Lettre 12 | Hors-série 2017 | Entretien poétique
LPpdm a rencontré
Entretien avec Frédérique Guétat-Liviani
à l’occasion de la parution de son recueil
espèce aux éditions le Temps des cerises
© Crédit photo : 1ère de couverture du recueil espèce.
D’abord Le Pan Poétique des Muses vous remercie de nous accorder cette brève discussion autour de la parution de votre ouvrage espèce, pourriez-vous nous parler de la genèse du recueil ?
FGL – Au commencement d’espèce il y a comme pour tout début d’écriture un moment d’absence. Ce moment où l’on n’écrit plus, ce moment où l’on écoute le monde, où l’on va chercher dans le moindre recoin de la parole recroquevillée, quelque chose qui peut nous relier au globe dont on s’est absenté. Pour qu’un livre débute, il ne faut pas de première pierre comme pour bâtir une maison solide, durable, sur laquelle on pourra investir. Non, pour qu’un livre débute, il faut un tout petit caillou, un gravier, une brisure minérale imperceptible, qui s’introduit dans la chaussure et rend la marche impossible. Il faut s’arrêter, retirer le soulier, prendre le temps de chercher dans l’obscur, ce fragment de montagne. La semelle tournée vers le haut, la miette tombe dans la main, et le chemin qu’on allait prendre, nous paraît dérisoire. Ce ne sont pas les rochers qui ont interrompu nos pas, c’est cette petite chose pâle, insignifiante.
Le petit caillou qui a donné vie à espèce, c’est d’abord une histoire entendue à la radio. Celle d’un jeune alsacien enrôlé de force dans l’armée du Reich pendant la deuxième guerre mondiale. La guerre prend fin, il revient. Aux autres, il ne peut raconter ce qu’il a vu. Il ne parle pas, demande seulement à changer de nom. Pas son patronyme, seulement son prénom. Un tout petit changement, un e en plus, à la fin. Ainsi, il devient femme.
Et puis, c’est une photographie de Timur Kacharava, jeune homme de vingt ans, militant antifasciste assassiné à Pétersbourg par des néonazis dont le procès n’a pas eu lieu. Il revenait d’une distribution de repas vegans qu’il préparait chaque semaine avec ses camarades, pour les indigents de la ville.
Les poèmes en prose d'espèce sont répertoriés sous sept gestes, pourquoi le chiffre sept ? Cela fait-il référence aux sept jours de la création du monde selon la bible ?
FGL – Le 3 et le 7 sont des chiffres auxquels je me sens liée.
Bien sûr, le 7 nous fait tout de suite penser aux 7 jours de Béréchit, au récit de la création. D’autant plus que le livre s’ouvre sur les tohus-bohus, ces objets du monde réel, comme le cœur ou la neige, réfractaires au calcul de la géométrie euclidienne.
Ce qui me fascine, c’est qu’on retrouve ce chiffre, dans pratiquement tous les récits de création du monde, des Dogons aux Tatars en passant par les indiens Pueblo ! Mais on a tendance à l’associer trop souvent avec l’idée d’un parfait accomplissement. Le 7, en effet, est bien la fin d’un cycle, cependant le 7 est un grand anxieux, il ne se repose jamais vraiment car c’est lui, le véhicule de la vie. Après un cycle accompli, il faut qu’un autre vienne… le 7 ne sait jamais de quoi demain sera fait, le 7 c’est l’intranquille.
Et puis pour moi, il reste largement attaché à des œuvres que j’ai aimé et que j’aime toujours : Blanche Neige et les 7 nains, les 7 boules de cristal et aussi, un de mes films culte
7 ans de réflexion !
Votre ouvrage relève de la poéthique, il est composé de chroniques poétiques de la généalogie du cosmos et des faits du quotidien, comment peut-on comprendre votre engagement poétique à rendre ce qui est « évident » et de ce qui est « presque invisible » ? s'agit-il d'une pensée philosophique du monde et/ou d'une description de ses coulisses ?
FGL – L’écriture est un geste alors peut-être qu’espèce est un geste que je tente vers le monde pour me le rendre moins insupportable.
espèce c’est un poème qui accompagne le cheminement de ceux qui refusent l’adhésion à l’exploitation de formes de vie dites inférieures au profit d’autres, considérées comme supérieures. Les formes animales, végétales, minérales sont concernées par l’exploitation, tout autant que les formes humaines.
Quand j’écris espèce, je suis accompagnée par l’impérialisme du même sur l’autre de Lévinas*. Tout ce processus de la connaissance qui consiste à ramener l’inconnu au connu, le différent au même. Et ce qui résiste au même, l’animal en nous, doit à tout prix céder à la domestication. Il faut contenir ce qui ne peut l’être, le classer, le trier, en genres et espèces. Certes Lévinas nous parle du rapport à l’Autre-humain. Je franchis cette frontière-là, j’écris aussi pour l’Autre caillou, l’Autre cochon, l’Autre vague scélérate, l’Autre patate… J’écris ce passage incessant entre le visible et l’invisible, le mystère de cet évident-évidant qui ne nous livrera jamais qu’une part infime de l’invisibilité des liens qui nous lient au reste de l’univers sous toutes ses formes, de la masse noire au sombre coléoptère.
Oui je pense que l’écriture est une petite entreprise, pas cotée en bourse, sans siège social, qui travaille à démurer. Elle rentre dans les murs, les retourne, ils deviennent le support de ce qu’ils avaient pour mission d’empêcher.
Êtes-vous antispéciste ? espèce est-il une poésie antispéciste ?
FGL – L’idée de la séparation des espèces a été fondée par un système de domination d’un groupe sur un autre. La domestication animale, la société patriarcale et l’oppression des femmes sont apparues en même temps. Je conçois l’antispécisme comme une pensée du monde, issue de courants anarchistes du 19e siècle, qui ont beaucoup œuvré pour la libération des femmes mais aussi pour la libération animale. Élisée Reclus était légumiste et dénonçait l’exploitation capitaliste du sol et du sous-sol. Louise Michel ne militait pas que pour les droits humains, elle a lutté activement contre la corrida et les expérimentations sur le corps animal. On a totalement occulté ces combats liés à l’histoire du mouvement ouvrier et à l’histoire de la Commune. Ces combats internationalistes et universalistes qui œuvraient pour l’abolition de toutes les frontières. En cela, je me sens proche de l’antispécisme et du post-humanisme.
Par contre, en ce qui concerne mon écriture, elle n’est ni blanche, ni noire, ni mâle, ni femelle… Elle n’est pas plus antispéciste.
© Crédit photo : 4ème de couverture du recueil espèce.
L'absence des marques hiérarchiques et de la ponctuation dans votre écriture exprime-t-elle une manière d'interroger les assignations et les frontières normatives imposées par la langue et de s'en défaire ?
FGL – espèce ne comporte pas de majuscules, pas de points non plus pour fermer les frontières. Entre les propres et les communs, les rapports de force sont abolis. La langue agit de façon minuscule. espèce n’obéit pas à la voix de ses maîtres mais assemble des voix multiples. Des voix de femmes et d’hommes mais aussi des voix de bras morts, de carottes, de vieux chiens marrons…
Comme l’affirme Peter Szendy dans son essai sur la ponctuation, le point est une meurtrissure. Le texte est découpé selon une logique, mais pourquoi cette logique serait-elle la mienne ? Pourquoi me livrer à ce découpage, ces meurtrissures sur le texte ? Je préfère rendre visible sa discontinuité, par des blancs, des trous que seul le lecteur, dans sa singularité, est apte à combler ou laisser vide. Le point a pour fonction de diviser, de mettre des cloisons, des séparations. La ponctuation est un fléchage dans le couloir du langage, pour nous empêcher littéralement de nous égarer. Mais moi au contraire je tiens à cette perte, cet égarement dans le blanc. Je ne tiens pas à signaler au lecteur quand il devra s’exclamer, se questionner, quand il devra commencer ou finir. Le poème est un lieu de liberté, pas d’asservissement. La ponctuation, moi je la fais en clignant des yeux, et en respirant. Mais chacun respire et cligne des yeux à sa manière.
Qu’est-ce que la poésie ? Et que peut la poésie dans notre vie ?
FGL – « Je ne sais pas du tout ce qu’est la poésie mais assez bien ce qu’est une figue. » disait Francis Ponge.
Voici un poème (une variante du poème) que j’avais envoyé à Nadine Agostini pour le numéro 0 de la revue Bébé consacré à cette belle question :
Déplacée parmi les déplacés depuis tout le temps indocile
indomiciliée elle s’étire sort des bouches humaines bête noire
de la somme des mots langue chargée on suspecte la contagion
elle se rebiffe refuse les soins protège les enfants de l’œil malveillant
des adultes humiliant celui fatigué par sa journée d’école qui
pour jouer prononce les sons sens dessus dessous
on apprendra à se taire à tourner sept fois le morceau de carne
maté domestiqué pour ne dire plus que des termes utiles
jusqu’à ce que la cavité se remplisse de mots négligés mal formés
mal prononcés dévêtus vacants en fin de droits
dans cet obscur là la langue œuvre
entraîne le troupeau l’aide à s’égarer maintenant elle va s’écrire
l’enfant se tait sait où ses mains ne doivent se poser où sa langue
doit cesser jusqu’à ce que la mâchoire bâille
laissant libre le passage aux vocables parasites inusités clandos
de toutes sortes maintenant elle s’écrit ça y est
pas forcément dans le livre souvent à ses côtés sur le corps d’une lettre
d’une image d’un son d’une performance d’une pellicule d’un
mur en tout cas pas là où on croyait la serrer
Quant à ce qu’elle peut, eh bien, simplement déposer du gravier dans nos pompes. Nous empêcher d’accepter la mise au pas, la marche forcée. Et ainsi, dans l’accueil inédit des débris du monde, nous disjoindre de l’acceptation muette et de la collaboration distraite.
* Voir Emmanuel Levinas, Totalité et infini, sous-titré « essai sur l'extériorité », Nijhoff, La Haye, 1961.
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Le Pan Poétique des Muses (LPpdm), « Entretien avec Frédérique Guétat-Liviani à l’occasion de la parution de son recueil espèce aux éditions le Temps des cerises », Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Lettre n°12 & Hors-série 2017, mis en ligne le 20 octobre 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/2017/10/entretien-guetat-liviani.html
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