Travestissements poétiques
La Muse chansonnière
François-Marie Robert-Dutertre
Notice de la Bibliothèque nationale de France
© Crédit photo : Portrait de François-Marie Robert-Dutertre,
capture d'image du livre cité ci-dessous (tombé dans le domaine public) par LPpdm
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On me voit, courant les pieds nus,
Rire avec les premiers venus ;
D’autres fois en mules de soie
Aux palais j’apporte la joie ;
Car du même pas empressé
Je visite hôtel et chaumière ;
Je suis la muse Chansonnière
Au jupon un peu retroussé.
Je ne porte point le peplum
Et ne connais pour labarum
Que l’écharpe que je déplie
Sur les grelots de la folie.
Satyrique avec les heureux,
Je me fais modeste et gentille,
Et surtout toujours bonne fille,
Avec les couples amoureux.
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Je dois, en fille de Bacchus,
Préférer le vin aux écus ;
Mais je rougis du vieux Silène
Lorsqu’il s’enivre à perdre haleine.
J’aime toujours aux gais repas
Que l’esprit gaulois étincelle,
Et je veux qu’Hébé, toujours belle,
Ne montre qu’un peu ses appas.
Pour être propice aux amants,
J’aide à leurs doux épanchements,
Et quand je tiens en main ma lyre,
C’est le bonheur, c’est un délire ;
Mais s’il arrive un mauvais cas,
Si la vertu chancelle et glisse,
Là je ne suis jamais complice,
Car je suis lorsqu’on parle bas.
Je trône au milieu de Paris ;
La gloire, les jeux et les ris,
La vieille sagesse endormie
Composent mon académie.
L’atticisme et le goût nouveau
Sont la règle de tous mes rites,
Et j’ai des bardes émérites
Parmi les membres du Caveau.
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Par strophes, tercets ou quatrains
J’inspire les joyeux refrains ;
À ma voix la foule accourue,
Aime à me suivre dans la rue.
Tout écho répond à mon luth,
Quoique je sois un peu païenne,
Et la grande âme plébéienne
Avec moi risque son salut.
Si je vois un peuple en danger,
Avec lui, contre l’étranger,
Héroïne ardente, enflammée,
Je vaux souvent toute une armée ;
Et lorsque l’on marche au combat
Aux accents de la Marseillaise,
On dirait qu’en une fournaise
J’ai trempé l’âme du soldat.
Si je vous raille, ô souvenirs !
Passez-moi mes petits refrains ;
Point de gardes prétoriennes
Pour mes chansons voltairiennes,
Car nul régicide ici-bas
Je ne connais et je ne hante ;
Avec moi toujours la voix chante
Et l’esprit ne conspire pas.
***
Commentaire : Le poète se travestit dans ce poème en figure féminine mythique censée être la compagne des trouvères qui n'est que la Muse. Mais laquelle ? S'agit-il de la danseuse-chanteuse Terpsichore, de la magnifique Érato, de la majestueuse Melpomène ou encore de la délicieuse Euterpe (charmante) ? Difficile d'y répondre malgré le portrait poétique esquissé par le poète-trouvère/chansonnier qui suggère Melpomène ou Euterpe qui sont liées au dieu Dionysos (cité sous son nom romain Bacchus dans le poème). On penche plutôt pour l'héritage théâtrale (au moins) dès le XVIIIe siècle de la figure de la "Muse chansonnière" (par exemple la pièce en un acte La Barrière du Parnasse ou La Muse Chansonnière de Favart). En tous les cas, ce travestissement identitaire en chansonnière est un jeu avec le « Je » qui permet au poète de se transformer en stéréotype féminin puissant, en une Muse célébrant la liberté d'être une créatrice féerique et inspiratrice. La figure de "La Muse Chansonnière" est également une métaphore de la Poésie (qui signifie en grec la création) qui s'empare un jour du poète puis le hante parfois perpétuellement pour devenir son unique identité.
Référence bibliographique : ce poème a été transcrit, remanié et commenté par D. Sahyouni du recueil de François-Marie Robert-Dutertre, Loisirs lyriques, poésies, romances, chants, chansons et chansonnettes..., avec une introduction par Émile de la Bédollière, Paris, C. Vanier Libraire-éditeur, La Haye Librairie nationale et étrangère de Bélinfante Frères, 1866, « La Muse chansonnière », pp. 9-11.
Cette nouvelle zone (ou rubrique) a été créée par D. Sahyouni le 11 août 2017 pour célébrer les formes différentes du travestissement des poètes, n'hésitez pas de l'enrichir par vos textes.
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François-Marie Robert-Dutertre, « La Muse chansonnière », Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Lettre n°11, mis en ligne le 8 septembre 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/2017/9/musechansonniere.html
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