ; on peut s’étonner de lire, dans des poèmes écrits par une jeune fille de moins de vingt ans, des vers empreints d’une aussi profonde désillusion et d’une telle indifférence face à la vie :

       

       

      Inexorable compagne, la mort

      m’entraîne aux longues veilles taciturnes ;

      […]15

       

      Et les souvenirs viennent et s’en vont,

      froidement, ayant le pas et l’haleine

      de choses vives. Dans un soir si doux

      on ne voudrait rien d’autre que mourir16.

       

       

      Le sentiment d’une jeunesse qui s’est enfuie hâtivement et d’une vieillesse précoce accompagne souvent cette angoisse de mort :

       

       

      Douce jeunesse, ta fable est finie

      et l’automne est sur moi. […]17

       

       

       

      La poésie de la vieillesse

         

         

        Dans la section « Poèmes des vieux jours » (« Poesie degli anni tardi »18), entièrement ajoutée à la dernière édition des Exercices comme conclusion du recueil, le thème de la vieillesse est traité sous les optiques et dans les tonalités les plus différentes. Les « anni tardi », c’est-à-dire les années de la vieillesse, ne sont pas forcément un synonyme de mort ou d’impuissance : le poème qui ouvre la section, intitulé « à l’inspiration retrouvée », évoque l’expérience exaltante d’une nouvelle fécondité créatrice, inattendue et libératrice pour la poétesse, qui la vit à la fois comme un départ vers de nouveaux rivages et comme l’isolement tant souhaité dans « l’énigme sublime » de la poésie.

        Les désillusions qui accompagnent la fin de la vie, ainsi que l’angoisse de la mort, sont parfois également soulagées par l’immersion dans un monde qui est à la fois naturel et intérieur, et dans lequel la poétesse retrouve une sérénité et des joies comparables à celles des temps passées : les images de la mer, de l’envol de la pensée vers un ciel libre, de la plongée dans les « gouttes d’azur », renvoient au bonheur d’un idéal toujours vivant et qui semble plus fort que la déchéance du corps et de l’esprit.

        Des images printanières sont également présentes dans cette poésie de la vieillesse : le chant d’un oiseau dans la campagne, le vent tourbillonnant dans un rosier, un arbre fleuri, une étoile qui s’allume au soir, sont autant de merveilles qui apaisent la descente vers la fin, tantôt ressentie avec un sens de désespoir, tantôt avec une résignation plus tranquille.

        Aux moments de plus vive angoisse (cf., par exemple, « Interrogation »), la nature même semble impuissante à consoler le sentiment d’inutilité qui envahit l’âme, mais à l’extrême fin, alors que la voix de la poésie s’éteint et se réduit elle-même au silence, l’attente de la mort reste une « attesa purissima », un instant marqué par le retour à une innocence et à une pureté primordiales qui semblent résumer le sens de la vie entière pour Giovanna Bemporad.

        Dans les pages qui suivent, nous proposons une traduction de tous les poèmes des « anni tardi » et une sélection d’autres poèmes sur le thème de la vieillesse. Nous avons cherché à reproduire les textes originaux non seulement au point de vue lexical, mais également dans leur structure métrique. Toute la poésie de Giovanna Bemporad est marquée par l’utilisation de l’endecasillabo, le type de vers universellement reconnu comme le plus classique de la poésie italienne : nous le traduisons par le décasyllabe français, qui lui correspond par ses dimensions et par la distribution des accents principaux. Nous nous sommes également efforcée de respecter les règles de la versification française dans la décompte des syllabes, sauf pour le féminin du participe et les mots semblables (par exemple : brisée, percées, agitées, pensées), dans lesquels le [ə] de la terminaison est aujourd’hui pratiquement imperceptible.
         

         

         

        All’ispirazione ritrovata

         

         

        alla maniera del Dolce Stil Novo

         

        Canzone, flebile d’arpe argentine,

        la gomena tu spezza, odioso verme,

        lungo serpente che ancorato a riva

        tiene il vecchio battello e la mia lingua

        sciogli, rinata all’estasi dei voli !

        Forse avverrà, mia tormentata attesa

        della tua grazia, che un poema intero

        dal mio cuore romantico germogli,

        sbocci in fiorente glicine d’amore !

        Vieni, affrettati a farmi prigioniera

        dell’enigma sublime a cui di nuovo

        io mi abbandono (come obliquo uccello

        si abbandona allo spazio) e la tua forma

        futura tramo: al compito il mio genio

        tu chiamavi, io non ero che silenzio !

         

         

         

        À l’inspiration retrouvée

         

         

        à la manière du Dolce Stil Novo

         

        Chanson, de l’argent frêle de ta harpe

        tranche ce câble, larve abominée,

        long serpent qui retient le vieux bateau

        au rivage, et ma langue déliée

        ressuscite à l’extase de l’envol !

        Dans l’attente inquiète de ta grâce

        se pourrait-il qu’un poème fleurisse

        tout entier de mon cœur romantique,

        ô glycine d’amour épanouie !

        Viens et dépêche-toi de m’enfermer

        dans l’énigme sublime qui à nouveau

        m’a ravie (comme l’oblique oiseau

        est ravi dans l’espace), où ta future

        forme j’ourdis : c’est toi qui mon génie

        as ravivé, je n’étais que silence.

         

         

        La mestizia una maschera d’ancella

        disegna sul mio viso: aria di giglio

        che pensa mi incorona; io sento il vuoto

        assumere ai miei occhi forma umana.

        Ah, facilmente lo schiavo s’impiglia

        nella catena che infranse a fatica !

        Saggio è chi resta libero, e non cede

        neppure al dio che invoglia alle carezze

        quando trafitti da spade d’amore

        gli occhi ottusi cavalcano nei sogni

        sopra l’azzurro amplissimo dei cieli !

        Non sottomessa ma ribelle al fascino

        dispotico che emana il dio fanciullo,

        dolcemente scherzando con la maschera

        di mestizia stampata sul mio viso,

        mi accomiato dal mondo e da me stessa

        con un gesto sommesso di distacco.

         

         

         

        La douleur forme un masque de servante

        sur mon visage, couronné d’un air

        de lys pensif, et je sens que le vide

        prend à mes yeux une figure humaine.

        Qu’il est aisé que l’esclave s’accroche

        à la chaîne brisée péniblement !

        Le sage reste libre, sans plier

        aux caresses mêmes du dieu d’amour,

        quand de ses flèches percées, les pupilles

        obscurcies traversent dans les rêves

        l’interminable voûte de l’azur !

        Jamais soumise mais rebelle au charme

        despotique qui vient du dieu enfant,

        d’un sourire discret, avec le masque

        de tristesse imprimé sur mon visage,

        je prends congé du monde et de moi-même

        par un geste d’adieu silencieux.

         

         

         

        Mon âme ayant des tristesses d’aurore

        et de coucher, et le goût de la mort,

        ne survivant plus par ses illusions,

        doucement pleure aux clameurs de la mer

        comme un enfant chagrin, abandonné

        sans aucune défense à ses terreurs.

        Mais quand un rire de rubis parsème

        le soleil sur mon front, alors se lèvent

        libres mes rêves tels des goélands !

        Perdue au milieu de gouttes d’azur

        et de verte fraîcheur, dans cette mer

        plus douce que l’oubli, je noie la sombre

        angoisse des vieux jours, et le regret

        dans lequel je vis la fin de mon temps.

         

         

        Felice sospensione ha il mio dolore

        nella pausa più dolce di ogni suono

        in cui non si ode più, deposto il flauto,

        la sua struggente melodia, ma quella

        che sopravvive al flebile strumento.

        Non meno dolce o meno commovente

        nota il cuculo invia dalla lontana

        campagna a primavera. E come il vento

        su per roseti rampicanti in fiore

        si attarda a mietere carezze, prima

        che il suo bisogno estremo di compianto

        lo induca a un folle, vano imperversare :

        così una breve pausa ha il mio dolore

        se vedo sopra il campanile a sera

        la prima stella accendersi, che pare

        contraddica il mio pianto e che sorrida.

         

        Heureuse suspension de ma douleur

        dans la pause plus douce que tout son,

        quand s’éteint la poignante mélodie

        de la flûte déposée, mais survit

        l’air qui surpasse le faible instrument.

        Au loin dans la campagne le coucou

        aussi douce et touchante nous envoie

        sa note de printemps. Comme le vent

        dans les roses grimpantes épanouies

        passe cueillant la moisson des caresses,

        avant que le désir fou de complainte

        ne l’entraîne à son vain tourbillonner :

        ainsi s’apaise un instant ma douleur

        si j’aperçois au soir sur le clocher

        la première étoile s’allumer,

        dont le sourire contredit mes pleurs.

         

         

         

        Meriggio al mare

         

         

        Da casa mia venuta in comunione

        col deserto del mare – indugia eterno

        nella monotonia dell’acqua il tempo ;

        davanti a me compongono le vele,

        mosse dal vento, musica o poesia –

        come quelle laggiù la mia non vedo

        prendere il largo gonfia e dispiegata,

        ma resta inerte, nell’amara calma

        di un’aria morta. All’urto dei pensieri

        la vacuità del mare fa un commento

        sonoro, come al sasso che i fanciulli

        scagliano per infrangere il suo specchio !

        Non conviene guardare né al passato

        né al futuro in quest’ora meridiana ;

        meglio isolarsi a vivere nel tempo

        più veramente nostro, in interiori

        colloqui di cui prodiga è la notte,

        meglio lasciarsi immobili portare

        su una fragile barca all’altra riva.

         

         

        Midi à la mer

         

         

        De ma maison venue en communion

        avec la mer immense – éternel

        le temps se fige dans l’eau monotone ;

        par le vent agitées, devant mes yeux

        les voiles font des chants et des poèmes –

        la mienne je ne vois prendre le large

        se déployant gonflée comme les autres,

        elle est inerte dans le calme amer

        d’un air de mort. Le vide de la mer

        aux pensées folles sert de commentaire

        sonore, comme au galet que l’enfant

        lui jette pour enfreindre son miroir !

        Il ne faut regarder vers le passé

        ou l’avenir à cette heure du jour ;

        mieux vaut rester dans cet isolement

        du temps qui est plus sûrement le nôtre,

        pour écouter les voix intérieures

        dont la nuit est prodigue, qui nous portent

        dans une frêle barque à l’autre rive.

         

         

        Interrogazione

         

        Mentre l’ultimo raggio rosseggiante

        muore sui vetri, perché vivo ancora

        mi chiedo, se il mio cibo è l’amarezza

        e il cuore che educavano alla gioia

        non batte ormai se non per tenerezza

        di primavere, estati e dolci autunni,

        ma per gioia non più ? Dalla finestra

        della mia stanza spio nel plenilunio

        fino all’alba a fissarmi il cimitero.

        Con gli occhi che già nuotano nel sonno

        mi chiedo con un brivido: chi sono ?

        Chi, per la colpa che scontai nascendo,

        dal buio nulla a un attimo di luce

        destinò questo corpo, amato corpo,

        l’oggetto che dai morti mi difende,

        per poi ridurlo in polvere ? Risponde

        all’incauta domanda il vuoto immenso

        e va per la malinconia del cielo

        che si annera insensibile la luna.

         

         

        Interrogation

         

        Au dernier rayon mourant sur les vitres,

        pourquoi je vis toujours je me demande,

        puisque ma nourriture est l’amertume,

        et mon cœur ne bat plus que de tendresse

        pour la douceur du printemps, de l’été,

        ou de l’automne, mais ne connaît plus

        la joie qui fut sa raison d’exister.

        De ma fenêtre, dans la pleine lune,

        je vois le cimetière me fixer.

        Les yeux déjà noyés dans le sommeil,

        je me demande frissonnant : qui suis-je ?

        Qui, par la faute payée en naissant,

        de l’ombre du néant à la lumière

        a destiné ce corps, ce corps aimé,

        qui me défend du monde de la mort,

        pour le réduire en poussière ? Immense

        répond le vide à la question naïve

        et dans le ciel mélancolique, sombre,

        insensible, la lune se promène.

         

         

         

        Alla primavera

         

        Nelle mie vene, un tempo ebbre di vita,

        batte con ritmo languido il risveglio

        di primavera, e accende il sentimento

        in chi non vuole più se non amare

        la cecità del pianto. Lunga o breve

        tragica è questa favola che bella

        sembrava al tempo in cui l’ineluttabile

        certezza non aveva ancora offeso

        l’ingenuità dei nostri cuori, illusi

        di essere eterni. Eppure mi sorprendo

        talvolta a intenerirmi quando un giglio

        spunta a piè d’una quercia, o nel giardino

        il mandorlo è fiorito. E una dolcezza

        di memorie distende il mio dolore,

        già creduto incurabile, in un riso.

        Poi, quando il giorno muore nella notte,

        si fa nera ogni cosa, accoglie e fonde

        l’anima curva sotto il suo destino

        questo fluire in lei di tante vite.

         

        Au printemps

         

        Dans mes veines, jadis ivres de vie,

        d’un rythme languissant bat le réveil

        du printemps, et allume la passion

        dans un cœur qui ne désire qu’aimer

        la cécité des larmes. Longue ou brève,

        cette fable est tragique, qui naguère

        nous semblait belle, quand l’inéluctable

        certitude n’avait encor frappé

        nos cœurs naïfs, fixés dans l’illusion

        de leur éternité. Pourtant je sens

        une tendresse étrange, quand un lys

        au pied d’un chêne pousse, et au jardin

        fleurit l’amandier. Une douceur

        de souvenirs apaise mon chagrin,

        qu’on croyait incurable, dans un rire.

        Et plus tard, quand le jour meurt dans la nuit,

        tout sombre dans le noir, l’âme courbée

        sous le poids du destin accueille en elle

        de tant de vies le flux irrésistible.

         

         

         

        Le thème de la vieillesse, central dans les « Poèmes des vieux jours », se retrouve sporadiquement dans d’autres sections du recueil. Nous avons choisi deux exemples tirés des « Aphorismes », dont les textes se caractérisent par leur brièveté : le premier se fonde sur la juxtaposition entre la vie qui s’éteint et qui renaît, l’autre reprend l’image classique de l’existence se continuant dans le souvenir des êtres chers.

         

         

        Chi scende e chi sale19

         

        Ah, rotolano gli anni per le scale,

        nostro destino è scendere e salire

        e con un carro di frantumi andare

        per strade oblique a perderci nel nulla.

         

        Siede sull’ultimo gradino un vecchio

        con le mani posate sui ginocchi

        e col mento sul petto; e dalla soglia

        viene il rumore eguale di una culla

        e di una nenia a conciliargli il sonno

        col suo ritmo monotono e immortale.

         

        Descente et montée

         

        Les années roulent au bas de l’escalier,

        notre destin est descendre et monter,

        dans un char de débris nous approchant

        par des chemins obliques du néant.

         

        Sur la dernière marche un vieux, assis,

        les mains posées sur ses genoux réunis,

        tête baissée ; depuis le seuil s’élève

        le doux murmure d’une cantilène

        et d’un berceau qui flatte son sommeil

        d’un rythme monotone et immortel.

         

         

         

        De Senectutex20x

         

        Col passare degli anni – io mi figuro –

        trascineremo passo passo il piede

        sul bastoncello, a confortarci ai tiepidi

        raggi del sole.

        E immagino che quando

        La morte a noi verrà, non ci dorremo

        se si ricorderanno i cari amici

        di noi, parlando, e ci ameranno ancora.

         

        De Senectute

         

        S’écoulant les années l’une après l’autre,

        nous irons pas à pas – je m’imagine –

        nous appuyant sur une canne, aux tièdes

        rayons de ce soleil réconfortant.

        Et quand la mort enfin viendra vers nous,

        nous ne serons au désespoir, je pense,

        si les amis parlent encor de nous,

        se souvenant et nous aimant toujours.

         

        Dans l’Épilogue, qui achève le recueil, la voix de la poétesse résonne pour la dernière fois avant le silence éternel, confrontée aux voix de la nature qui emportent un passé tombé en poussière : les premiers et le dernier vers, encore chargés de réminiscences anciennes, nous semblent particulièrement empreints d’une musicalité solennelle et incantatoire.

         

         

        Epilogo21

         

        O vento che commemori passate

        moltitudini e fasti inceneriti,

        o tempo contro cui non c’è riparo :

        mi riduco al silenzio, nell’attesa

        purissima dell’ombra che già stende

        sui vivi un lembo della notte eterna.

        Forse è quest’ombra tragica sospesa

        sul ciglio della notte che fa illusi

        gli uomini di conoscersi e di amarsi,

        naufraghi nel silenzio dei millenni.

         

        Ô vent qui remémores le passé

        multiforme et le faste anéanti,

        ô temps contre lequel il n’est repaire :

        je me réduis au silence, à l’attente

        pure de l’ombre qui sur les vivants

        déploie un pan de la nuit éternelle.

        Est-ce cette ombre noire suspendue

        à la nuit qui aux hommes laisse croire

        qu’ils peuvent se connaître et puis s’aimer,

        noyés dans les silences millénaires ?

         

         

         

        Notes

         

         

        1 Elle est morte le 6 janvier 2013. Un ouvrage d’intérêt général sur sa biographie et son œuvre avait paru en 2011 : A una forma sorella. Giovanna Bemporad : intervista e videoritratto, regia di Vincenzo Pezzella, Edizioni Archivio Dedalus, Milano. Nous signalons également une page web qui met à disposition des articles, des vidéos, des poèmes, des extraits de traductions : http://giovannabemporad.blogspot.it/.

        2 « Non ho avuto mai giovinezza né adolescenza, / non ho dato importanza a quella che gli uomini chiamano vita, /ne ho data solo alla poesia, alla parola, / alla ricerca della parola giusta. / Questa è stata la mia unica ragione di vita », (Andrea Cirolla, « L’opera al telefono », préface à : Giovanna Bemporad, Esercizi vecchi e nuovi, Edizioni Archivio Dedalus, Milano 2010, p. 7).

        3 Esercizi, Urbani e Pettenello, Venezia 1948.

        4 Esercizi, Garzanti, Milano 1980.

        5 Esercizi vecchi e nuovi, op. cit.

        6 « Già la mia vela, in signoria dell’ombra, / l’impudenza del giorno lascia a riva / col suo lungo corteo di foglie morte », (Esercizi vecchi e nuovi, op. cit., p. 23).

        7 « Sento il contagio del tuo genio amaro / chiamarmi come un folle albatro, al largo / degli estuari ; […] su te scivola, ancella del silenzio / la mia vela, tra gocce azzurre e verdi » (Esercizi vecchi e nuovi, op. cit., p. 93).

        8 Voir infra.

        9 Voir infra.

        10 « Malinconica immagine, è su tutto / la luna; come un flauto accorato / si duole il vento, rude nel sereno / già quasi estivo. […] » (Esercizi vecchi e nuovi, op. cit., p. 33).

        11 « La bianchissima luna alta è salita / dopo l’addio del giorno, a consolare / alberi, campi e strade. […] (Esercizi vecchi e nuovi, op. cit., p. 34).

        12 « Nasce la luna come rossa aurora / pianamente; rischiara illimitate / fissità d’ombre e alberi e campagne, / pura, dai globi elettrici respinta, / questa accorata solitaria» (Esercizi vecchi e nuovi, op. cit., p. 35).

        13 « Sera festiva. […] Viene la notte, ogni canzone tace / e nel cielo festivo arde la luna / senza fiori ai capelli e senza suoni, / perduta amante, sola e dolorosa » (Esercizi vecchi e nuovi, op. cit., p. 52).

        14 « Alla luna. Non sei stanca di errare in solitudine / mutando sempre come l’occhio triste / che oggetto degno della sua costanza / non trova in terra ? » (Esercizi vecchi e nuovi, op. cit., p. 49).

        15 « Mia compagna implacabile la morte / persuade a lunghe veglie taciturne » (Esercizi vecchi e nuovi, op. cit., p. 25).

        16 « E le memorie, con un passo e un fiato / di cose vive, freddamente a sera / vengono e vanno. In così dolce sera / non altro si vorrebbe che morire » (Esercizi vecchi e nuovi, op. cit., p. 27).

        17 « O mia dolce gioventù, la tua favola è finita / e l’autunno m’è sopra » (Esercizi vecchi e nuovi, op. cit., p. 23).

        18 Esercizi vecchi e nuovi, op. cit., p. 111-117.

        19 Esercizi vecchi e nuovi, op. cit., p. 54.

        20 Esercizi vecchi e nuovi, op. cit., p. 56.

        21 Esercizi vecchi e nuovi, op. cit., p. 121.

         

         

        ***

         

        Pour citer cet article

         

        Giovanna Bellati, « ''Ô temps contre lequel il n’est repaire''. La poésie de la vieillesse de Giovanna Bemporad », illustration de l'artiste Henri de Lescoët, Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N°6|Printemps 2017 « Penser la maladie et la vieillesse en poésie » sous la direction de Françoise Urban-Menninger, mis en ligne le 17 mai 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/2017/giovannabemporad.html

         

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