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s’interrogent sur leur amour de la poésie
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À la Maison de la Poésie-Théâtre Molière, à Paris, le 30 mai 2016 : « Habiter poétiquement le monde », table ronde sur la science et la poésie avec Edgar Morin, Huber Reeves et Kenneth White. Modérateur : Frédéric Brun. Je bouillais intérieurement en entendant la litanie des noms de poètes qu’il ne faut pas oublier, et leurs qualités : il n’y avait pas une femme. Puis Frédéric Brun a énoncé une seconde liste, celles des poètes contemporains en y ajoutant les noms des scientifiques qu’il faut retenir, phrases d’éloge à l’appui. Devant une salle comble, à cause des « grands noms », il ne lui est pas venu à l’esprit, lui plus jeune que les trois invités, de citer le nom d’une femme pour étayer la proposition d’« habiter poétiquement le monde ». Étrange que personne n’aie crié : « Les quotas, c’est une nécessité ; la moitié de l’humanité brille encore par son absence. » Une amie poétesse dans la salle a éprouvé elle aussi un immense malaise. Que dire des femmes auditrices, en majorité dans la salle ? L’exercice est dangereux. Qui dicte « les beaux noms qui ne s’éteindront jamais »1 s’aliène l’estime de ceux qu’il a oubliés. Il est curieux que Jacques Roubaud n’ait pas été cité, lui qui dans son anthologie de poésie parue en 1997 affirmait qu’il n’y a pas de femme en poésie et « c’est comme cela »2. Là, Roubaud a atteint un sommet : la seule poétesse qu’il citait à la fin, car il y en a ! était coupée... Juste un quatrain, au demeurant magnifique… Est-ce bien fait pour Roubaud ? Je vous laisse juger. Les offensives des phallocrates en 2016 montrent que nos travaux de 2007, tels les premiers colloques internationaux qui ont eu lieu au pays de Marguerite Duras sur les poétesses et des études sur le genre3, le développement des études féministes et LPpdm n’ont pas droit de cité. Le temps n’est pas encore venu de réfléchir ensemble, de vivre la solidarité homme-femme comme une force. Je vous conseille de voir comment ont été reçus les poèmes de Maryline Monroe, de les lire et de les étudier. Les hommes sont nombreux à se battre pour une place sous les feux des projecteurs. Leur communauté « de poètes » prend plus aux femmes que les femmes ne peuvent leur restituer. Comme pour la nature, ils vivent à crédit. J’ai rarement autant senti l’absence de vision englobant la femme qui parle, la femme qui pense et invente, la femme qui crée. Enfonçant le clou, Morin, gérontocrate, lit le célèbre poème de Musset sur la femme infidèle et s’extasie sur les visages de femmes dans le métro. Souffrons, souffrons… Je ne citerai pas l’« asphodèle » hyper poétique d’un des autres vieux habitants de ce monde, ni un haïku faiblard, énoncé avec conviction. Ils parlent de « résistance », de monde meilleur. « La poésie est une nécessité vitale »... Voulez-vous des poncifs qui passionnent les foules :
« Comment la science nous parle de notre passé ? » « Savoir et s’émerveiller sont deux choses différentes » (Reeves). La phrase exacte de Morin : « des visages de femmes dans le métro qui nous mettent dans un état poétique ». Les crimes terroristes bouleversent les Français. Un des effets attendus est de solliciter les chercheurs pour questionner la responsabilité, les modèles et leurs implications pour l’application de la justice et l’égalité. Pourquoi la femme ne pourrait-elle pas partager des moments de dialogue ? Est-ce parce nous devons être anesthésiées par la violence sociale ? La violence appelle la violence. L’hagiographie constitutive de notre histoire littéraire est à questionner en ce sens. J’ajouterai les énoncés péremptoires visant à limiter la poésie, au lieu de vibrer en sympathie. J’en signale encore un, bien que je ne le devrais pas : « Unité immédiate, le poète ne sait pas s’il a parlé de lui ou du monde »4... Il y a de plus en plus d’écrivain-e-s « qui par leur art dénoncent des situations inadmissibles au 20e-21e siècle dans lequel nous vivons », écrit un-e enseignant-e dans une histoire de la littérature française sur la Toile5. Je partage l’optimisme de Christine de Pizan, l’heure peut être venue de repenser la subjectivité de nos valeurs sociales selon les expériences de femmes et de féministes.
Notes
1 Cyrano, d’Edmond Rostand, je cite de mémoire. 2 Voir mon article « Nommer un métier, la poétesse », note 2 : « À l’occasion du bilan littéraire du XXe siècle, les professionnels du livre continuent à s’interroger sur l’absence de talent féminin dans la poésie française. Un poète, Jacques Roubaud, écrit : « C’est comme cela ». Dans 129 poèmes de langue française, Gallimard, 1997. Préface. Dans Voi(es)x de l’Autre. Poètes femmes XIXe-XXIe siècles. Études réunies et présentées par Patricia Godi et Caroline Andriot-Saillant. Presses Universitaires Blaise Pascal, Clermont Ferrand, 2010. ISBN - 978-2-84516-429-1. Il s’agit du Premier colloque international sur les poétesses organisé en France. 3 Premier colloque international sur les études de genre, au Reid Hall. The « GENDER ARTS SOCIETY: 1900-1945 » International Colloquium. Co-organised by Patricia Izquierdo and Anne-Marie van Bockstaele, with the participation of the BARNARD CLUB of Paris, the Association des Amis de Lucie Delarue-Mardrus, the Association des Amis d’Axieros, and the generous support of the Centre d’études féminines et d’études de genre (Center for Women’s Studies and Gender Studies) of PARIS 8. Voir mes articles « Women writers from Christine de Pizan to Camille Aubaude », le compte-rendu de la table ronde et « Subtilia, une brève histoire des poétesses. » Sigle du périodique numérique et imprimé Le Pan poétique des muses | Revue féministe internationale et multilingue de poésie entre théories & pratiques, url : wwwpandesmuses.fr, édité par les éditions Pan des muses de la Société Internationale d’Études des Femmes et d’Études de Genre en Poésie. 4 Éric Weil, Logique de la philosophie, cité par Jean Starobinski, dans sa préface aux Poèmes d’Yves Bonnefoy, Gallimard, 1982, p. 24.
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Des savants s’interrogent sur leur amour de la poésiehttp://www.pandesmuses.fr/2016/08/savants.html |