Dossier majeur | Articles
« Ô temps contre lequel il n’est repaire »
La poésie de la vieillesse de
Giovanna Bemporad
Università di Modena e Reggio Emilia
Les poèmes de Giovanna Bemporad sont reproduits et traduits par Giovanna Bellati avec l'aimable autorisation des ayants droit à qui nous adressons nos sincères et chaleureux remerciements.
Illustration de l'artiste
© Crédit photo : Henri de Lescoët, +½t-6bC.
Ce dessin a été spécialement réalisé par l’artiste pour Françoise Urban-Menninger, il est reproduit avec l'aimable autorisation des ayants droit et de Françoise Urban-Menninger à qui nous adressons nos sincères et chaleureux remerciements.
Une vie pour la poésie
Giovanna Bemporad est une figure attachante de la poétesse, récemment disparue à l’âge de 85 ans1. Dans les pages de sa biographie et de son œuvre, elle apparaît comme un de ces êtres rares dont l’existence est littéralement absorbée par l’art, à tel point que tout autre aspect de l’expérience perd d’intérêt pour eux. Sa vie entière a été consacrée à la poésie depuis sa première jeunesse, telle une offrande sur l’autel de la « parole », ainsi qu’elle l’expliquera elle-même :
Je n’ai eu ni jeunesse ni adolescence,
je n’ai donné d’importance à ce que les hommes
appellent la vie, je n’en ai donné qu’à la poésie,
à la parole, à la recherche de la parole juste.
Cela a été ma seule raison de vie2.
Toutefois, cette vestale de la poésie n’écrivit jamais qu’un seul livre de vers, modestement baptisé du nom d’Esercizi (Exercices), qu’elle publia d’abord en 19483, republia en 19804 et puis encore en 2010, avec un titre légèrement modifié5 : chaque nouvelle édition a été justifiée par le nombre de variantes, de réécritures, d’adjonction de nouveaux textes.
La consécration de Giovanna Bemporad à la parole passa d’ailleurs également par son activité de traductrice, qui fut, elle, copieuse et variée, s’appliquant à des œuvres dont l’hétérogénéité surprend, des poèmes de l’Antiquité (Homère et Virgile, mais aussi les Vedha indiens et le Cantique des Cantiques de l’Ancien Testament) aux classiques modernes (entre autres, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Mallarmé, Byron, Goethe, Novalis, Hölderlin). L’extrême jeunesse de la traductrice rendait encore plus extraordinaires ses premiers essais, dont les résultats lui avaient attiré, à l’époque, l’attention de plusieurs éditeurs. L’œuvre qui marqua à jamais son existence de traductrice fut l’Odyssée, à laquelle elle travailla toute sa vie : depuis les années 1960 jusqu’au début de ce siècle, elle ne cessa jamais de reprendre, de remanier et de retraduire le poème d’Homère, dont la version fut publiée inachevée et à plusieurs reprises, sans que la poétesse n’ait probablement jamais considéré aucune édition comme définitive.
La vie même de Giovanna Bemporad semble s’écouler dans une autre dimension, entourée d’une aura poétique. Née à Ferrare en 1928 dans une famille d’origine juive, elle fait des études irrégulières à cause de la guerre, mais développe dès sa première adolescence une passion exclusive pour les anciens poèmes et pour les vers classiques, qui l’amène à traduire – à l’âge de treize ans et dans l’espace d’un peu plus d’un mois – toute l’Enéide de Virgile. Précocement séparée de sa famille, pendant la guerre elle fait la connaissance de Pier Paolo Pasolini, avec qui elle passera des nuits entières à lire des poèmes, et qui restera toujours pour elle un ami fraternel. Après la guerre, elle vivra pendant quelques années une vie de bohème à Venise, dans un logement de fortune, nourrie par des amis et par quelques dames bénévoles ; c’est dans ce dénuement total, cependant, qu’elle compose les Exercices, publiés pour la première fois en 1948 par un éditeur vénitien. Une place de journaliste lui permit, dans les années suivantes, de sortir de la misère, jusqu’à ce que son mariage avec le futur sénateur et ministre Giulio Cesare Orlando, en 1957, lui fasse connaître la quiétude aisée d’une existence bourgeoise.
Le livre des Exercices
La dernière édition des Exercices, publiée en 2010, se compose de quatre-vingts poèmes, dont un peu moins d’une trentaine sont inédits. L’ensemble est divisé en un certain nombre de sections, dont la première, intitulée « Diari » (« Journaux intimes »), est la plus nourrie et ne comporte presque que des textes déjà présents dans les premières éditions ; dans une autre, « Aforismi » (« Aphorismes »), le nombre des textes est, en revanche, plus que redoublé. Toutes les autres sections contiennent quelques poèmes nouveaux, et deux d’entre elles sont entièrement inédites : il s’agit de « Saffiche » (« Saphiques »), qui, ne comportant que trois textes, reste la moins importante, et de « Poesie degli anni tardi » (« Poèmes des vieux jours »), celle qui a surtout retenu notre attention et sur laquelle nous reviendrons plus loin.
Quelques images récurrentes dans l’ensemble des poèmes méritent d’être considérées à part : il s’agit avant tout, en ce qui nous concerne, de la métaphore de la voile, qui revient avec une fréquence révélatrice aussi bien dans les poèmes de la jeunesse que dans les dernières créations. Elle désigne la vie du poète, l’inspiration, l’élan poétique prenant son essor, le génie créateur, tantôt sillonnant la haute mer, tantôt incapable de quitter le rivage ; cette figure, porteuse d’une instance primordiale en elle-même, nous a paru d’autant plus significative qu’elle est placée en ouverture du recueil :
Déjà ma voile, maîtrisée par l’ombre,
l’impudence du jour laisse au rivage,
et le cortège de ses feuilles mortes6.
On la retrouve, plus loin, dans un poème dédié à Baudelaire et intitulé « Al mare – frammento » (« À la mer – fragment ») :
Je sens l’appel de ton génie amer,
tel le cri fou de l’albatros, au large
des estuaires ; […]
servante du silence, sur toi glisse
ma voile entre des gouttes bleues et vertes7.
Si dans les textes que nous venons de citer le symbole de la voile semble indiquer à la fois la vie du poète et son inspiration – dans une superposition qui apparaît d’ailleurs tout à fait cohérente –, dans les poèmes « des vieux jours » la métaphore se présente dans une relation plus évidente avec la puissance créatrice du poète, surtout dans un texte au titre transparent : « À l’inspiration retrouvée », qui ouvre la section. C’est sous la variante métonymique du bateau – probable réminiscence rimbaldienne – que nous retrouvons cette image, dans ce cas manifestement associée à celle d’un nouvel essor et d’une capacité renouvelée de répondre à l’invitation au voyage poétique8. Dans « Midi à la mer », au contraire, la situation est inversée, et la poétesse contemple les voiles qui, au large, rivalisent dans leurs évolutions et compositions artistiques, alors que la sienne, impuissante, reste immobile dans l’air mort du rivage9.
En corrélation avec la voile, la barque ou le bateau, la mer est une image récurrente dans les Exercices, ainsi que, de manière plus générale, le milieu et le paysage aquatiques, avec les innombrables composants de ce champ lexical – vagues, gouttes, marées, pluies, brumes, naufrage ; des poèmes entièrement consacrés à la mer, avec ceux que nous avons cités ci-dessus, sont encore « In riva al mare », « Mare d’inverno », « Al mare » (« Au bord de la mer », « Mer en hiver », « À la mer »).
Une autre image poétiquement illustre, qu’on retrouve souvent dans le recueil, est celle de la lune. Giovanna Bemporad lui consacre quelques-unes de ses compositions les plus suggestives, qui ne sont pas sans évoquer, entre autres, les vers immortels de Giacomo Leopardi, auquel l’un de ces textes est expressément dédié. Nous donnons ci-après la traduction de quelques fragments de ces poèmes « lunaires », car ils ne sont pas compris dans la section qui nous intéressera plus directement.
Mélancolique image, elle est partout,
la lune ; déchirant comme une flûte
gémit le vent, farouche dans le ciel
presque estival. […]10.
à Leopardi
Blanche, la lune monte à l’horizon
après l’adieu du jour ; elle console
routes, arbres, champs. […]11.
Surgit la lune comme rouge aurore,
silencieuse ; des campagnes au loin
elle éclaire les vastes fixités,
pure ; le globe du fanal repousse
la solitaire affligée. […]12.
Soir de fête
[…]
La nuit descend, toute chanson se tait,
dans un ciel de fête la lune brûle
sans fleurs dans les cheveux et sans musique,
amante désolée, seule et perdue13.
Pour sa brièveté, nous citons intégralement un texte tiré des « Aphorismes », le seul poème explicitement dédié à la lune :
à la lune
N’es-tu pas lasse d’errer solitaire
toujours changeante comme l’œil navré
qu’un objet digne de fidélité
ne trouve en terre ?14
Le thème de la mort est également omniprésent dans l’œuvre de Giovanna Bemporad ; on peut s’étonner de lire, dans des poèmes écrits par une jeune fille de moins de vingt ans, des vers empreints d’une aussi profonde désillusion et d’une telle indifférence face à la vie :
Inexorable compagne, la mort
m’entraîne aux longues veilles taciturnes ;
[…]15
Et les souvenirs viennent et s’en vont,
froidement, ayant le pas et l’haleine
de choses vives. Dans un soir si doux
on ne voudrait rien d’autre que mourir16.
Le sentiment d’une jeunesse qui s’est enfuie hâtivement et d’une vieillesse précoce accompagne souvent cette angoisse de mort :
Douce jeunesse, ta fable est finie
et l’automne est sur moi. […]17
La poésie de la vieillesse
Dans la section « Poèmes des vieux jours » (« Poesie degli anni tardi »18), entièrement ajoutée à la dernière édition des Exercices comme conclusion du recueil, le thème de la vieillesse est traité sous les optiques et dans les tonalités les plus différentes. Les « anni tardi », c’est-à-dire les années de la vieillesse, ne sont pas forcément un synonyme de mort ou d’impuissance : le poème qui ouvre la section, intitulé « à l’inspiration retrouvée », évoque l’expérience exaltante d’une nouvelle fécondité créatrice, inattendue et libératrice pour la poétesse, qui la vit à la fois comme un départ vers de nouveaux rivages et comme l’isolement tant souhaité dans « l’énigme sublime » de la poésie.
Les désillusions qui accompagnent la fin de la vie, ainsi que l’angoisse de la mort, sont parfois également soulagées par l’immersion dans un monde qui est à la fois naturel et intérieur, et dans lequel la poétesse retrouve une sérénité et des joies comparables à celles des temps passées : les images de la mer, de l’envol de la pensée vers un ciel libre, de la plongée dans les « gouttes d’azur », renvoient au bonheur d’un idéal toujours vivant et qui semble plus fort que la déchéance du corps et de l’esprit.
Des images printanières sont également présentes dans cette poésie de la vieillesse : le chant d’un oiseau dans la campagne, le vent tourbillonnant dans un rosier, un arbre fleuri, une étoile qui s’allume au soir, sont autant de merveilles qui apaisent la descente vers la fin, tantôt ressentie avec un sens de désespoir, tantôt avec une résignation plus tranquille.
Aux moments de plus vive angoisse (cf., par exemple, « Interrogation »), la nature même semble impuissante à consoler le sentiment d’inutilité qui envahit l’âme, mais à l’extrême fin, alors que la voix de la poésie s’éteint et se réduit elle-même au silence, l’attente de la mort reste une « attesa purissima », un instant marqué par le retour à une innocence et à une pureté primordiales qui semblent résumer le sens de la vie entière pour Giovanna Bemporad.
Dans les pages qui suivent, nous proposons une traduction de tous les poèmes des « anni tardi » et une sélection d’autres poèmes sur le thème de la vieillesse. Nous avons cherché à reproduire les textes originaux non seulement au point de vue lexical, mais également dans leur structure métrique. Toute la poésie de Giovanna Bemporad est marquée par l’utilisation de l’endecasillabo, le type de vers universellement reconnu comme le plus classique de la poésie italienne : nous le traduisons par le décasyllabe français, qui lui correspond par ses dimensions et par la distribution des accents principaux. Nous nous sommes également efforcée de respecter les règles de la versification française dans la décompte des syllabes, sauf pour le féminin du participe et les mots semblables (par exemple : brisée, percées, agitées, pensées), dans lesquels le [ə] de la terminaison est aujourd’hui pratiquement imperceptible.
All’ispirazione ritrovata
alla maniera del Dolce Stil Novo
Canzone, flebile d’arpe argentine,
la gomena tu spezza, odioso verme,
lungo serpente che ancorato a riva
tiene il vecchio battello e la mia lingua
sciogli, rinata all’estasi dei voli !
Forse avverrà, mia tormentata attesa
della tua grazia, che un poema intero
dal mio cuore romantico germogli,
sbocci in fiorente glicine d’amore !
Vieni, affrettati a farmi prigioniera
dell’enigma sublime a cui di nuovo
io mi abbandono (come obliquo uccello
si abbandona allo spazio) e la tua forma
futura tramo: al compito il mio genio
tu chiamavi, io non ero che silenzio !
À l’inspiration retrouvée
à la manière du Dolce Stil Novo
Chanson, de l’argent frêle de ta harpe
tranche ce câble, larve abominée,
long serpent qui retient le vieux bateau
au rivage, et ma langue déliée
ressuscite à l’extase de l’envol !
Dans l’attente inquiète de ta grâce
se pourrait-il qu’un poème fleurisse
tout entier de mon cœur romantique,
ô glycine d’amour épanouie !
Viens et dépêche-toi de m’enfermer
dans l’énigme sublime qui à nouveau
m’a ravie (comme l’oblique oiseau
est ravi dans l’espace), où ta future
forme j’ourdis : c’est toi qui mon génie
as ravivé, je n’étais que silence.
La mestizia una maschera d’ancella
disegna sul mio viso: aria di giglio
che pensa mi incorona; io sento il vuoto
assumere ai miei occhi forma umana.
Ah, facilmente lo schiavo s’impiglia
nella catena che infranse a fatica !
Saggio è chi resta libero, e non cede
neppure al dio che invoglia alle carezze
quando trafitti da spade d’amore
gli occhi ottusi cavalcano nei sogni
sopra l’azzurro amplissimo dei cieli !
Non sottomessa ma ribelle al fascino
dispotico che emana il dio fanciullo,
dolcemente scherzando con la maschera
di mestizia stampata sul mio viso,
mi accomiato dal mondo e da me stessa
con un gesto sommesso di distacco.
La douleur forme un masque de servante
sur mon visage, couronné d’un air
de lys pensif, et je sens que le vide
prend à mes yeux une figure humaine.
Qu’il est aisé que l’esclave s’accroche
à la chaîne brisée péniblement !
Le sage reste libre, sans plier
aux caresses mêmes du dieu d’amour,
quand de ses flèches percées, les pupilles
obscurcies traversent dans les rêves
l’interminable voûte de l’azur !
Jamais soumise mais rebelle au charme
despotique qui vient du dieu enfant,
d’un sourire discret, avec le masque
de tristesse imprimé sur mon visage,
je prends congé du monde et de moi-même
par un geste d’adieu silencieux.
Mon âme ayant des tristesses d’aurore
et de coucher, et le goût de la mort,
ne survivant plus par ses illusions,
doucement pleure aux clameurs de la mer
comme un enfant chagrin, abandonné
sans aucune défense à ses terreurs.
Mais quand un rire de rubis parsème
le soleil sur mon front, alors se lèvent
libres mes rêves tels des goélands !
Perdue au milieu de gouttes d’azur
et de verte fraîcheur, dans cette mer
plus douce que l’oubli, je noie la sombre
angoisse des vieux jours, et le regret
dans lequel je vis la fin de mon temps.
Felice sospensione ha il mio dolore
nella pausa più dolce di ogni suono
in cui non si ode più, deposto il flauto,
la sua struggente melodia, ma quella
che sopravvive al flebile strumento.
Non meno dolce o meno commovente
nota il cuculo invia dalla lontana
campagna a primavera. E come il vento
su per roseti rampicanti in fiore
si attarda a mietere carezze, prima
che il suo bisogno estremo di compianto
lo induca a un folle, vano imperversare :
così una breve pausa ha il mio dolore
se vedo sopra il campanile a sera
la prima stella accendersi, che pare
contraddica il mio pianto e che sorrida.
Heureuse suspension de ma douleur
dans la pause plus douce que tout son,
quand s’éteint la poignante mélodie
de la flûte déposée, mais survit
l’air qui surpasse le faible instrument.
Au loin dans la campagne le coucou
aussi douce et touchante nous envoie
sa note de printemps. Comme le vent
dans les roses grimpantes épanouies
passe cueillant la moisson des caresses,
avant que le désir fou de complainte
ne l’entraîne à son vain tourbillonner :
ainsi s’apaise un instant ma douleur
si j’aperçois au soir sur le clocher
la première étoile s’allumer,
dont le sourire contredit mes pleurs.
Meriggio al mare
Da casa mia venuta in comunione
col deserto del mare – indugia eterno
nella monotonia dell’acqua il tempo ;
davanti a me compongono le vele,
mosse dal vento, musica o poesia –
come quelle laggiù la mia non vedo
prendere il largo gonfia e dispiegata,
ma resta inerte, nell’amara calma
di un’aria morta. All’urto dei pensieri
la vacuità del mare fa un commento
sonoro, come al sasso che i fanciulli
scagliano per infrangere il suo specchio !
Non conviene guardare né al passato
né al futuro in quest’ora meridiana ;
meglio isolarsi a vivere nel tempo
più veramente nostro, in interiori
colloqui di cui prodiga è la notte,
meglio lasciarsi immobili portare
su una fragile barca all’altra riva.
Midi à la mer
De ma maison venue en communion
avec la mer immense – éternel
le temps se fige dans l’eau monotone ;
par le vent agitées, devant mes yeux
les voiles font des chants et des poèmes –
la mienne je ne vois prendre le large
se déployant gonflée comme les autres,
elle est inerte dans le calme amer
d’un air de mort. Le vide de la mer
aux pensées folles sert de commentaire
sonore, comme au galet que l’enfant
lui jette pour enfreindre son miroir !
Il ne faut regarder vers le passé
ou l’avenir à cette heure du jour ;
mieux vaut rester dans cet isolement
du temps qui est plus sûrement le nôtre,
pour écouter les voix intérieures
dont la nuit est prodigue, qui nous portent
dans une frêle barque à l’autre rive.
Interrogazione
Mentre l’ultimo raggio rosseggiante
muore sui vetri, perché vivo ancora
mi chiedo, se il mio cibo è l’amarezza
e il cuore che educavano alla gioia
non batte ormai se non per tenerezza
di primavere, estati e dolci autunni,
ma per gioia non più ? Dalla finestra
della mia stanza spio nel plenilunio
fino all’alba a fissarmi il cimitero.
Con gli occhi che già nuotano nel sonno
mi chiedo con un brivido: chi sono ?
Chi, per la colpa che scontai nascendo,
dal buio nulla a un attimo di luce
destinò questo corpo, amato corpo,
l’oggetto che dai morti mi difende,
per poi ridurlo in polvere ? Risponde
all’incauta domanda il vuoto immenso
e va per la malinconia del cielo
che si annera insensibile la luna.
Interrogation
Au dernier rayon mourant sur les vitres,
pourquoi je vis toujours je me demande,
puisque ma nourriture est l’amertume,
et mon cœur ne bat plus que de tendresse
pour la douceur du printemps, de l’été,
ou de l’automne, mais ne connaît plus
la joie qui fut sa raison d’exister.
De ma fenêtre, dans la pleine lune,
je vois le cimetière me fixer.
Les yeux déjà noyés dans le sommeil,
je me demande frissonnant : qui suis-je ?
Qui, par la faute payée en naissant,
de l’ombre du néant à la lumière
a destiné ce corps, ce corps aimé,
qui me défend du monde de la mort,
pour le réduire en poussière ? Immense
répond le vide à la question naïve
et dans le ciel mélancolique, sombre,
insensible, la lune se promène.
Alla primavera
Nelle mie vene, un tempo ebbre di vita,
batte con ritmo languido il risveglio
di primavera, e accende il sentimento
in chi non vuole più se non amare
la cecità del pianto. Lunga o breve
tragica è questa favola che bella
sembrava al tempo in cui l’ineluttabile
certezza non aveva ancora offeso
l’ingenuità dei nostri cuori, illusi
di essere eterni. Eppure mi sorprendo
talvolta a intenerirmi quando un giglio
spunta a piè d’una quercia, o nel giardino
il mandorlo è fiorito. E una dolcezza
di memorie distende il mio dolore,
già creduto incurabile, in un riso.
Poi, quando il giorno muore nella notte,
si fa nera ogni cosa, accoglie e fonde
l’anima curva sotto il suo destino
questo fluire in lei di tante vite.
Au printemps
Dans mes veines, jadis ivres de vie,
d’un rythme languissant bat le réveil
du printemps, et allume la passion
dans un cœur qui ne désire qu’aimer
la cécité des larmes. Longue ou brève,
cette fable est tragique, qui naguère
nous semblait belle, quand l’inéluctable
certitude n’avait encor frappé
nos cœurs naïfs, fixés dans l’illusion
de leur éternité. Pourtant je sens
une tendresse étrange, quand un lys
au pied d’un chêne pousse, et au jardin
fleurit l’amandier. Une douceur
de souvenirs apaise mon chagrin,
qu’on croyait incurable, dans un rire.
Et plus tard, quand le jour meurt dans la nuit,
tout sombre dans le noir, l’âme courbée
sous le poids du destin accueille en elle
de tant de vies le flux irrésistible.
Le thème de la vieillesse, central dans les « Poèmes des vieux jours », se retrouve sporadiquement dans d’autres sections du recueil. Nous avons choisi deux exemples tirés des « Aphorismes », dont les textes se caractérisent par leur brièveté : le premier se fonde sur la juxtaposition entre la vie qui s’éteint et qui renaît, l’autre reprend l’image classique de l’existence se continuant dans le souvenir des êtres chers.
Chi scende e chi sale19
Ah, rotolano gli anni per le scale,
nostro destino è scendere e salire
e con un carro di frantumi andare
per strade oblique a perderci nel nulla.
Siede sull’ultimo gradino un vecchio
con le mani posate sui ginocchi
e col mento sul petto; e dalla soglia
viene il rumore eguale di una culla
e di una nenia a conciliargli il sonno
col suo ritmo monotono e immortale.
Descente et montée
Les années roulent au bas de l’escalier,
notre destin est descendre et monter,
dans un char de débris nous approchant
par des chemins obliques du néant.
Sur la dernière marche un vieux, assis,
les mains posées sur ses genoux réunis,
tête baissée ; depuis le seuil s’élève
le doux murmure d’une cantilène
et d’un berceau qui flatte son sommeil
d’un rythme monotone et immortel.
De Senectutex20x
Col passare degli anni – io mi figuro –
trascineremo passo passo il piede
sul bastoncello, a confortarci ai tiepidi
raggi del sole.
E immagino che quando
La morte a noi verrà, non ci dorremo
se si ricorderanno i cari amici
di noi, parlando, e ci ameranno ancora.
De Senectute
S’écoulant les années l’une après l’autre,
nous irons pas à pas – je m’imagine –
nous appuyant sur une canne, aux tièdes
rayons de ce soleil réconfortant.
Et quand la mort enfin viendra vers nous,
nous ne serons au désespoir, je pense,
si les amis parlent encor de nous,
se souvenant et nous aimant toujours.
Dans l’Épilogue, qui achève le recueil, la voix de la poétesse résonne pour la dernière fois avant le silence éternel, confrontée aux voix de la nature qui emportent un passé tombé en poussière : les premiers et le dernier vers, encore chargés de réminiscences anciennes, nous semblent particulièrement empreints d’une musicalité solennelle et incantatoire.
Epilogo21
O vento che commemori passate
moltitudini e fasti inceneriti,
o tempo contro cui non c’è riparo :
mi riduco al silenzio, nell’attesa
purissima dell’ombra che già stende
sui vivi un lembo della notte eterna.
Forse è quest’ombra tragica sospesa
sul ciglio della notte che fa illusi
gli uomini di conoscersi e di amarsi,
naufraghi nel silenzio dei millenni.
Ô vent qui remémores le passé
multiforme et le faste anéanti,
ô temps contre lequel il n’est repaire :
je me réduis au silence, à l’attente
pure de l’ombre qui sur les vivants
déploie un pan de la nuit éternelle.
Est-ce cette ombre noire suspendue
à la nuit qui aux hommes laisse croire
qu’ils peuvent se connaître et puis s’aimer,
noyés dans les silences millénaires ?
Notes
1 Elle est morte le 6 janvier 2013. Un ouvrage d’intérêt général sur sa biographie et son œuvre avait paru en 2011 : A una forma sorella. Giovanna Bemporad : intervista e videoritratto, regia di Vincenzo Pezzella, Edizioni Archivio Dedalus, Milano. Nous signalons également une page web qui met à disposition des articles, des vidéos, des poèmes, des extraits de traductions : http://giovannabemporad.blogspot.it/.
2 « Non ho avuto mai giovinezza né adolescenza, / non ho dato importanza a quella che gli uomini chiamano vita, /ne ho data solo alla poesia, alla parola, / alla ricerca della parola giusta. / Questa è stata la mia unica ragione di vita », (Andrea Cirolla, « L’opera al telefono », préface à : Giovanna Bemporad, Esercizi vecchi e nuovi, Edizioni Archivio Dedalus, Milano 2010, p. 7).
3 Esercizi, Urbani e Pettenello, Venezia 1948.
4 Esercizi, Garzanti, Milano 1980.
5 Esercizi vecchi e nuovi, op. cit.
6 « Già la mia vela, in signoria dell’ombra, / l’impudenza del giorno lascia a riva / col suo lungo corteo di foglie morte », (Esercizi vecchi e nuovi, op. cit., p. 23).
7 « Sento il contagio del tuo genio amaro / chiamarmi come un folle albatro, al largo / degli estuari ; […] su te scivola, ancella del silenzio / la mia vela, tra gocce azzurre e verdi » (Esercizi vecchi e nuovi, op. cit., p. 93).
8 Voir infra.
9 Voir infra.
10 « Malinconica immagine, è su tutto / la luna; come un flauto accorato / si duole il vento, rude nel sereno / già quasi estivo. […] » (Esercizi vecchi e nuovi, op. cit., p. 33).
11 « La bianchissima luna alta è salita / dopo l’addio del giorno, a consolare / alberi, campi e strade. […] (Esercizi vecchi e nuovi, op. cit., p. 34).
12 « Nasce la luna come rossa aurora / pianamente; rischiara illimitate / fissità d’ombre e alberi e campagne, / pura, dai globi elettrici respinta, / questa accorata solitaria» (Esercizi vecchi e nuovi, op. cit., p. 35).
13 « Sera festiva. […] Viene la notte, ogni canzone tace / e nel cielo festivo arde la luna / senza fiori ai capelli e senza suoni, / perduta amante, sola e dolorosa » (Esercizi vecchi e nuovi, op. cit., p. 52).
14 « Alla luna. Non sei stanca di errare in solitudine / mutando sempre come l’occhio triste / che oggetto degno della sua costanza / non trova in terra ? » (Esercizi vecchi e nuovi, op. cit., p. 49).
15 « Mia compagna implacabile la morte / persuade a lunghe veglie taciturne » (Esercizi vecchi e nuovi, op. cit., p. 25).
16 « E le memorie, con un passo e un fiato / di cose vive, freddamente a sera / vengono e vanno. In così dolce sera / non altro si vorrebbe che morire » (Esercizi vecchi e nuovi, op. cit., p. 27).
17 « O mia dolce gioventù, la tua favola è finita / e l’autunno m’è sopra » (Esercizi vecchi e nuovi, op. cit., p. 23).
18 Esercizi vecchi e nuovi, op. cit., p. 111-117.
19 Esercizi vecchi e nuovi, op. cit., p. 54.
20 Esercizi vecchi e nuovi, op. cit., p. 56.
21 Esercizi vecchi e nuovi, op. cit., p. 121.
***
Giovanna Bellati, « ''Ô temps contre lequel il n’est repaire''. La poésie de la vieillesse de Giovanna Bemporad », illustration de l'artiste Henri de Lescoët, Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N°6|Printemps 2017 « Penser la maladie et la vieillesse en poésie » sous la direction de Françoise Urban-Menninger, mis en ligne le 17 mai 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/2017/giovannabemporad.html
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