La femme éperdue
À chaque élan, je crois trouver un soleil, une maison, une épaule, un visage.
Une brosse pour ma tignasse hirsute et un peigne pour mon âme de monstre.
À chaque main qui se tend, un ami.
À chaque fleur contemplée, la tendresse des couleurs.
À chaque regard brillant, une émotion.
À chaque caresse, du respect.
À chaque proposition, l’éternité.
À chaque mot gentil, une source.
À chaque larme, un soulagement.
À chaque pensée, un voyage.
À chaque baiser, le plaisir.
À chaque texte, un corps nouveau.
À chaque langue étrangère, un monde à découvrir.
À chaque détail, une vérité.
À chaque silence, un engagement.
À chaque sensation, l’élégance.
À chaque voix, une famille.
À chaque homme, un enfant.
L’administration me dit « célibataire et sans enfants ».
Et mon cœur saigne.
Ô Barbara, ma sœur, ton jardin est Précy. Ô George, mon amie,
ta plage est celle de mon enfance. Ô Calamity, ma mère, ton regard est un fusil.
L’Europe adorait un homme souffrant en croix.
Et personne ne pose ses regards d’amour sur une femme éperdue.
***
À l’ombre
Au tréfonds de moi, je t’emporte. Tes mots de soie, tes yeux d’ébène, ta poésie
comme le vent dans les voiles.
Je t’emporte en souvenir. Comme un mort dont on visualise encore l’image
en pensée mais dont le visage photographié nous surprend toujours.
Soleil écrasant sur la place. Chaleur à l’ombre. Membres endoloris.
Sentiment des mots qui restent dans le ventre et, demandant sans cesse à sortir,
ne sortant jamais tout à fait, appuient sur le cœur qui se gorge d’eau,
qui se gorge d’« oh », qui se gorge d’« ô ».
***
Pure dans ton regard romantique
Tu ne me regardes plus. Tu détournes les yeux.
Je ne te regarde plus. Pudeur. Délicatesse.
Autrefois, tu avais deux grands yeux dont je n’arrivais jamais à saisir la couleur
tant ils étaient émus.
Mon cœur, mon cœur toujours violenté se réveille pourtant pur dans ton regard.
Mon corps, mon corps toujours violenté se réveille pourtant pur dans ton regard.
***
Venise, ma chérie interdite
Tu es là, sous mes yeux, belle, si belle, exactement comme dans mes rêves.
« Tesoro » tu m’appelles.
« Tesoro » moi aussi je t’appelle.
À quelques pas de moi, le jasmin du campo. Longtemps, j’ai pensé que c’était
un laurier. Mais non, un jasmin, oui, un jasmin en fleur au printemps.
Le contraire de moi. Tous pensent que je suis un jasmin. Mais je suis un laurier.
Le laurier du puits que mes parents ont coupé il y a peu.
Voilà qui je suis : un laurier que l’on coupe à chaque instant
et dont tout le monde pense qu’il est un jasmin.
Venise, ma chérie, ce soir, « ciao ». Ciao tes enfants sublimes. Ciao tes portes qui parfois s’ouvrent. Ciao ton pavé. Ciao ton art de sentir. Ciao les voix douces. Ciao les corps précis. Ciao ta tranquillité de façade.
Tu sais, la façade, c’est déjà beaucoup.
Ciao tes hommes intelligents, ciao ton théâtre vrai. Ciao. Ciao.
Ciao le bois, ciao la danse.
Je rentre au pays maudit que toi aussi tu aimes, bien que timidement.
En français, tu sais, « interdite », ça veut aussi dire « muette ».
Ciara, bella mia, ciara.
Dans mon cœur, je t’autorise. Dans mon cœur, tu parles.
Tu te souviens Aragon : « je te porte dans moi comme un oiseau blessé » ?
J’ai emporté dans mon cœur de laurier ton odeur de jasmin et le corps d’un poète.
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Pour citer cet ensemble de poèmes
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Laure Delaunay, « Un chagrin », Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Lettre n°8 [En ligne], mis en ligne le 5 juillet 2016. Url : http://www.pandesmuses.fr/2016/07/chagrin.html
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